Étiquettes

001_circo equestre 180Antonio Donghi, Circo equestre

Cette deuxième incursion dans le monde poétique d’Aldo Palazzeschi ne pourra pas suffire pour en achever un portrait ressemblant, car en fait cet auteur majeur de la littérature italienne ne se borna pas à produire des œuvres en poésie et en prose toujours en avance vis-à-vis de ses contemporains, en suscitant souvent de la méfiance et de l’incompréhension que les critiques successives n’ont pas su totalement effacer. Palazzeschi, anarchiste et anticonformiste jusqu’au bout, et solitaire par vocation, ne fit rien pour se faire vraiment comprendre.
Je reviendrai sur cet auteur aimé au moins une autre fois soit pour les nécessaires intégrations aux biographies circulantes, assez sommaires, soit pour ajouter quelques considérations personnelles aux textes ici publiés.
Parmi les œuvres en prose de Palazzeschi, je vous propose aujourd’hui son chef d’œuvre, l’antiroman titré Le code de Perelà (Il codice di Perelà) publié en 1993 par les Éditions Allia.
Dans le texte suivant, que j’ai traduit moi-même dans l’attente du texte français que je viens de réserver, vous ferez connaissance de monsieur Pérélà, l’homme de fumée. Cela vous donnera envie de savoir plus de cet extraordinaire écrivain auquel s’inspirèrent sans doute, entre autres, Dino Buzzati, Italo Calvino et Tommaso Landolfi. Moi aussi, dans une époque très distante (et plus ignorante) de celle de Palazzeschi, je me découvre beaucoup de points en commun avec cet esprit agacé et rebelle.
En 2000, lors de la présentation, dans une péniche ancrée sur le quai du Tevere de mon roman Roma città persa, une figure très connue de la Rome de Fellini, Momo Pertica, lança l’hypothèse d’une parenté entre Tito Garbuglia, le personnage presque inexistant et surréel de mon livre, et Perelà, l’homme de fumée d’Aldo Palazzeschi.
Giovanni Merloni

003_giocoliere 180 Antonio Donghi, Giocoliere

Le secret de l’homme de fumée, héros anticonformiste d’Aldo Palazzeschi

— Mais, expliquez-nous donc, pour l’amour du ciel, ce que nous devons raconter au Roi.
— Là où je demeurai jusqu’à ce matin, ce n’était pas le sein d’une mère quelconque, mais le sommet d’une cheminée.
— Ahaaaaa !
— Uhuuuuu !
— Ohooooo !
— Voilà.
— Maintenant, je comprends.
— Une cheminée !
— J’ai tout compris.
— Pauvre diable.
— Au-dessous de moi, des bûches brûlaient sans cesse, un feu doux montait sans interruption, avec sa spirale de fumée, vers le haut de la cheminée où je me trouvais. Je ne me souviens pas du moment où jaillit en moi la raison, la faculté de connaître et de comprendre, je commençai à exister, et je connus au fur et à mesure mon être. J’ouïs, j’entendis, je compris. J’écoutai d’abord une indistincte rengaine, un murmure confus de voix — qui me semblaient égales —, jusqu’au moment où je m’aperçus qu’au-dessous de moi il existait des êtres vivants ayant une stricte parenté avec moi, je connus moi-même et elles, j’appris à connaître les autres, je compris que cela c’était la vie. J’écoutai au jour le jour toujours mieux ces voix, jusqu’à distinguer les mots avec leur signification, jusqu’à en cueillir les nuances les plus reculées. Ces mots ne restaient pas inertes en moi, ils entamaient la trame d’un travail mystérieux et délicat. Au-dessous, le feu brûlait sans interruption, tandis que la spirale de chaleur montait, alimentant une à une les facultés de mon existence : j’étais un homme. Mais je ne savais pas comment ils étaient les autres hommes que je croyais tous pareils à moi.
— Quelle illusion, le pauvre !
— Malchanceux !
— Cela a dû être un moment très mauvais.
— Autour du feu, il y avait trois vieilles. Assises sur des fauteuils énormes, elles s’alternaient dans la lecture, ou alors causaient entre elles. J’appris de leur bouche ce que tous les hommes apprennent d’abord de leurs mères, ensuite de leurs maîtres. Pena, Rete et Lama ne négligèrent pas de me préparer ni de me renseigner sur toute connaissance utile pour vivre. Elles m’expliquèrent jusqu’à la satiété, jusqu’à l’insistance de chaque idée et argument, chaque problème, chaque phénomène. J’appris tout ce qu’il faut savoir de l’amour et de la haine, de la vie et de la mort, de la paix et de la guerre, du travail, de la joie et de la douleur, de la sagesse et de la folie. Avec elles, je touchai les hauteurs les plus vertigineuses de la pensée et de l’esprit…
— Combien de choses doit-il savoir ?
— Quel homme cultivé !
— De poésie et de philosophie…
— De philosophie même ?
— Oui, d’une philosophie légère, très légère, celle qui pouvait arriver jusqu’à moi…
— Heureusement.
— Tellement légère qu’elle aide même à monter jusqu’à des hauteurs inaccessibles. Et toutes les choses arrivaient jusqu’à moi de cette façon.
— Les trois vieilles s’appelaient, donc ?
— Pena, Rete, Lama.
— Quels noms !
— Je connaissais un type qui s’appelait Pagnotta.
— Une belle nouveauté.
— Mais ceux-là ce n’étaient certainement pas leurs noms, ce n’était que de mots conventionnels qu’elles utilisaient pour se distinguer l’une de l’autre. Oh ! Elles devaient bien s’appeler autrement. Elles devaient avoir une raison pour me cacher leur vrai nom ainsi que leur identité, une raison que je ne sus jamais. Pourquoi ont-elles voulu me cacher tout ? Pourquoi m’ont-elles abandonné ?

