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J’ai eu déjà l’occasion, au cours de ce pénible voyage à zigzag du Strapontin, de me plaindre pour cette tendance, trop humaine, de revenir sur les lieux du passé heureux. Parmi les endroits où ce serait préférable ne jamais plus retourner, il y en a trois ou quatre, au cours de mon existence, qui devraient être soigneusement évités pour une série de bonnes raisons objectives que je ne veux pas anticiper aujourd’hui. Un de ces lieux est la fameuse Giannella, où je suis pourtant revenu en 1987, deux ans après la mort de ma mère, avec ma fille de presque deux ans. Au cours de cet été-revival (heureux à demi ou contrarié, en partie), dont je parlerai demain, j’avais apporté pour la dernière fois, bien appuyée sur le toit de mon Opel Kadett break, notre barque en résine polyester et, dans le coffre le moteur hors-bord 2 CV.
Cela entraîne des souvenirs essentiels dont je ne peux pas négliger de parler maintenant.
Autour de Mimì & Johnson, je dois d’abord enregistrer une sorte de « damnation de la mémoire », qui se traduit dans l’absence d’images en témoignage de leur existence. J’ai consacré des jours à chercher, mais je n’ai rien trouvé. Aucune photo du navire bleu et blanc « insubmersible » ne faisant qu’un avec le moteur hors-bord que j’avais acheté avec un enthousiasme naïf en 1984, au lendemain du dernier déménagement familial à Rome.
L’histoire de ma brève fréquentation avec Mimì & Johnson pourrait être adoptée, parmi tout ce que le Strapontin est en train de puiser dans le passé révolu, comme une parabole (non catholique, du moins dans mes intentions) de l’installation d’un innocent désir de bonheur et de son inévitable frustration finale. Sans qu’il y ait bien sûr des coupables ni des ennemis jurés… Mais, disons, par une sorte d’implosion de ce désir même…
En fait, en 1984, je vivais un petit moment de gloire. La profession libérale, que j’avais épousée avec toutes mes intentions meilleures, commençait à obtenir des reconnaissances de plus en plus solides, qui me rassuraient. Au commencement de l’été, je venais d’achever un travail très engageant avec la province de Parme et cela laissait bien espérer pour le futur. D’ailleurs, comme j’ai récemment raconté, depuis mes vacances en Calabre de 1978, j’avais à chaque année consolidée mon assurance dans la nage libre jusqu’à oser, une fois, en Sardaigne, de traverser à la nage un canal parcouru par les paquebots. J’avais eu l’occasion — deux ou trois fois — de voir la mer et la terre depuis la barque de ma cousine Maria Grazia. Là, c’était une barque de onze mètres, tandis que la mienne n’en comptait que trois et soixante centimètres. Mais, elle avait été bâtie avec les mêmes résines polyester que mon oncle Tito avait expérimentées tout seul lorsqu’on était encore aux premiers pas…
Ayant peur d’exagérer avec mes ambitions de gloire marine, j’avais acheté le moteur plus petit, ce Johnson 2 CV qui n’était pas trop lourd, d’ailleurs.
Je peux dire que Mimì, cette barque de marchand de glaces qui avait par pur hasard le nom de ma grand-mère paternelle, se mariait très bien avec Johnson, ce moteur aux prestations constantes qui avait par hasard — évidemment dans la langue anglaise — un nom qui évoquait celui de Zvanì, qui était justement le mari toujours emporté de ladite Mimì…
Ce couple, aussi « insubmersible » que fragile, en difficulté vis-à-vis des soudains changements des vents ainsi que de l’irruption de bizarres courants marins, m’a pourtant obéi. Jusqu’au point de franchir la barrière implicite de ses limites de jauge et de puissance. Si j’y repense, j’ai été assez irresponsable dans ma conduite de corsaire, dans mes traversées d’un promontoire à l’autre, ne cessant de me dire que c’était du petit cabotage tandis qu’au contraire c’étaient de véritables croisières.
