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5 h 54 Le cœur de la nuit. En frôlant de la main gauche la surface de marbre de mon chevet — que je sais être noire —, je cherche mon iPhone. Parmi d’autres objets amassés l’un sur l’autre, dans l’espace très exigu qui reste inoccupé il n’y a que la loupe de sauvetage, comme je l’appelle. Je tâtonne encore. Rien. Alors je devine :
ÉVIDEMMENT
l’iPhone est tombé à terre.

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NORMALEMENT
une chose comme ça ne se vérifie pas. Je cherche alors le fil subtil de la recharge — que je sais blanc — et je tire doucement, comme l’on ferait avec une canne dans le cas du rattrapage d’un petit poisson tombé dans le piège. J’allume l’iPhone et, en même temps, je constate sur l’écran éblouissant l’heure très petite qui annonce un dimanche amorcé. Aurai-je le temps ? Réussirai-je à accomplir ma tâche avant l’heure ? Mais, avant tout, aurai-je le droit de m’y consacrer ? Ou alors, encore une fois, devrai-je avancer chancelant, le pied gauche sur le trottoir, le pied droit dans la rue ? Au bord du gouffre ? Oui,
EXACTEMENT.
Je serai obligé de me promener sur ce fil de rasoir qui me donne à la fois l’illusion que j’y suis presque, dans ce monde aimé, dans les bras amoureux de cette femme chérie prénommée France ; à la fois, la sensation précise de rouler dans un vacarme de cailloux blancs et noirs jusqu’au fond sombre d’un abîme que je n’avais pas vu, juste à côté du sentier. En fait, ce dernier était devenu plus petit qu’une chaussure de montagne !

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6 h 05 Désolé, mais je dois interrompre, parce que ma femme, tout en poussant des soupirs révélateurs de son besoin ancestral de récupérer les forces gaspillées, semble par moments s’apercevoir du fait que je suis éveillé, en train peut-être de me tourmenter dans ce gouffre noir de poix qui précède l’arrivée de l’aube… Quant à moi, je dois absolument chercher la loupe, parce que je ne vois presque rien de ce que je suis en train de déverser sur le petit écran… En plus, je commence à avoir mal aux bras, sortis
FORCÉMENT
de la couverture. Pour me réchauffer un peu, j’éteins provisoirement ce truc de l’avenir plongé par erreur dans le présent…

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6 h 26 Je viens de me réchauffer, tout en lorgnant, sur ma droite, la faible lueur encadrant la porte entrouverte, mon alliée. Pour éviter de trop bouger, en réveillant l’autre moitié du lit, j’ai renoncé à récupérer la loupe, mais j’ai trouvé un escamotage : j’écris tout calé sous les couvertures, comme dans une tente indienne, ou dans un sarcophage, sans me soucier des mots que je ne contrôle pas.

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6 h 43 J’ai la loupe sur la poitrine et suis protégé par le blouson bleu récupéré dans la salle. Maintenant, je peux sortir tête, bras et poitrine de la couverture pour écrire, à demi assis dans le lit. Je dois pourtant me plier sur le côté, pour éviter le plus que possible de gêner le sommeil de ma voisine, entre-temps rentrée dans son nirvana. Je dois aussi lutter contre cette touche taquine du haut-parleur qui s’est déclenchée toute seule déjà trois fois, en risquant de me casser les œufs dans le panier. Dans le précédent intervalle, on s’était rencontrés dans le couloir, mon amie et moi, dans une oasis provisoire de pleine lumière (elle avait chaud, moi j’avais froid). Enfin équipé, juste un peu gêné par l’insuffisante chaleur du blouson (eh oui, je suis un jeune homme du sud), je savoure la profondeur de la nuit, encore solidement installée dans le petit matin dominical.
PROBABLEMENT
je vais oublier ce que j’étais en train de cogiter et transférer en temps réel sur la bien aimée page blanche. Oui, au petit matin les pensées galopent, les idées trébuchent et tombent à terre… Je pensais d’abord au trottoir très exigu de la rue des Francs Bourgeois (il y a une contradiction en termes, peut-être entre « exigu » et « bourgeois »)… Ensuite, les jambes de mon cerveau frénétique s’étaient aventurées en direction de la mairie du Xe arrondissement. Pas pour y déposer un dossier, une candidature ou une plainte. J’y voulais courir juste pour insérer dans ce texte le nom du café à l’angle de la rue Château d’Eau… Car là-bas la Mairie, en élargissant sensiblement le trottoir, a amélioré le passage d’un coin du quartier à l’autre. Lorsque je me rends à la Poste du boulevard Strasbourg, par exemple, je descends ce petit trait de la rue du faubourg Saint-Martin que je traverse à la hauteur du feu rouge. Ensuite, je tourne l’angle de la discrète terrasse de la Petite Louise (ah, vous voyez, je m’en suis souvenu !), pour me faufiler dans le trottoir où
FINALEMENT
une deuxième promenade se déclenche dans un esprit plus confiant. Mais, dans ma tête, la mémoire est plus tenace que l’emportement vers le futur. Mon corps, ainsi que mon âme, ils sont tous les deux condamnés à marcher comme des équilibristes : le corps qui essaie de s’incliner vers les vitrines, l’âme lourde de chagrin et de vieux discours encore à exploiter qui se lance contre les vélos en course ou les voitures glissantes à pas d’homme, pourtant redoutables elles aussi. Je dois
FORCÉMENT
revenir à mon demi-gouffre, à ma Rome installée dans le Marais, qu’on pourrait échanger, sans peur d’être jugés mal, avec le quartier, très ressemblant, du Champ de Mars de Rome. Et pourtant j’aime beaucoup les Champs Élysées, avec leurs trottoirs immenses…

