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Aujourd’hui, je n’écrirai pas à Virginie. Elle se trouve maintenant dans une situation très difficile, peut-être dangereuse, et je ne peux rien faire pour elle. Un rideau noir nous sépare. Heureusement, nous pouvons encore communiquer par mail, même si souvent le fil invisible se coupe. Au noir armé, physique, s’ajoute un noir invisible, un noir blanc qui coupe le souffle.
Parfois, je me crée l’illusion qu’elle vit dans un quartier assez proche, se dérobant au monde juste pour solidarité avec ses compatriotes, de plus en plus coincés dans une situation dont on ne peut pas prévoir l’issue.
En ces moments-là, j’ai l’élan pour courir la chercher.
Pourtant, aujourd’hui, je n’irai pas rue de Crimée devant son portail. Je n’irai pas non plus faire mes courses dans le Monoprix de l’avenue de Flandre où je pourrais facilement la rencontrer. Je renonce d’ailleurs à lui envoyer des messages. Je ne veux pas qu’elle s’alarme de mon inquiétude et ce n’est pas le cas que je retourne sur le sujet du Strapontin. Je suis sûr que si j’insistais elle me demanderait, juste pour dire une chose, si finalement cela me rapporte de l’argent, ce travail qu’elle imagine énorme, difficile, même insupportable.
Ou alors, pour en être réaliste, il faudrait admettre qu’il y a un décalage assez pénible, entre ses graves soucis et mes fixations. Une distance psychologique qui dépasse même la distance géographique.
Pourtant, au fond de mon âme inquiète, je ressens des voix qui se réveillent, des voix heureuses, enthousiastes même. Peut-être, j’avais juste besoin d’une petite obsession pour m’en sortir… Elle sera contente. Oui, elle me remerciera, quand finalement nous nous réunirons à jamais.
Je préfère m’étendre sur mon fauteuil pour réfléchir. Mes sentiments de responsabilité et de culpabilité se sont accrus, depuis que j’ai tout su sur M. Strapontin et sur l’auteur de la série de succès dont j’ai hérité la rédaction. Et, depuis que j’ai retrouvé, dans la fameuse valise, plusieurs traces confirmant que cet homme à l’esprit fugitif (et irresponsable) s’appelle effectivement Nevio Malgiornin, je suis devenu très irrégulier en toutes mes habitudes corporelles et psychologiques. Et parfois, je délire un peu.
Hier, par exemple, en rentrant chez moi parmi les rares passants nocturnes du quai de Valmy, j’allais me convaincre que Nevio Malgiornin, en me chargeant de donner ma voix à son personnage, me transformait involontairement en prophète. « Nemo propheta in patria », avait-il dit vers la moitié de notre rencontre. Quelle patrie avait-il voulu entendre ? D’abord, j’avais pensé à l’Italie. Ensuite, j’avais dû réfléchir au fait que moi aussi je suis italien. Oui d’accord, Italien d’une autre part d’Italie. Mais, puisqu’il savait bien que j’habite en France, Nevio ne pouvait pas imaginer que je me rendrais à Rome ou Milan juste pour lui bâtir un piédestal ou alors pour rappeler sa figure ternie à ses amis d’antan. Il avait dit ce mot « prophète » comme ça, juste pour expliquer son effacement et son esprit de retrait…
Maintenant, dans le silence de mon appartement « clair et calme avec balcon » de rue de la Lune, je m’amuse à me voir en prophète, imaginant que Nevio Malgiornin prétend, en principe, que je parcoure le monde connu en long et en large pour diffuser son Verbe. Cela m’agacerait, bien sûr, mais si je réfléchis pour un moment, de façon abstraite, à la comédie des malentendus où je me trouve bel et bien piégé, cette situation présente quand même des côtés intéressants. Car je ferais partie, en définitive, d’une espèce de Trinité (comme celle de la place homonyme, à Paris) où M. Strapontin serait le Saint-Esprit tandis que Malgiornin deviendrait Dieu en personne ! Bien sûr, personne ne me prendra pour Jésus ou Mahomet… Mais évidemment, cette idée d’avancer dans une espèce de ménage à trois surnaturel me passionne.
