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Vendredi 2 mai 2014 le texte suivant avait été publié, dans l’esprit des « vases communicants », sur le blog de François Bonneau, tandis que le texte à lui est publié ici à la même date.
Aujourd’hui, dernier vendredi du mois, je propose à nouveau la lecture de mon « point de vue » au sujet d’un « portrait irrégulier ». Ou, pour mieux dire,  sur la possibilité d’intégrer dialectiquement, à l’intérieur d’un vase-miroir ce qu’évoquent les titres de nos blogs : « le portrait inconscient » et « l’irrégulier ».
On s’est donc échangés des images de quelques façons adaptées à l’idée d’un « portrait irrégulier » qui se réaliserait en « fusionnant » nos points de vue. Vous trouverez donc ci-dessous le « portrait irrégulier selon Giovanni Merloni », tandis que le sien est hébergé dans « l’irrégulier » d’aujourd’hui.

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Un portrait irrégulier (le point de vue de Giovanni Merloni)

Le point de vue que me propose François est celui d’un miroir déformé, comme vous voyez ci-dessus. Un visage long et gonflé, que la lumière sur la joue droite brûle un peu. Un effet d’éloignement réciproque entre les yeux et la bouche qui met « en valeur » un nez un peu exagéré.
Ce qui m’étonne, ces yeux (qui viennent juste de sortir du sommeil) nous regardent débonnaires, avec surprise et curiosité, tandis que la bouche hurle en protestant, indignée.
Quoi faire ?

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Dans la deuxième photo, je note la même chemise céleste dépourvue du premier bouton et le même pull bleu. Mais le personnage « irrégulier » ne présente presque aucune ressemblance avec le précédent. Si celui-là pouvait évoquer mon professeur de latin en train d’expliquer les gênes rencontrées dans la correction des devoirs (et d’ajouter : « dorénavant le tour de vis sera encore plus sanglant ! »), celui-ci ressemble carrément à un extra-terrestre humanisé. Il nous accueille, apparemment, dans sa cellule spatiale super équipée où l’on peut entrevoir des piments spéciaux pour rendre mangeables de tristes pilules colorées qui vont remplacer le pot au feu ainsi que les lasagnes à la bolonaise.

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Heureusement, ce monsieur lunaire a été compréhensif. Il m’a laissé descendre de l’astronef : « Juste le temps de faire pipi la dernière fois dans votre atmosphère ! » m’a-t-il dit, en refermant ses yeux énormes, tout en sachant que j’aurais profité de sa distraction pour m’en fuir.
Mais, je suis tombé de la poêle dans la braise. Pour me sauver, je suis rentré dans la première porte ouverte. C’était un musée d’art contemporain. Il ne manquait de rien. De Hopper à Rauschenberg, de Burri à Pollock. Et, naturellement, il y avait Léger, Kandinskij et Picasso. Imaginant de pouvoir finalement reprendre haleine, je me suis installé sur un divan de velours très commode. En face, on avait accroché un tableau au châssis déformé exprès… Sur fond bleu, des figures géométriques vertes et marron se détachaient harmoniquement… J’ai fermé les yeux.
À l’improviste, quelqu’un m’a adressé la parole : « réveillez-vous ! D’ici quinze minutes, on va fermer. Je vous conseille de ne pas rater la dernière salle. Dépêchez-vous ! » Surpris de cette attitude empressée, j’ai essayé de regarder dans les yeux ce monsieur… et je me suis trouvé devant un tableau personnifié ! Essayant d’esquiver son regard hypnotiseur, j’ai demandé en quoi consistait l’attraction de la dernière salle. « C’est moi ! Venez, venez ! »
Dix minutes après, j’étais entouré d’un groupe de visiteurs inquiets pour ma santé. Ils m’avaient installé sur un banc public dans le jardin encore baigné des rayons rouges du crépuscule. « Vous vous êtes évanoui », me dit une gentille femme blonde, en m’offrant de l’eau dans un verre de papier. « Vous avez oublié ça ! » me dit son mari en me glissant sur la poitrine essoufflée deux cartes postales.
En les regardant, je me souvins petit à petit. Mais, quand je prononçai péniblement le nom « Francis Bacon », c’était trop tard pour raconter. Les deux secouristes étaient partis et le gardien de l’hôtel particulier me fit signe de sortir, car il devait fermer la grille.

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Heureusement, la rue qui longeait le petit jardin se déroulait selon une perspective opposée à la place où encore trônait l’araignée spatiale avec ses gyrophares multicolores. Je me faufilai dans le bistrot de L’ANCÊTRE en m’isolant au bout du local, derrière le comptoir de zinc.
Avec mes derniers euros, je me régalai en demandant une « Mort subite » blanche. Essayant de ne pas attirer l’attention, j’examinai la première carte postale en la confrontant avec la deuxième. Dans celle-ci, on découvrait un visage presque humain. Cela me fit réfléchir : peut-être, je devrais renverser leur ordre. Car la deuxième reproduisait sans doute un tableau plus ancien de Francis Bacon. Oui, celui-ci est un portrait assez irrégulier, si l’on considère que sur la gauche vous avez un regard tout à fait humain venant du XIXe siècle — on dirait Marcel Proust en personne — ainsi qu’une attitude légèrement agacée, mais patiente, tandis que sur la droite la tête se modernise en « mettant en valeur » la moitié gommeuse du personnage concerné…
J’avoue pourtant que les deux photos me dérangeaient vivement. J’avalai deux gorgées de « Mort subite » et tout revint à mon esprit : la dernière salle, complètement noire ; les deux encadrements vides, tandis que l’homme y glissait dedans. Mais, comment avait-il pu se caler dans deux tableaux dans le même instant ?

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Ensuite, comment dire ? Un deuxième verre de « Mort subite », que je ne pouvais pas payer, acheva mon égarement. Je notai dans la table à côté de la mienne un de mes poètes maudits préférés, ou alors Pierre-Auguste Renoir en chair et os.
Celui-ci, en constatant mon embarras financier, me fit signe qu’il n’y avait pas de problèmes. Il était l’arrière-grand-père du patron et donc je n’aurais pas payé la deuxième bière.
Il se suivit un long silence, dans lequel je n’osais rien dire.
Bouche bée, je regardais cet homme tourmenté, que la lumière psychédélique du bar rendait surréel :

« Je suis le Ténébreux, — le Veuf, — l’inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie… »

était-il en train de dire.
« Mais vous êtes… »
« Oui, j’étais Gérard de Nerval ! »

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Voilà, j’ai échappé à la rage du vieux professeur, je me suis sauvé d’un piège interplanétaire… J’ai ensuite réussi à sortir indemne du risque d’être englouti par deux tableaux de Francis Bacon (ou peut-être de François Bonneau) et j’ai survécu à la Mort subite grâce à l’intercession d’un esprit poétique et désintéressé.
Mais après, je me suis trouvé dans la rue, sans un sou, empêché par mon orgueil d’artiste jeûnant de trouver un boulot quelconque. Ici, loin de tout, dans cet unique carrefour après de kilomètres et des kilomètres de campagne, je pourrais bien travailler comme fossoyeur ou facteur ou simple galopin.
Pourtant, j’ai confiance dans le temps. Ça va passer. Je dois encore descendre un peu, avant de toucher le fond du vase. Après je remonterai !

À propos, avez-vous une cigarette ?
Imaginez-vous ce qu’on m’a répondu.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication 2 mai 2014 sur « l’irrégulier », Dernière modification 30 mai 2014
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