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Je profite toujours du petit matin pour écrire dans le silence feutré de ma chambre, placée au fond d’un étroit couloir qu’une faible lumière est en train de réveiller. Cette fois-ci, pour ne déranger personne, je me suis muni d’un iPad avec capote de nuit noire qu’on m’a livré en essai pendant quinze jours sans aucune obligation d’achat.
Plongé dans ce rejeton d’une longue tradition de tissus noirs dont ont profité surtout les photographes et les cameramen du temps révolu du cinéma muet, mes facultés visuelles et mnémoniques se multiplient au fur et à mesure que je constate, en conséquence de cette occultation des lueurs de l’écran, une parfaite étanchéité entre moi et les autres habitants de la chambre, que ce soient des fantômes ou des personnes de chair et os, cela ne fait aucune différence.
Favori par cet état de grâce, je me souviens tout de suite d’une conversation qui s’est récemment déroulée dans le train reliant Civitavecchia à Livourne entre M. Strapontin et Mme Finestrino. Celle-ci avait commencé à taquiner son vis-à-vis, probablement pour se donner des airs d’intellectuelle :
— Donc l’année 1983 a été marquée par une déchirure… Je ne comprends pas.
— Vous êtes universitaire, n’est-ce pas ? réagit Strapontin.
— Non, pourquoi ?
— Dire « je ne comprends pas » c’est une façon typique de trancher des professeurs universitaires !
— Cela je le comprends… dit-elle au milieu d’une quinte de toux.
Pour la soulager, Strapontin sortit d’une poche une bouteille d’eau « Panna » avant de la lui passer, sans un mot. Elle avala une petite gorgée tout en faisant rouler autour d’elle son regard fort embarrassé. Ensuite, essayant de se donner une tenue elle reprit :
— Cela je le comprends, mais puisque je ne vous connais pas, je ne sais pas jusqu’à quel point je peux m’autoriser… vous comprenez ?
— Voilà, vous êtes très sympathique… Et vous avez même risqué de vous égorger !
Sans cacher son emportement, M. Strapontin chercha dans la poche intérieure de son veston d’où sortit un petit étui en plastique encadrant une photo.
— Celle-ci est la petite embarcation qui devait marquer ma petite revanche… Oui, je sais, une photo comme cela ne dit rien. Mais, si vous avez eu un amour, si vous en avez gouté toutes les nuances de la joie et de l’union intime de deux êtres… et que cet amour a disparu, en ne vous laissant qu’une photo… Vous pouvez bien sûr espérer dans un amour nouveau, mais celui-là ne reviendra plus. Ces sensations intenses et profondes, de moins en moins atteignables, resteront suspendues dans l’air…
— Dans une atmosphère fort ressemblante à la mer, ajouta Mme Finestrino. Mais parfois, il faut tirer les rames dans la barque, attendre…
M. Strapontin se leva. Le train frôlait au petit trot une petite gare au milieu d’une pinède. Il avait décidé de vider le sac avant d’arriver à Orbetello. Là, il devait descendre, hélas.
— J’étais content de changer de quartier en déménageant dans le quartier Trionfale. Un quartier populaire, qu’une des deux lignes du métro rendait maintenant accessible et central. Je n’étais pas seul… au contraire, j’allais même couronner par le mariage mon amour partagé. Mais, j’avais laissé à contrecœur le nid de Campo de’ Fiori, ainsi que cette cage chinoise sans oiseaux accrochée au plafond au-dessus de notre lit.
— Si c’était pour héberger vos enfants de temps en temps… Vous avez bien fait, observa Mme Finestrino.
— Oui, j’avais épousé une telle quantité d’engagements de toutes sortes, pour faire front aux exigences d’une double famille ! Il n’y avait pas de choix…
— Pourtant, vous regrettiez cette bohème perdue…
— Cet abandon avait marqué un changement d’état et une déchirure profonde. Cela avait ensuite engendré aussi des moments libératoires, comme le retour à la peinture, qu’avant j’avais mis « entre parenthèses » pendant cinq ou six ans. Pourtant, je savais qu’avec ce déplacement une mèche avait été allumée et donc, tôt ou tard, une bombe aurait explosé !
— Vous me transmettez de la peur…
— Combien d’événements se sont déroulés en cette année 1984 survécue à la prophétie d’Orwell ! L’épisode le plus funeste ce fut la mort soudaine d’Enrico Berlinguer, leader charismatique du parti communiste italien, celui qui avait essayé, avec Aldo Moro, en 1978, d’ajouter une jambe à notre démocratie boiteuse. Mais ce fut douloureux aussi, dans sa brusque et aveugle « nécessité historique », ce deuxième déplacement (à brève distance de temps), dans le même appartement de mont Mario où j’avais déjà habité longtemps et qu’alors hébergeait ma mère, restée seule après le mariage de ma sœur, partie à Gênes.