Comment faire pour me protéger de la mégalomanie et des crises dépressives ? Comment contrebalancer cette intrusion abrupte dans ma vie personnelle ? D’abord, je vais me répéter par cœur les merveilleuses qualités du numéro trois, dont me parlait mon grand-père maternel, professeur de maths, s’accompagnant toujours par une ironique grimace. Ensuite, je demanderai de l’aide à Borges et Saramago. Le premier m’offrirait sans doute une voie de fuite avec son Aleph ; le deuxième relativiserait la gravité de mon implication dans cette redoutable Trinité en déclamant par cœur, juste pour moi, ses merveilleuses pages, où le personnage de Jésus rentre dans le vif de la condition humaine…
Chère Virginie,
J’avais décidé de ne pas t’écrire. Mais je ne suis pas capable de tenir mon engagement. Imagine que je frappe à ta porte et que tu m’accueilles avec ton sourire parfumé avant de me laisser installer dans ta cuisine fleurie. Tu m’inviterais, bien sûr, à savourer un thé indien dans ton samovar russe… Je viendrais pour te ravir, pour t’emmener clandestinement, cachée dans le coffre d’une Skoda ou d’une Leda… Ou alors, plus probablement, j’arriverais muni d’ordinateur, avec l’intention de rester avec toi. Évidemment, j’aurais sur moi la valise fatale ainsi que les meilleures intentions de continuer les publications du Strapontin… Après quelques jours consacrés au miel, aux grasses matinées et aux promenades avec le chien au long de la mer, je te parlerai… Je le sais, Virginie, tu n’as jamais associé mon nom Meraviglion ni mon prénom, Nino, à une idée quelconque de trio divin. Tu ne supportes pas qu’on glisse dans le manque de respect, sinon dans le blasphème, vis-à-vis de ce que nous raconte l’Évangile. Cela, au-delà de toute considération religieuse. Tu dirais que je me suis bu le cerveau, au pied de la lettre, te refusant d’approfondir la discussion. En fin de compte, quand je t’aurai confié ce petit secret, on s’aimera encore plus, tous les deux.
Mais, je rêve ! Tu te trouves là-bas, dans ton oasis menacée tandis que moi je suis ici, en train de courir sans pourtant réussir à avancer, même d’un millimètre, ni vers toi, ni vers la vérité ! Toujours projeté dans le rattrapage de quelque chose qui m’échappe, ayant de plus en plus la sensation d’avoir déjà eu ce que je cherche !
En quelle vie précédente as-tu été mon épouse, ma compagne, ma concubine ? Et les mémoires de Nevio Malgiornin, avec leurs menues circonstances et coïncidences, est-ce qu’elles m’ont appartenu ? Oui, c’est vrai, après mon incident, j’ai eu un affreux vide de mémoire. Tout est effacé, sauf les souvenirs de l’enfance et de l’adolescence. J’existe parce que tous les jours je me rends dans l’ancien couvent des Récollets, occupé maintenant par l’ordre des Architects… Ils regardent dans leurs livres, ils m’assurent que je suis inscrit depuis 1991 et que j’habite rue de la Lune depuis 1999… Je suis un parisien sans mémoire, avec une très vague idée de l’Italie… Et maintenant, quelqu’un m’offre son passé… pour s’évader qui sait où.
— Toute ma vie a été une course à bout de souffle pour rattraper des objectifs ratés, m’a dit Nevio Malgiornin par un air d’étrange nonchalance après m’avoir sauvé…
Oui, chère Virginie, il m’a sauvé. Voilà une autre chose dont je ne t’avais pas parlé ! Mais, suivons l’ordre. Comme tu as lu dans ma précédente, Nevio M et M. Strapontin sont une seule personne. Ce dernier, dans les draps de l’éternel voyageur — collé au train, obligé parfois à se sauver dans les passages entre deux wagons — affichait d’habitude un air tellement transparent, prêt à disparaître comme un fil de fumée (offert par la glorieuse mémoire du train), que je ne pouvais pas le prendre au sérieux… Effectivement, il n’a jamais eu l’allure de quelqu’un qui doit rattraper quoi que ce soit (ou qui ait souffert vraiment la solitude)…
Tandis que Nevio, avec son prénom d’intempéries glacées et son nom évoquant l’Enfer pendant les jours les plus redoutables, assume inexorablement l’aspect du berger errant de Leopardi. Un type fixé avec la lune, se sauvant dans des endroits de plus en plus éloignés et même inaccessibles.
