Le jour après l’engageante citation d’Aldo Palazzeschi, je repensais ce matin à sa ville natale, Florence, que j’ai beaucoup aimée et beaucoup moins connue et fréquentée. Je me suis souvenu d’un lointain épisode, d’une nuit absurde où l’on m’avait traîné, à Florence, près du lungarno. En publiant aujourd’hui ce petit conte-récit, où j’ai voulu sauvegarder le mot « ragazze » pour désigner des demoiselles qu’on ne pourrait rencontrer qu’ici, à Florence, je me suis souvenu de Vasco Pratolini, écrivain et poète lui aussi, de ses romans pleins de vérité se déroulant dans cette ville incontournable. J’ai repris en main « Le ragazze di San Frediano », un livre dont je vous parlerai un jour, où les femmes ont des attitudes différentes vis-à-vis de celles que j’ai rencontrées dans ma « notte brava » (1). Et pourtant, l’esprit au fond de leurs cœurs est toujours le même…

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Les « ragazze » du River Club 

Cherubini et Trentavizi étaient déjà épuisés pour la longue journée de travail dans la petite commune toscane égarée au milieu des collines, quand ils arrivèrent devant la grille près du lungarno. Au-dessus, il y avait une plaque avec l’inscription River Club.
Ils trouvèrent Fieri, près d’une petite table ronde, tendu vers la ribollita et le pain brûlé. Légèrement grossi, comme un aristocratique rat de ville, il donnait beaucoup d’importance au foulard serré au cou à la manière des anciens socialistes. Mais celui-ci ressemblait plutôt à un bandeau de pirate. Fieri fut assez gentil. D’ailleurs, il était resté tout le jour dans son bureau, tandis que ses deux collègues avaient dû bosser pour trois ainsi que répondre à nombreuses questions le concernant directement.
Ils se bouffèrent avec acharnement, à la recherche d’un petit soulagement à leur fatigue. Ce fut Fieri qui paya.
— Laisse-nous offrir un whisky, un amer, quelque chose… protesta faiblement Cherubini.
En toute réponse, Fieri descendit de son fauteuil garni et, avec souplesse, traîna Cherubini et Trentavizi dans un étroit couloir menant dans une salle de billard. À côté, il y avait le piano-bar.
Jamais de sa vie Cherubini n’avait mis le pied dans une boîte de nuit. Il resta interloqué en percevant, rien qu’à passer d’un local à l’autre, la typique odeur de talc et savon mélangés dont la plupart des prostituées s’imprègnent pour couvrir qui sait combien de brimades subies.
Au piano, il y avait un blême pianiste hongrois, complètement abstrait du contexte. Peut-être un étudiant au pair. Il jouait sans aucun cachet, pendant trois ou quatre heures de suite. Pourtant, il jouait ce qu’il voulait, sans l’obligation de se soumettre aux caprices de qui que ce soit. C’était sa façon de s’entraîner pour les examens du Conservatoire.
De temps en temps, l’une des entraîneuses lui glissait un sandwich, un café, un verre d’eau.
Maintenant, il était plongé dans la Valse triste de Sibelius. Aux parois, l’on avait accroché des dessins microscopiques — qu’on aurait pu admirer juste à quelques centimètres de distance — représentant la via crucis de l’amour d’un peintre amateur méconnu.