— Mais, au commencement, vous parliez d’un autre déménagement, intervenu en 1954, si je ne me trompe pas, précisa Mme Finestrino.
— Oui, bien sûr… mais, voyez, tout s’explique. D’ici quinze minutes, à peu près, le train arrêtera à Orbetello. Impossible pour moi de ne pas songer aux vacances heureuses de Giannella, juste à côté de cette lagune, parfumée les jours de vent, sentant au contraire les œufs pourris quand le calme ensoleillé s’installe… un lieu difficile et même hostile à l’origine, pendant ces années 1950 où la vie semblait couler plus simplement…
— Je trouve ce paysage d’aujourd’hui très chaotique et banal ! Mme Finestrino se leva elle aussi.
— Oui, tout est soigné, on dirait qu’on époussète les ombrelles des pins et qu’on lave la rue avant que les voitures y glissent dessus, mais c’est désormais un lieu anonyme !
— Donc, vous avez passé votre dernière vacance enfantine à Giannella en 1953. Ensuite, à Rome, vous avez changé de quartier et de vie, n’est-ce pas ?
— J’ai vécu quinze ans dans cet appartement avec mes parents, mon frère et ma sœur. Après, deux ans après la mort de mon père, je suis de but en blanc devenu un garçon père marié et dans cette non rare position je me suis progressivement éloigné de mon centre géographique originaire. Mais cette diaspora, qui m’a coûté plusieurs déplacements — de maison en maison, de ville en ville —, a eu sa paradoxale et banale conclusion, quinze ans depuis, avec le retour à la case de départ.
— Rentrer chez votre mère, dans le même lieu où votre personnalité s’était formée, abîmée, égarée ou finalement achevée…
— Il ne manque que sept minutes, constata M. Strapontin, à bout de souffle. J’essayerai d’en consacrer une pour chacune de mes petites vérités. Première minute : ma mère a beaucoup souffert en laissant sa maison. Deuxième minute : elle a essayé de surmonter ce terrible chagrin en s’adaptant joyeusement à la cohabitation avec sa sœur Augusta, depuis toujours sa stricte alliée. Troisième minute : ma mère est tombée malade. Quatrième minute : ma cadette est née juste à temps pour que sa grand-mère la voie. Cinquième minute : après la disparition de ma mère déjà au cours de l’année suivante mon chagrin ne me rendait pas aveugle. Tous les espoirs d’installer une profession libérale sérieuse et honnête allaient vite cogner contre de murs d’ignorance vulgaire et de pouvoir obtus et corrompu. Sixième minute : l’année 1986 ce fut effectivement pour moi le moment précis d’un nouveau commencement. Mais, il ne s’agissait pas d’entamer un procès plus ou moins compliqué ou dur et difficile. Il s’agissait de lutter avec toutes mes forces, pour ne pas perdre du terrain ou alors juste pour rester à la surface tout en gardant mes convictions primordiales. Septième minute : avant d’atteindre Orbetello, je vous le propose impudemment, descendez avec moi ! Peut-être avec vous je verrai Giannella et tout le reste d’une différente façon… par rapport à ce que j’avais ressenti en 1987, il y a… vingt-sept ans pile !
« Giannella et tout le reste ». Cette expression de M. Strapontin me semble efficace dans son apparence nuageuse. Elle me donne la possibilité d’ajouter — l’un des prochains jours —, quelques anecdotes autour de ce qui s’est passé en cette époque révolue. D’ailleurs, je ressens ce besoin de raconter tout en répondant…
Non, il n’y aura pas une Mme Finestrino qui me sollicite une réponse que ce soit…
(Elle est restée sur le train, probablement ; ou alors elle est descendue juste pour écouter la conclusion, aussi passionnante que délirante, du récit de M. Strapontin. En fait, j’en suis presque sûr, du moins je l’espère pour elle : leurs voies se sépareront à jamais.)
« Giannella et le reste » ont changé, bien sûr, comme il arrive partout dans le monde. Et pourtant, j’ai voulu moi aussi y retourner, tout comme M.Strapontin, dans le moment le plus critique de mon nouveau « commencement ».
Mais, c’est en moi même la question primordiale : « Est-ce qu’il y aura toujours, dans ma vie, des endroits qui m’attendront au passage, comme d’horribles bandits de route ? »
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 13 mars 2014
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oh cette dernière photo !
bon le reste aussi
Bonjour à Madame Finestrino !
Oui, la photo de l’homme à la canne à pêche est superbe.