004_canzonettista 180

Antonio Donghi, Canzonettista

— Mais ces trois vieilles savaient-elles que vous étiez là-haut, au sommet de la cheminée ?
— Le savaient-elles ? Je ne réussis jamais à le découvrir. Elles ne dirent jamais un seul mot qui me concernait.
— Et vous, ne parlâtes-vous jamais ?
— Ce n’est que ce matin-ci que je me suis aperçu de pouvoir parler… quand, une fois descendu…
— Dites-le !
— Allez-y !
— Je les ai appelées pour la première fois : Pena ! Rete ! Lama ! Pena ! Rete ! Lama ! Pe… Re… La…
— Maintenant, il recommence à pleurer.
— Arrêtez de pleurer.
— Donnez-vous du courage, pauvre monsieur, sinon vous nous ferez pleurer nous aussi.
— Oh belle ! Elles étaient ses mères, laissez-le pleurer autant qu’il veut.
— D’ailleurs, si elles étaient toujours là en train de bavarder et de lire, elles auront eu bien leur pourquoi.
— Elles restaient près de la cheminée pour se réchauffer.
— Et gardaient le feu allumé même l’été ?
— Oui.
— Même dans le mois d’août ?
— Toujours.
— Les vieilles sont très frileuses. Le chaud, elles ne le sentent plus.
— Mais alors elles le savaient, et étaient d’accord de ne pas en parler. Et vous, qu’en pensez-vous ?
— Peut-être, je fus amassé et composé petit à petit par cette spirale chaude qui montait continûment. Cellule sur cellule, comme les pierres d’un édifice… De façon que tout ce que ce feu produisait fût utilisé pour me construire…
— Mais la fumée ne sortait-elle pas de la cheminée ?
— La cheminée était bouchée au sommet, là où j’arrivais avec ma tête.
— Ah ! Voilà ! L’utérus noir était serré dans la partie supérieure.
— Comme les autres utérus, il me semble, jusqu’ici…
— Ou bien m’introduisit-on là-haut un jour, un homme comme je suis maintenant, fourni de la même chair et des mêmes vêtements que tous les autres hommes ?
— Finalement, oui… on vous y aura coincé.
— On vous y aura placé.
— Maintenant, on commence à comprendre quelque chose.
— Ces trois vielles-là devaient avoir un secret.
— C’est flagrant.
— Clair comme la lumière du soleil.
— Un secret de fumée.
— Qui sait ?
— Celui de ne pas vouloir révéler leur nom.
— Et de ne pas avoir envie d’en parler avec personne.
— Même pas avec lui.
— Alors, sous l’action du feu, j’aurais été au jour le jour très lentement carbonisé, transformé au cours des années… Je ne peux pas me souvenir de ce jour ni de ce qui se passait avant. Pourtant, il a dû y avoir un jour où j’ai assumé la forme d’une fumée intacte et très compacte. Juste aujourd’hui, j’ai pu m’apercevoir que je suis d’une matière différente vis-à-vis de tous les autres hommes, tandis que mes formes sont les mêmes…

