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Habitant à Paris depuis sept ans, je me suis habitué aux couloirs en plein air constitués par les boulevards, les trottoirs et les rues qui sillonnent le corps de la ville par de petits ou grands canyons. Je me suis tellement affectionné aux tunnels du métro ainsi qu’aux passages couverts (aux vitrines éteintes ou étincelantes) que je ne les vois même plus. Et je ne m’étonne pas non plus des grandes galeries des musées ainsi que des hôtels particuliers. Quant aux couloirs typiques des immeubles haussmanniens, je les connais aussi, comme d’ailleurs je sais par cœur les façades en pierre de taille, les toitures en ardoise, les tuyaux en fonte et surtout les chambres de bonnes couronnant ces architectures qui résistent très bien à l’usage du temps.
Au début des années 1960, à Rome, mon idée de couloir ne pouvait que se restreindre aux deux ou trois que j’eusse connu directement et même physiquement, où j’avais joué avec mon frère ou hésité, avant de partir à l’école ou de reprendre confiance, au retour de l’école, avec les lieux et ses habitants. Sinon, mon idée archaïque pouvait s’élargir à des couloirs rentrant dans une autre catégorie, plus étrange ou étrangère : les couloirs associés au sentiment de la souffrance et de la peur.
De ces temps, je n’avais pas encore visité le Palais Royal de Caserta tandis que j’avais marché dans les couloirs de Versailles et dans de nombreux châteaux de la Loire que ma mère m’avait fait avaler comme des médicaments miraculeux. Pourtant, ma fantaisie galopait lorsque j’allais au cinéma (d’essai, à la française) avec ma tante Augusta et qu’on se demandait très naïvement, en sortant, ce que le réalisateur avait voulu signifier… Comme il arriva dans le cas de « L’année dernière à Marienbad » d’Alain Resnais.
Ce souvenir, précis et fuyant en même temps — une maison avec des cheminées et des grandes glaces, ainsi que de lustres suspendus dans une espèce de brouillard visuel de la mémoire… Cet hôtel particulier qui ne manquait d’escaliers ni de couloirs se superposait et se mêlait dans mon élémentaire fantaisie avec les couloirs connus, réels et douloureux.

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C’étaient les couloirs qu’on devait parcourir — hésitants et légèrement apeurés — pour aller visiter la tante Maria. Chez elle, on trouvait la quintessence de la bonté qui trahissait pourtant une impressionnante fragilité, dont on restait toujours touchés avec l’inévitable pulsion à la fuite immédiate et vertigineuse vers des terres plus sûres.
C’était d’abord le couloir de la maison de mon grand-père via Tagliamento, où dans les tout premiers temps de ma mémoire enfantine habitaient encore mon oncle et mes tantes… La chambre de Maria était au bout. Rarement, elle se levait du lit catafalque. Rarement, elle quittait cette chambre toujours propre où tout était rangé, ou caché dans le premier tiroir de la commode… Si je compare maintenant ces ambiances de sœur carmélite avec le sac volumineux en plastique que j’ai « sauvé » de l’oubli et de l’indifférence, je me demande si Maria était consciente de l’énorme volume de jeu représenté par ces centaines de feuillets gribouillés avec son hésitante écriture… ces « cartoline » postales en forme d’enveloppe qu’elle remplissait voracement, en changeant souvent l’orientation du texte.
Il y a des années désormais, juste après la disparition de cette tante, que j’allais visiter de moins en moins dans sa dernière maison de retraite, j’avais emprunté une poésie d’elle pour mon roman [« Rome ville éperdue »]. Ce qui m’avait fort étonné, cette poésie, ressemblante moins à un texte chéri qu’à la liste des courses, avait été écrite sans façon, avec des mots que je dirais « rompus » ou « mangés », des rares survivants d’un champ de bataille de ratures et de taches d’encre bleue. L’étonnement se mutait en merveille lorsque je m’apercevais de l’absolue perfection qui jaillissait enfin du texte copié.
Donc j’imagine [j’en suis presque sûr] qu’en prenant le temps et le calme pour ranger ces « cartoline » dans l’ordre de leur expédition [chose tout à fait faisable pour quelqu’un qui dispose d’une loupe], se chargeant ensuite d’une transcription fidèle, on ne trouverait pas que l’explication de cette rébellion spasmodique prolongée tout au long d’une vie, assez longue, d’ailleurs. Si l’on mettait dans les notes au bout de la page toutes les joutes quotidiennes — les expressions comme « comment allez-vous ? » ainsi que les petites préoccupations, plus ou moins pressantes ou sincères, envers les diverses membres de la vaste famille et de son entourage d’amis et d’interlocuteurs habituels —, ce qui reste révèlerait la même surprenante et inexorable logique que j’avais par hasard reconstruite en recopiant cette poésie.
C’est un peu l’opposé de ce qui se passait — apparemment, selon la légende — avec Mozart. Celui-ci écrivait d’emblée des partitions parfaites, en belle calligraphie musicale, comme si c’était la dernière réécriture de son œuvre qui au contraire, jaillissait spontanément et prodigieusement comme une source d’eau du fond d’un volcan.
Pour Maria, c’était le contraire. Tout était caché, inaccessible : une véritable forêt pétrifiée qu’un prince azur aurait dû briser de toute son énergie amoureuse…
Assez tôt, le couloir de mon enfance fut remplacé par celui de Mantoue, où ma tante se rendit un jour pour être plus proche d’un psychanalyste qui avait su réveiller en elle, pendant une brève saison, une ébauche de désir d’une vie normale.
Or, vous savez que Mantoue est la patrie de Virgile, peut-être le plus grand poète en langue latine, le guide de Dante dans l’Enfer et le Purgatoire, l’Homère des Romains…
À Ferrare, juste à côté, vécut une vie très digne l’Arioste, celui qui transforma l’épopée des chevaliers des armes et des amours en tragédie moderne et théâtre multiple, tout en donnant la naissance aussi au premier feuilleton après les « Mille et une nuit » et le « Decameron » du Boccace…
D’ailleurs, Mantoue est tellement proche — géographiquement et dans l’esprit — de Parme, la patrie de Giuseppe Verdi, qu’on la considère justement comme une province émilienne en terre de Lombardie.
Elle est surtout une splendide ville à mesure d’homme se plongeant dans des étangs aussi magiques en hiver que redoutables en été avec leurs multitudes de moustiques affaimées de sang… Tous ceux qui ont visité la Chambre des époux de Mantegna dans le Palazzo ducale ainsi que la Maison du Thé avec les fresques de Giulio Romano ne s’en oublieront plus de leur vie.
Combien de fois a-t-on fait étape à Mantoue pour aller voir la tante Maria ? Je ne saurais pas dire. Certes, mon père était très dynamique, aimait traverser le nord de l’Italie pour se donner des prétextes. Passer au moins un jour à Venise et aussi, surtout à Cesena et Sogliano, là où ses racines l’attendaient toujours les bras ouverts. Donc on passait assez souvent par Mantoue, en essayant d’amener un peu d’allégresse et de brusque insouciance dans cette chambre au lit blanc… Mais tôt ou tard, on en sortait, libérés avec les jambes lourdes.
Pourquoi ne sortait-elle pas ? Pourtant, il y avait eu une époque où cet homme gentil — qui s’était un jour marié— l’avait accompagnée en voiture tout au long des étangs, ou plus loin, visiter la toute petite ville de Sabbioneta, un véritable joyau ! En ces escapades-là, Maria descendait de voiture, faisait quelques pas avant de s’assoir sur un banc public protégé par l’ombre rassurante d’un vieux platane.

