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Ce qui s’est passé dans la vie du petit Nevio au passage de ses huit ans est beaucoup moins compliqué et vague que je ne pensais avant. L’événement historique sur le fond de la scène ce sont les élections de 1953, dans lesquelles son père Libero, ancien député socialiste, malgré son travail remarquable et ses comportements universellement appréciés, ne fut pas réélu. Pour des raisons de rivalités locales dans son collège de la Maremme toscane, mais aussi pour le sensible changement des équilibres relatifs avec les communistes. Pas du tout adapté à la routine dans le parti, le père de Nevio décida de reprendre son activité d’avocat, en installant provisoirement son cabinet dans deux chambres de l’appartement via Calabria. En même temps, la décision fut prise de laisser cet appartement pour s’installer dans la maison de coopérative à Monte Mario.
Ce fut évidemment un moment critique, difficile. Son père, tout en rentrant dans la famille (qu’il avait dû forcément négliger pour attendre à ses engagements), devait se remettre en route après des années d’engagement politique, auxquelles s’ajoutait la longue parenthèse de la guerre. Il repartait à zéro, presque. Il est donc compréhensible qu’il eût de petites faiblesses, de moments d’égarement. Ce fut probablement en cette période que l’aida, en plus du soutien de sa femme courageuse, la présence d’un enfant cadet à l’esprit franc et dévoué, lui ressemblant beaucoup sous le plan physique. Il est donc possible que Libero, tout en retrouvant les forces pour réagir, se découvrît un penchant tout à fait innocent pour Leo.
D’ailleurs, cette attitude-ci ne fut pas constante, car Libero fut très équilibré et attaché sans borne à tous les membres de sa famille, sans compter sa femme Guerrina, placée sur le plus haut piédestal. Pourtant Libero se moquait souvent de Nevio, ou alors il le fouettait verbalement avec des jugements qui avaient le pouvoir de briser l’assurance naïve de l’enfant ainsi que son enthousiasme débordant.
Quant à lui, suivant sa nature au fond optimiste, Nevio — au lieu de réagir par l’agressivité, au lieu de lutter pour remonter sur son piédestal — préféra se vautrer dans un manteau d’orgueil. S’il avait déjà connu l’histoire d’Europe à cet âge acerbe, il aurait dit qu’il avait appris son attitude directement des Russes, qui avaient si bien su résister à Napoléon…

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Mais les coïncidences extérieures ne furent pas favorables. Les dernières vacances à la plage de Giannella (dans l’été 1953) ce ne furent pas des vacances partout habitées par le bonheur. Quelques fêlures s’affichèrent, liées surtout à la confrontation avec les règles du « groupe » d’enfants et d’adolescents de tous les âges. Ensuite, la rentrée scolaire d’octobre fut marquée par les funérailles de la maîtresse des élémentaires, remplacée par une femme antipathique et sévère. L’image que Nevio avait de l’école en fut complètement bouleversée. Auparavant, ce lieu un peu étrange et pas trop accueillant en soi, avait été transformé par des gens illuminés, capables de transmettre la Grammaire par le sourire et l’Histoire par les caresses. La nouvelle enseignante, avec ses cheveux durs et frisés et sa calotte noire fixée par une redoutable épingle, faisait peur. Nevio commença à avoir des cauchemars. Il voyait souvent la sorcière au balai encadrée dans le rectangle de sa fenêtre ou frappant bruyamment derrière les persiennes. Il plongea ensuite dans un état dépressif, se faufilant souvent dans le placard pour pleurer. Une fois ou deux, on l’entendit délirer… « Les numéros ! La corde ! »
Peut-être quelqu’un lui avait parlé de la pendaison et en général de punitions corporelles extrêmes en cas de grave ignorance de la géométrie.
Puisqu’il n’avait aucune envie de contester le jugement de ses parents — qui d’ailleurs alternaient les reproches aux louanges, les soupirs inquiets aux gestes encourageants —, Nevio s’accoutuma à exploiter deux comportements tout à fait différents : celui de l’inapte d’un côté, celui du combattant de l’autre.
Il adorait son frère Léo, son compagnon et depuis toujours son alter ego. Donc il acceptait, par un élan vital extraordinaire, le double défi de reconquérir l’estime (et l’amour) des parents tout en partageant, avec son frère, la conquête de la vie à travers le jeu.
C’est peut-être dans cette petite vérité l’explication de deux mots sur les quatre dont je vous parlais hier : Solitude et Partage. Solitude vis-à-vis des parents qui l’aimaient sans le comprendre. Partage de ses épreuves quotidiennes avec le frère.
Lorsqu’il y eut le déménagement avec le grand camion, et que la famille dût finalement s’adapter à cet endroit tout à fait différent, partageant les sentiments de milliers de familles dans la même situation, Nevio et Léo furent catapultés au pied de la lettre dans la réalité de la rue et des terrains vagues de la nouvelle banlieue, tandis que jusque-là ils avaient été confiés aux soins de femmes affectueuses ainsi qu’aux jeux innocents qui se déroulaient toujours selon les mêmes parcours : les visites au grand-père, les promenades à Villa Borghèse, les courses dans le quartier et, de temps en temps, quelques fêtes d’enfants…