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Les trois collègues s’étaient installés dans un box où les canapés et les coussins de mauvais goût oriental affichaient moins la décadence orgueilleuse que l’abandon… Quel décalage vis-à-vis des fauteuils et des tables du restaurant ! Tout d’un coup, on vit arriver Ursula, une blonde à la taille médiocre et, par contre, des hanches abondantes d’où s’élançaient des jambes bien fuselées.
— Elle est descendue sur terre… pour toi ! annonça Fieri à l’adresse de Trentavizi.
Celui-ci, perplexe, avait tout de même décidé de jouer le jeu. Il quitta tout de suite le box pour se faire traîner bon gré mal gré dans l’autre salle où l’on entrevoyait, derrière un rideau de cinéma entrouvert, des couples en train de danser.
Il ne passa qu’une seconde. Deux autres ragazze jaillirent du néant. Pamela, elle aussi blonde, plantureuse quant aux étages nobles du corps, affichait pour le reste une silhouette un peu décevante, avec le soupçon des jambes tordues. Elle était pourtant de la même hauteur de Fieri qui l’apprécia immédiatement. Un peu en retrait vis-à-vis du nouveau couple qui venait de se former, Monia, avait des cheveux noirs de jais bien accompagnés avec une solidité paysanne qui la rendait tout à fait passable. Tandis que Pamela semblait obsédée par la nécessité d’entamer de danses exclusives avec Fieri, Monia attendit en silence leur départ avant de s’asseoir d’un air résigné auprès de Cherubini.
— Est-ce que vous m’offrez quelque chose à boire ? dit-elle avec un demi-sourire. Le garçon à la veste beige, déjà prêt, apporta deux verres très hauts où flottait grossièrement un cocktail orange. Le pianiste slave se perdait maintenant dans un nocturne de Chopin.
Entraîné par la musique, Cherubini, après l’hésitation de la première gorgée, commença à sortir de sa carapace.
— Qu’est-ce qu’on doit faire ? demanda-t-il. Monia ne comprenait pas. Si son corps était plaisant et souple, son visage était raid, livide, s’obligeant à une attitude froide et détachée. Cherubini insista :
— Je vous demandais ce qu’on fait dans ces endroits-ci… parce que je n’y avais jamais été avant… Je vous jure ! Vraiment !
En ce moment de grand embarras, d’où quelques mélanges de genres pouvaient pourtant, petit à petit, se déclencher, un petit caporal en costume noir approcha sa gueule lisse et antipathique :
— Mademoiselle Monia, vous êtes attendue pour votre numéro !
Monia bondit comme un ressort et, sans le saluer, se dirigea vers une porte cachée derrière un miroir. Restés seuls, Cherubini et le pianiste se dévisagèrent.
— Ce n’est rien, le rassura celui-ci, tout en appuyant les doigts sur le clavier. Rien du tout…
Après quelques instants sans poids, on vit la silhouette floue de Trentavizi s’agrippant au rideau au pas de la porte. Il avait oublié la proverbiale prudence qui l’accompagnait dans les heures de travail pour assumer une attitude grossière et agaçante…
— Viens, Cherubini, vite, c’est ta fiancée qui se déshabille…
Les jambes lourdes et les pieds gonflés, Cherubini était épuisé et pourtant excité, lorsqu’il rejoignit Fieri et Trentavizi qui, entourés par les soins charnels et soyeux de leurs habaneras, étaient en train de manger et boire dans un climat d’absurde et pourtant inébranlable gaieté. Tout de suite après sa pénible installation, une quatrième ragazza, Éva, se colla à Cherubini sans trop de manières.

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— On t’a laissé seul ? Pauvre gars… Heureusement, je suis là pour remplacer ton amie…
Cherubini crut reconnaître cette voix enfantine et espiègle. Il se tourna brusquement. Était-elle Ambra, son adoré et négligé « premier amour » d’antan ? Il rougit avant de lui demander si c’était vraiment elle, pourquoi elle était là. Mais cette jeune fille avait arrêté de parler. Les longues jambes croisées, elle feuilletait une revue sans personnalité.
Une autre Éva, qui ressemblait vaguement à Nuvola, sa femme, convainquit Cherubini à manger, à boire, à fumer. Les trois ragazze découvraient leurs jambes enveloppées dans des bas aux mailles larges ; elles faisaient étalage, à deux millimètres du nez et du menton des trois conviés de pierre, de leurs seins raffermis avec la paraffine tout en écarquillant stupidement leurs yeux sans expression où le truc, assez lourd, produisait le même effet qu’un voile funèbre sur un masque de mort.
Mais peut-être, Cherubini exagérait…
N’avait-il pas éprouvé des sentiments de culpabilité après le dernier rapprochement intime avec cette veuve encore gracieuse ? Quand était-ce passé cela ? Il y avait trois jours, lors de sa fête… Ou alors trois ans, lors de son anniversaire. Les amis de la piscine via Fondazza avaient décidé qu’il devait se séparer de sa virginité, désormais. Ils avaient organisé une récolte pour les frais de cette initiation. Ensuite, ils l’avaient accompagné… La femme, assez petite, endossait un court peignoir. Elle avait un bandeau blanc dans les cheveux. Cherubini avait remarqué la peau basanée, les ongles peints en rose, le justaucorps brodé, la voix…
— Je vais te déshabiller moi-même, disait cette voix.
— C’est depuis longtemps que tu ne fais pas l’amour, n’est-ce pas ? demandait cette voix.
— C’est la première fois, n’est-ce pas ? demandait cette voix.
— Tu as un regard bien, murmurait cette voix.