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J’espère que je ne manquerai pas de respect à la mémoire de Maria en rappelant qu’en famille — tout en ressentant des sentiments d’angoisse pour cette dérive de l’auto-exclusion, qui n’avait d’ailleurs rien de mystique ni de religieux — on plaisantait un peu autour d’un des symptômes les plus récurrents de cette pathologie, qu’on soignerait peut-être plus efficacement aujourd’hui… Elle essayait parfois de localiser ses malaises qui d’habitude convergeaient sur le dos ou plus en bas…
Son frère Dodo, oubliant d’être son préféré, ayant peut-être peur lui-même d’une telle fragilité, essayait de minimiser cette situation grave en déclarant que Maria n’avait en réalité qu’une forme de « culo-giro », c’est-à-dire de « cul-tournant ». Cette expression, relevant de nos ignorances et incapacités sans bornes, fut prononcée depuis de milliers de fois, toujours en baissant la voix…
Au début des années 1960, dans notre famille, un magnétophone fit sa comparution, au nom très bien ciblé. GELOSO, c’est-à-dire JALOUX… Ce fut l’occasion pour nous amuser dans des imitations de sketches de la radio ou de la télévision ainsi que pour de petites histoires farfelues.
J’avais alors quinze ou seize ans, dans cet âge transitoire où l’on a le sentiment que tout va bientôt changer et pourtant on traîne encore dans une espèce de manège sans personnalité ayant l’unique mérite de nous distraire… Tandis que mon oncle, écrasé par les devoirs incessants, aimait se réfugier de temps en temps dans la fantaisie. Son chef d’œuvre — que j’avais inutilement gardé dans un tiroir avant de m’apercevoir que le ruban s’était complètement démagnétisé — ce fut un long monologue inspiré et poétique qui avait un titre très charmant et mystérieux : « L’année dernière à Mantouebad » !
Plusieurs ans après, mon oncle avait loué une chambre dans mon cabinet professionnel où tout son travail d’avocat se condensait dans une bibliothèque qu’il rangeait continûment. J’aimais tellement mon oncle que je le laissais toujours libre sans rien lui demander. Sans vouloir, j’obtenais ainsi ses confidences, parfois embarrassantes. Un jour, entre sérieux et facétieux, il me dit : — sais-tu que parfois j’ai la sensation d’avoir, moi aussi, le « cul-tournant » ?

Giovanni Merloni

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écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 25 mars 2014

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