005_canzone 180

Antonio Donghi, Canzone

— Monsieur Perelà, terminez-nous votre récit ! Comment décidâtes-vous de quitter votre cachette ?
— Il y a trois jours, j’entendis s’éteindre au-dessous de moi la douce conversation qui m’était devenue ainsi familière. J’attendis trépidant, mais je n’écoutai plus la voix adorée qui nourrissait mon âme. Où étaient-elles les vielles ? Leur voix ne s’affichait pas à mes oreilles. Peu de temps depuis, le feu aussi s’éteint. Ce feu pérenne qui donnait la vie à mon corps. Autour de la cheminée, tout devint gelée et silencieux, donc je crus que l’heure de la mort était arrivée pour moi. Au contraire, mes membres perdirent au fur et à mesure leur immobilité, commençant à s’agiter, à bouger. De plus en plus envahi par le découragement, le désespoir et l’effroi, j’attendis encore. Où étaient-elles parties Pena, Rete, Lama ? Pourquoi m’avaient-elles laissé seul ? M’avaient-elles abandonné ? Quitté à jamais ? Je m’agitais dans les spasmes de la fièvre, tandis que l’exiguïté du lieu devenait intolérable avec la perte de l’immobilité. Je ne cessais de me tordre comme le globe d’une matière qui était devenue étrangère et hostile dans un organe du corps humain. Je pointai mes mains contre la paroi, tout en m’appuyant avec l’os et faisant force avec les genoux. Je réussis à descendre là où la cheminée petit à petit s’élargissait : là commençait par ses premiers anneaux une chaîne. Je m’agrippai à elle et descendis vite jusqu’au sol. En bas, il y avait encore les dernières cendres, et autour de la cheminée trois fauteuils vides, un gros livre fermé qu’on avait jeté à terre. Juste à côté, là où j’avais posé mon pied, une paire de bottes luisantes et magnifiques, les miennes. Je me sentais tellement étranger au sol auquel je m’appuyais incertain, tellement attiré par l’envie de remonter, que je dus me tenir fort pour ne pas retourner là-haut contre mon gré. Instinctivement, je faufilai les jambes dans les bottes et juste alors je me sentis droit, assuré, bien planté à terre et capable d’y pouvoir rester. Je quittai péniblement la chaîne à laquelle j’étais resté longuement accroché, et je commençai à marcher. Je courus à travers toutes les salles de la maison : désertes. Pas un seul signe de vie, ni de personne ou animal ou meuble. Je criai jusqu’à lacérer ma gorge : Pena ! Rete ! Lama ! Personne : rien. Je hurlai comme un fou : Pena ! Rete ! Lama ! Je me désespérai ; on aurait dit qu’une bête me dévorât le cœur, et je croyais que tout était fini pour moi quand j’atteins la porte de la villa. La porte était grand ouverte. Devant moi s’étendait la route poussiéreuse conduisant à cette ville. Tout comme un aveugle, je savais tout, sans avoir rien vu. Je connaissais déjà les histoires de tous les hommes, leurs actions et sentiments sans savoir avec précision comment les hommes étaient faits, je connaissais les noms de toutes les choses sans savoir quelles étaient les choses qui correspondaient à ces noms, comme un aveugle qui ait reçu par enchantement la lumière. Je devais voir.

006_perelà001 180

Tableau de la couverture : Gino Severini, Autoritratto

Aldo Palazzeschi

Traduction de Giovanni Merloni