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7 h 26 Vous avez constaté que la pensée galopante avance maintenant au petit trot… Mais je n’ai pas oublié la raison de mon brusque réveil. C’était à cause du mot
APPAREMMENT.
Le mot que mon père avait dit de façon solennelle et que ma mère avait approuvé, dans mon rêve, en élargissant les bras. J’étais allé les visiter au Verano, le Père-Lachaise de Rome. Je n’étais pas seul. Mes deux enfants mâles, plus sérieux que d’habitude, me regardaient d’un air interrogatif. Confiant dans la journée lumineuse, ma femme souriait. Notre fille dormait dans la poussette… Mais non, excusez-moi, j’allais installer dans mon rêve d’aujourd’hui le souvenir tout à fait réel de ce douloureux pèlerinage qui s’est déroulé il y a plusieurs années désormais. En fait, cette nouvelle incursion au pied du tombeau — où mes parents sont couchés ensemble dans la même pièce sombre qu’occupent aussi d’autres membres de la famille — est arrivée par hasard au milieu d’un rêve en plein air. J’étais en voiture, sur la corniche panoramique qu’une logique purement spéculative a creusée sur les côtes du mont Argentario. Ma femme, agitée, insistait sur le fait que j’avais trop bu, que je devais arrêter pour un café. C’était à cause de ma conduite trop désinvolte, des courbes que j’empruntais
BRUSQUEMENT.
Oui, mon père ne voulait pas que je conduise sa voiture neuve. Je devais me contenter de la petite Fiat 500 que je partageais avec ma sœur et mon frère. Mais j’insistais toujours, car je voulais lui montrer mes progrès… « Ne sois pas trop désinvolte, celle-ci n’a pas la silhouette de la 500 », disait mon père. Et je répétais cette phrase à ma femme, tout en poussant sur l’accélérateur. Jusqu’à ce que nous vîmes la longe plage de Giannella… On avait la sensation d’être en avion… Ma femme, très inquiète, avait protesté :
« APPAREMMENT,
tu aimes assez cette désinvolture ! C’est là ton point faible ! » La voiture roula plusieurs fois, tout comme la « Giulietta sprint » du « Fanfaron » avec Gassman et Trintignant. Pourtant, l’instinct de conservation qui rend moins dramatiques la plupart de nos rêves nous amena encore vivants au cimetière. Le tombeau de mes parents était ouvert, comme celui de Christ dans la fresque de Piero della Francesca. Assis sur les racines saillantes d’un chêne gigantesque, ils causaient. Je me suis rapproché du chêne, timidement. Ma mère, reconnaissant ma femme, l’a présentée à mon père : « Tu sais, c’est elle… » Mon père sourit. Nous nous embrassâmes. Je lui donnai un petit coup sur le dos, comme on faisait toujours pour vaincre l’embarras. Un arome unique de café jaillissait de sa bouche, tandis que ses moustaches piquaient un peu. Mais cette idylle n’avait duré qu’un instant. « Nous devons encore parler entre nous et le temps à disposition est presque fini », dit-il. « On nous accorde cette petite liberté juste une fois par an, le 25 avril, mais nous devons rentrer au couchant ! » Tandis qu’il indiquait le ciel, ma femme me regardait d’un air perplexe : « Mais, aujourd’hui, ce n’est pas le 25 avril, c’est le 8 mars ! » « La fête de la femme ! » dit ma mère, se levant
PROMPTEMENT.
Mon père prit le volant de ma voiture coupée en deux, tandis que ma mère dialoguait sans répit avec ma femme. D’un coup, mon père se tourna vers moi : « laisse-nous descendre ! » J’aurais voulu refuser, protestant que le cimetière était trop loin, désormais, mais ma femme posa sa main contre ma bouche,
ÉNERGIQUEMENT.