Au cours de cette nuit qu’il n’avait ni cherchée ni vaguement envisagée, il était évident que ces femmes — en véritables habituées du refrain « je voudrais, mais je ne peux pas » — n’accorderaient même pas la pointe de leurs lèvres pendant les heures de travail… Mais, cela n’avait aucune importance, pour Cherubini. Il lui était tout à fait indifférent si l’étreinte éventuelle avec la ragazza passable n’était pas comprise dans le prix du billet…
Mais alors, pourquoi se sentait-il égaré ?
On éteignit les lumières. La gracieuse et dodue Monia parut en pantoufles touffues de poils célestes, le corps protégé par un peignoir transparent. La musique d’un disque démarra.
Où est-elle Zazà ?…
Monia avait d’abord l’air imperturbable d’une étudiante paresseuse, d’une enfant gâtée enveloppée dans ses rêves…
Comment fait-elle Zazà sans Isaia ?
L’effeuilleuse se démenait à peine, n’ayant évidemment pas le talent d’une danseuse ni l’attirail inné d’une nymphe des bois.
— Salomé, danse pour moi, susurrait dans le petit groupe Trentavizi, appuyant sur les tons lourds de son dialecte. En fait, il avait saisi une nuance inattendue dans l’expression de Cherubini, d’habitude en retrait et fuyant. À présent, au contraire, celui-ci trahissait une intention, l’attente peut-être d’un rapport exclusif avec cette femme qui pourtant appartenait à tout le monde…
« Elle n’appartient à personne, elle est terriblement seule ! » pensait Cherubini de son côté avant d’avaler une énième gorgée de vin blanc.
Un silence pornographique succéda. Monia était en train de se dénuder.
Zazà Zazà Zazàaaaaa…
Monia enleva la chemisette courte qu’elle avait gardée au-dessous du peignoir, se tourna, s’assit sur la chaise. Elle tournait son dos à la salle. Cherubini rougit. Monia enleva le soutien-gorge, laissa glisser le slip… elle tournait encore les épaules au public. Les projecteurs produisirent un vif effet de contraste. Maintenant, la stripteaseuse se détachait avec sa chaise, comme une coupure noire, contre le blanc aveuglant du rideau calé.
Debout, petite et potelée, cette Salomé florentine, finalement nue se détachait maintenant comme une ombre chinoise immobile en train de devenir invisible. Ensuite, transformée en Nausicaa, dépouillée des mille voiles de cellophane, maintenant elle dansait, dans l’attitude de se plonger dans l’archipel grec…
Cela dura juste cinq ou six secondes, l’image frontale, intégrale, dans le cône jaune du projecteur. D’ailleurs, elle n’avait produit ni de catharsis ni d’orgasmes.
Tout de suite après revint la lumière sans personnalité des abat-jours rouges sur les tables basses des box de velours, ne faisant qu’un avec le va-et-vient forcené des ragazze. Cela avait le but évident de leur donner envie de s’adonner aux dépenses inutiles et folles, concentrées pour la plupart, du reste, sur les modestes et contradictoires plaisirs du palais et de l’estomac.

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On était dans le cœur de la nuit, on dansait encore.
Cherubini, éreinté, s’aperçut qu’il avait aux pieds les chaussures de montagne de ses errements sous la pluie, lourdes comme du plomb. Elles l’empêchaient de suivre le rythme et, en même temps, d’entamer une conversation quelconque avec Monia. Celle-ci — promue sur le champ au rôle de vedette de la soirée — n’affichait aucune intention de se donner. Sauf qu’après avoir reçu en contrepartie des attentions constantes ainsi que des cadeaux et d’offres d’argent significatives.
Trentavizi, Fieri et Cherubini restaient dans le local par inertie, abandonnés sur les canapés turcs. Désormais vidés de tout intérêt ou passion, ils étaient juste ensorcelés par l’ancestral défi de tirer tard, tout en sachant bien que cela n’était pas une prouesse.
Trentavizi ranimait les esprits se moquant de façon débonnaire de l’inexpert Cherubini qu’il avait surpris à danser « dans le fameux River Club de Florence » avec les chaussures di Li’l Abner, inquiétant personnage d’une bande dessinée en vogue… Ils ne s’aperçurent pas de la disparition soudaine des ragazze avec leurs voix sautillantes. Elles étaient parties et probablement elles étaient déjà en train de s’endormir avec leurs voiles ainsi que leurs artifices sordides et marchandises physiques.
La soirée se terminait. Pour le faire bien entendre aux derniers trois clients le patron avait appelé, peut-être avec un sifflement de berger, une quinzaine de garçons en veste beige, qui s’alignèrent tous ensemble autour d’eux. Cherubini se souvint du service d’ordre dans les manifestations politiques. Mais ici c’était sans pitié. Le moment était venu où l’on devait payer. Et l’addition fut très, très dure.
— N’en faisons plus de telles bêtises ! disait Trentavizi, conduisant tant bien que mal sa voiture s’effondrant, en état d’ivresse, dans le noir brumeux de la nuit sur la piste sévère de l’autoroute de Bologne.
— Arrête, laisse-moi dormir à côté de la voiture, au bord de la route ! Je n’en peux plus, soupirait Cherubini, je n’en peux plus !

Giovanni Merloni

(1) Film de Mauro Bolognini (1959)

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 2 juin 2014

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