Il est vrai que le Strapontin rencontré dans le couloir du train était un type gai — auquel on pouvait tout dire, dans la certitude qu’il n’aurait pas écouté (ou alors qu’il aurait tout oublié) —, tandis que le dialogue avec le type que j’ai rencontré hier, près du canal de l’Ourcq, n’a pas été facile du tout.
Cela dépend de lui, évidemment. Je suis exactement à l’opposé… Hier, par exemple, j’étais plongé dans des pensées de plomb… Elles risquaient même de s’enrouler autour de mon cou en me faisant tomber dans l’eau du canal.
Je me souviens bien de la séquence, maintenant. J’étais sur la passerelle piétonne (que j’essaie normalement d’éviter parce qu’elle bouge toujours comme le pont d’un bateau), lorsque j’ai eu le mirage de cette femme magnifique dont je t’ai parlé, à laquelle j’avais peut-être attribué un rôle… Je voulais la rattraper. En même temps, ma tête était lourde. Accoudé à la rambarde de fer, presque catapulté dans le vide, je regardais ce mirage en train de s’éclipser. Hanté (ou plutôt harcelé) par un sentiment d’impuissance (tout à fait inédit et inattendu), le poids disproportionné de mes pensées abruptes aurait pu très facilement me tuer.
Heureusement, la voix de Nevio Malgiornin m’a sauvé du suicide involontaire, avant de me dire, comme l’ange gardien de James Stewart dans « La vie est belle » (Frank Capra, 1946) : — toute ma vie a été une course à bout de souffle pour rattraper des objectifs ratés !
Depuis cet épisode, il est devenu mon Patron (non payant) et ma dette envers lui a augmenté de but en blanc de façon exponentielle…
Avant de la lancer dans son mystérieux voyage sans fil, j’interromps ma lettre à Virginie Looman. Car je dois absolument écrire sur ma moleskine un mot, avant de l’oublier dans la multiplicité affreuse des suggestions quotidiennes. C’est le mot Mirage. Un mot que je dois cacher à Virginie pour deux raisons au moins. La première rentre dans la typique jalousie féminine, se déclenchant surtout à partir d’une image soudaine et parfois trop évidente. Le mirage d’une autre femme, appelée en plus magnifique, ce n’est pas une bagatelle. Mais, le mot Mirage s’inscrit aussi, de façon assez redoutable pour moi, comme quatrième élément (ou trait d’union) qui s’ajoute à la Trinité. C’est le mirage de la Madone, peut-être, ou alors de la mère. Une espèce de déesse fuyante, provisoirement en char et os… Que ferait d’ailleurs cette trinité totalement masculine, envoutée dans ses problématiques abstraites et solitaires, s’il n’y avait pas de Mirages, voir des Miracles ?
Eh oui, la femme est essentielle pour chaque homme…
Moi, je l’avoue, je préfère toujours me consacrer au rattrapage de femmes en chair et os, qui peuvent me redonner l’équilibre — en m’aidant de facto, par le (seul) biais de l’amour verbal et physique, à jeter le lest de toutes mes abstractions — plutôt que m’occuper de quatre mots clés capables de transformer le triangle des Bermudes en forteresse carrée, aussi inexpugnable qu’exclusive.
SOLITUDE / PARTAGE
RATTRAPAGE / MIRAGE
(Je comprends maintenant les raisons de mon destin, plus proche des mirages des jupes féminines que des mythes irréalisables en dehors de complicités entre hommes. Une solidarité grégaire que je n’aime pas.)
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 14 avril 2014
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Il est amusant que le narrateur ait inventé une nouvelle marque de voiture : la Leda, celle qui promène sur son capot un col de cygne !