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Le rêve est toujours comme cela : on oublie toujours des passages, enveloppés dans l’oubli comme des chambres noires. Avant de me réveiller, je sortais de la mer, la main dans la main de ma mère. Je lui demandais pourquoi tous les autres avaient toujours raison. Pourquoi la maîtresse méchante avait raison, pourquoi les amies de ma sœur aînée avaient raison, pourquoi tous ceux qui menaient une vie linéaire, inspirée par l’obéissance et la diligence avaient eux aussi toujours raison…
« APPAREMMENT
ils ont raison, me répondit-elle. J’ai préféré faire comme cela, ne pas intervenir comme ton avocat-défenseur, pour que tu puisses apprendre tout seul… »
« Donc, répondis-je,
APPAREMMENT
j’ai tort ? »

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7 h 40 Je me suis levé une troisième fois pour assumer mes médicaments primordiaux. Rentrant dans mon igloo de laine à plusieurs strates, la loupe est glissée à terre, sans se faire mal… Mais c’est l’heure ! Je dois me rendre dans la rue sans trottoirs de Twitter (à moins qu’on ne considère pas ce mot « twitter » comme un anglicisme du mot « twittoir » qui voudrait
SUBDOLEMENT
évoquer un vaste trottoir parisien, où les gens se rencontrent, se font signe et parfois se sifflent l’un l’autre comme des oiseaux bavards). C’est l’heure d’une longue ou courte interruption dans laquelle chacun de nous essaie de faire son mieux pour y être…

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8 h 01. Je le ferai un jour. Pourquoi pas ? Si Calvino a pu écrire « La journée d’un scrutateur » et que Buzzati, de son côté, a écrit ce fameux conte sur l’embarrassante contestation à la Scala de Milan, pourquoi ne devrais-je pas, de mon côté, reproduire, entre chien et loup, « une journée avec twitter » ? Ou alors un récit imaginaire sur le rapport embarrassant entre deux personnes, réciproquement inconnues, pourtant engagées ensemble dans les vases communicants ? Ne suis-je pas né, moi aussi, comme Calvino et Buzzati, dans le jour du théâtre ? Mais tout cela doit attendre, se laissant
PROBABLEMENT
recouvrir d’une épaisse couche de poussière ou de sable. À commencer par la plage de Giannella, destinée à couler plusieurs fois dans mon sablier, instrument idéal pour la mesure du temps, qui devrait servir aussi pour l’installation de l’oubli… Mais,
ÉVIDEMMENT
il est tard… À ++

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8 h 40 J’ai fait un petit survol dans le trottoir céleste. Cela m’a touché, ému, rassuré. Car tout ce qui s’y déroulait reproduisait comme un calque les mêmes mécanismes qui se déclenchèrent pour la première fois à mes yeux lors d’une des dernières vacances enfantines à Giannella. Là, je découvris l’impact ou, si l’on veut, la dialectique avec les « autres ». Ces autres, juste un peu plus grands que moi. Des personnes qui se sont calées ensuite dans ma vie et que je suis de loin avec une affection profonde et même sauvage. Alors, à cet âge où chaque mot peut être ressenti comme une gifle, ils représentaient un monde qui n’était pas a priori bienveillant, qui se moquait des uns et des autres, qui les jugeait, qui les abandonnait ou les rejetait… en disant que,
APPAREMMENT
on était encore trop petits, qu’on ne grandira jamais assez. Ils seront toujours les plus grands, les plus intelligents, les plus…
Je vous laisse. À +

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 10 mars 2014

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