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La séparation de la maison de sa naissance ce fut donc pour Nevio un prétexte pour des rêves agités, sinon pour de véritables cauchemars. D’ailleurs, sa mère aussi en avait souffert, tout en essayant de préparer cet événement comme un jeu. Proverbiale, dans cette époque, ce fut une phrase qu’on répétait toutes les fois que des objets disparaissaient : « Cela ressortira bien sûr quand on déménagera ! »
De l’extérieur de mon observatoire, ayant vécu toute mon enfance et adolescence dans une maison de garde-barrière isolée dans la campagne, d’où Rome paraissait un Mirage, je ne verrais aucun traumatisme, pour une famille, dans le fait de se déplacer de « A » à « B ». On n’était pas en temps de guerre et personne ne fut tué. D’ailleurs, ce n’était pas une expulsion, mais la chance de s’installer dans un appartement en qualité de propriétaires.
Mais je veux m’efforcer de comprendre et aussi de reconnaître aux hommes sensibles des qualités divinatoires que la plupart des gens n’ont pas. Car en fait rien n’est laid, invivable et absurde comme la proche banlieue de Rome, réalisée selon des critères (et logiques) de pure spéculation immobilière à partir des années 1950. Si l’on pouvait encore considérer le quartier « Ludovisi » (expression d’une vulgaire spéculation aussi) comme une « patrie » (de même que mon petit village de La Storta, à côté de mon foyer sur rails), le nouveau quartier de la Balduina fut dès sa naissance comme un immense terrain vague. Chaque appartement, chaque petit coin ou morceau de rue à l’intérieur de cette « marmelade », allaient devenir des petites îles ou des gouttes dans l’océan où l’on essayait de survivre.
Je suis peut-être un peu grossier. Mais je crois que cette rupture choquante du déplacement — du plein au vide, de la ville au visage de ville à la banlieue se prenant pour un lieu de villégiature — ce fut tout à fait salutaire pour Nevio, parce qu’elle l’aida à relativiser ce qui s’était passé avant, en se frayant un chemin dans la boue du futur.
(Si l’on veut donner une valeur prophétique aux noms, je ne peux pas m’empêcher de noter qu’avant 1954 les Malgiornin habitaient dans une rue, Calabria, évoquant les derniers mois du grand-père paternel passés dans un petit village de la région Calabria dans des conditions assez pénibles et que le numéro d’immeuble c’était le 17, un numéro considéré en Italie comme porteur de disgrâces. Avec le déménagement, les Malgiornin profitèrent quand même d’un nom de rue plus rassurant, Venanzio « Fortunato », certainement plus favorable dans leur quête de nouveaux équilibres.)
Et voilà que l’on peut comprendre finalement le pourquoi de ce mot Rattrapage lancé par Nevio comme une espèce de S.O.S., que je vais considérer peut-être comme le mot clé de ce « carré des Bermudes », caractérisant en fin de compte la famille Malgiornin.
Chaque membre de cette bouillonnante famille eut affaire à son propre Rattrapage, évidemment. Le père de famille dut se lancer dans la profession d’avocat, qui d’ailleurs lui allait comme un gant, après la grande déception de son grand amour pour la politique. Sentiment, ce dernier, qui s’accompagne, dans les cœurs honnêtes, à l’égarement de ne pouvoir rien faire dorénavant pour que les choses marchent mieux. La mère de famille dut, quant à elle, intensifier ses leçons de latin de l’après-midi qui s’ajoutaient aux courses pour rattraper le bus pour l’école. La sœur aînée, renvoyée chaque année en une ou deux ou parfois trois matières d’études, dut sacrifier une partie consistante de son été (et de celle de sa mère) à rattraper…
Je pourrais ouvrir maintenant un vaste chapitre sur les rattrapages auxquels Nevio a dû se soumettre tout au long de sa vie. Mais je n’en ai pas la force. Je n’en ai pas non plus pour décrire le parcours très linéaire de son frère Léo, rarement obligé à rattraper quelque chose, occupé comme il était à suivre de près les fautes de ses aînés pour éviter d’en commettre à son tour.
(Mais je crois que Léo aussi, comme moi d’ailleurs, a perdu quelques trains qu’il a ensuite essayé de rattraper.)
Resterait une question à éclaircir : est-ce que tout rattrapage doit être accompagné, comme dans le cas de Nevio M., par le sentiment d’avoir quelque chose à démontrer au monde ?

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J’irai chez Nevio. Il ne faut rien inventer pour le rendez-vous. Je l’attendrai assis sur le bord du canal, n’importe où. Eh, oui, je suis déjà en train de transgresser ma primordiale proposition. J’avais décidé de me tenir à l’écart du canal, parce que c’était une condition indispensable pour développer l’histoire du Strapontin de ma part. Mais j’ai vu que cette condition n’est pas suffisante. Une fois dénouée la question essentielle réglant le destin de Nevio et probablement de sa famille à travers cet événement exemplaire du déménagement, je sens vivement pulser dans mes oreilles le cri de mon bon sergent au temps du service militaire : « Reculez sur toute la ligne ! »  Quant à mon cœur, ne faisant qu’un avec mon esprit oublieux du passé, il voudrait profiter de ces belles journées de Printemps.
Que vais-je lui proposer ? Qu’est-ce qu’on peut envisager, encore, à l’ombre du Strapontin ?
En parcourant la rue des Vinaigriers, je m’arrête devant une pizzeria italienne à l’air confortable. Sur l’ardoise, je lis une inscription faisant de la réclame à une glace : « Mirage »…
Et voilà que je reprends la route avec un nouvel enthousiasme. « Moi je dois rattraper mes mémoires personnelles », je lui dirai. « Toi, au contraire, tu dois t’en débarrasser, au plus vite. Pourtant, nous avons une chose en commun, très importante, la plus importante. Tous les deux, nous avons besoin d’un Mirage. Que ce soit une mère, une fiancée, une âme sœur, un ange gardien ou même une statue, nous avons besoin de guetter à travers les rideaux visibles ou invisibles qui gênent nos traversées, pour y dénicher de petits ou grands Mirages ».
Je suis sûr que Nevio Malgiornin sera soulagé par mes mots et qu’il m’invitera à une belle promenade printanière au bord du canal.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 18 avril 2014

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