Une fois, en 1985, profitant du petit train qui relie comme un métro toutes les communes des cinq Terres, j’ai essayé ce « petit cabotage » de nord à sud, arrivant en deux étapes jusqu’à Vernazza, ce lieu mythique, très ressemblant à Portofino, que ma sœur m’avait fait connaître deux ans avant. La vue depuis la mer de cette sorte de camaïeu ou diamant rose reste sculptée dans ma mémoire comme une espèce de profanation, ne faisant qu’un avec la sensation d’une découverte scandaleuse et interdite. Mais, pour exploiter cette prouesse, pour ne pas y devoir renoncer, j’avais accueilli dans l’espace exigu de Mimì mon ancienne belle-sœur et quatre enfants dont le plus petit avait déjà onze ans ! La mer était calme, lisse comme une table, le moteur ne donnait aucun signe de fatigue, le réservoir d’essence était plein. Et pourtant, le maître nageur qui nous aida à tirer la barque sur la rive du petit port naturel nous admonesta : « la mer tue, comme les cigarettes. Vous êtes des inconscients ! » Il ne s’adressait qu’à moi…
Pour le voyage de retour à la base, que je dus faire en deux tours, j’achetai une rallonge pour la barre du gouvernail et rentrer tout seul, car mon ancienne belle-sœur, sans faire mention des mots du maître-nageur de Vernazza, qui l’avaient évidemment épouvantée, s’était refusée de me suivre en trouvant immédiatement des suiveurs parmi les jeunes générations.
Nous sommes tous vivants et Mimì, ainsi que son compagnon, a été vendue au même prix que j’avais payé le jour de l’achat. Donc, ils étaient encore sains et costauds.
On a bien compris que j’ai aimé tout ce que Mimì & Johnson m’ont donné la chance de connaître et de savourer jusqu’à la moelle. Le souvenir incontournable de ces sorties matinales ou crépusculaires dans la mer de Calabre se fond avec la béatitude qu’on touche lorsqu’on se détend au soleil dans le fond de la barque… Il n’y a pas que l’amour qu’on ne peut pas raconter jusqu’au bout sans en trahir le véritable esprit et le secret intime. Une journée au milieu de la mer, en dehors des parcours battus par les autres embarcations, demeure elle aussi indicible et difficilement partageable même avec les amis les plus intimes en dehors de simples et brefs gestes de la main ou des épaules : « ah, la barque ! »
J’avoue que j’ai souffert de cette absence de photos de Mimì et de son indispensable partenaire Johnson. D’ailleurs, il aurait été difficile et même incorrect de parler de ce que Mimì et Johnson ont représenté pour moi, en absence d’images réelles prises à l’époque des traversées, en utilisant des images remplaçantes, empruntées ailleurs…
Cela aurait été une trahison grave. Si quand même tout reste « non racontable » même lorsqu’on est en présence d’images parlantes (comme celles de Castel del Piano ou Giannella), leur absence totale exigerait une exploitation à la Proust, de plus en plus compliquée, à laquelle, comme vous avez vu, j’ai renoncé.
Je me suis plusieurs fois demandé, pendant ces jours de recherche inutile, pourquoi une telle « disparition » se vérifie surtout (ou seulement) lorsqu’on a affaire avec des objets ou des personnes particulièrement chères. Y a-t-il eu, de ma part, une volonté iconoclaste quelconque ? Ai-je moi-même désiré effacer toutes les traces de ce petit moment de simple bonheur ?
Je reviendrai sur la période assez critique que Mimì & Johnson ont traversée avec une enviable insouciance. Cela probablement expliquerait les raisons de la brièveté de cette parenthèse de joie marine ou « tout allait bien, Madame la Marquise ». Des raisons personnelles, privées, mais aussi des raisons partagées par la plupart des Italiens sensibles, ainsi que par la plupart des Italiens en général.
Les années de 1983 à 1986 ce furent pour moi de véritables Fourches Caudines, où le minuscule vaisseau Mimì, avec son compagnon de route, assume un rôle symbolique.
J’avais dit dans mon introduction au Strapontin que les années finissant par 4 avaient été sans doute cruciales dans mon existence. J’avais négligé de considérer les années suivantes, terminant par 5, qui ont eu elles aussi un rôle clé. S’il ne faut donc pas voir séparé le 1954 du 1955 on ne peut pas oublier, également, l’existence d’une alliance objective entre 1964 et 1965 ainsi qu’entre 1974 et 1975 et cetera.
Des couples (d’années) à la force redoutable où tout ce qui s’est passé a été d’ailleurs préparé par les années terminées par 3 !
3, 4 et 5 ! C’est comme dire « un-deux-trois », pour moi…
Tandis qu’au cours des années terminant par 6 (1956, 1966, 1976, 1986, 1996 et 2006) — incroyable coïncidence ! — dans ma vie on observe des nouveaux commencements.
Si je pouvais synthétiser par un seul nom chacune de ces trois années avec la quatrième, je dirais, sans réfléchir :
…3 = déchirures
…4 = euphories
…5 = ruptures
…6 = commencements.
On verra ce qu’on verra
Les prochaines fois !
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 12 mars 2014
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Peut-être que la musique du moteur de l’embarcation se passe de photos ?