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débris été 2014 180

Appels illimités (débris de l’été 2014 n. 5)

Nous sommes désormais dans une époque où, après avoir perdu certaines facultés manuelles primordiales, comme celle d’écrire — avec un stylo sur le papier, avec une craie sur l’ardoise — nous allons perdre aussi celle de communiquer par la voix. Du moins à travers le téléphone, qu’il soit fixe ou sans fil peu importe. C’est une conséquence de la crise (crise d’enthousiasme humain aussi) qui nous amène à tout concentrer dans des messages qu’on peut désormais lancer par le biais de mille médias différents sans payer, sans attendre les réponses, sans voir les réactions ni les entendre, sans avoir le temps de réfléchir.
On pourrait dire que tout cela dynamise les rapports, nous poussant à sortir de chez nous, à rencontrer physiquement celui ou celle que nous n’avons pas pu rejoindre avec un appel…
… téléphonique.
J’ai, au contraire, la sensation
que la transformation du téléphone en instrument diabolique de certification de notre omnipotence individuelle affaiblit progressivement notre humanité, en nous enlevant la spontanéité et surtout la possibilité — ô combien indispensable ! — d’être de temps en temps un peu stupides.
« Par contre » (expression qui devient tout à fait cohérente dans ce contexte en cours de modification, tout comme « merci de votre compréhension »), avec toutes ces chances techniques nous allons devenir des brutes, des violeurs, des assassins, et surtout des indifférents. (J’ai osé le dire !)

Dans ma rétrospective parisienne, les « appels illimités » assument un rôle important, comme des preuves en décharge, en défense des bonnes choses que ce monde cynique et tricheur nous a pourtant offertes — . Une expression désormais usée, s’affichant avec une lueur sinistre, déjà inefficace. Et pourtant, combien de vies ont-ils sauvées, les appels illimités ?
J’ai vécu la révolution du portable quand je vivais encore en Italie. Avant mon départ, le « telefonino » était déjà devenu indispensable pour les presque cinquante millions d’habitants de tous les âges de notre péninsule. Quand je suis venu à Paris, en 2006, ce n’était pas encore le temps des appels illimités à bon marché. L’utilisation des portables était chère comme en Italie et même plus. Les téléphones portables n’étaient — ici comme partout dans le monde — que des passe-partout pour extorquer aisément de l’argent en dehors de tout contrôle.
Lors de mon arrivée, les cabines téléphoniques de Paris étaient nombreuses et fonctionnaient encore. Quelques-unes, plus cachées ou protégées par l’ombre d’une illumination irrégulière de la rue, étaient déjà occupées, de temps en temps, pour de longues ou courtes pauses physiques — un abri vertical où dormir, se libérer, faire l’amour et (pourquoi pas ?) se droguer —, mais, pour la plupart, elles étaient bien entretenues. Car en fait la compétition entre le téléphone fixe et le mobile était encore à la phase initiale.
D’ailleurs, en me tournant en arrière je regarde avec affection sincère ce petit jeu d’agilité appelé « décrochez », ensuite « numérotez », en suivant la consommation de la carte insérée… J’écoute encore une agréable musique qui accompagne l’attente, le doute, la peur, l’incertitude, l’espoir, l’urgence. « Répondra-t-elle ? Pourquoi ne répond-elle pas ? » Et cetera.
Pour appeler ma femme en Italie, je descendais après dîner dans la rue et me rendais dans une des deux cabines placées à côté de la sortie du métro Goncourt. Grâce à une carte internationale, que j’achetais dans un local étroit et désolé, je pouvais parler beaucoup plus qu’avec les cartes de 20 à 50 euros qu’on achetait chez le bar-tabac de l’avenue Parmentier.
En alternative, lorsqu’il était absolument nécessaire, je me servais de mon glorieux Nokia gris et bleu. Et cela m’arriva lorsque nous visitâmes les deux pièces où devait se concrétiser notre installation (du moins la première phase).
Ce fut une décision vraiment assez rapide, même foudroyante.
Le temps de constater en un coup d’œil que les pièces étaient propres, lumineuses et silencieuses aussi.
Le temps de descendre dans la rue et téléphoner à Rome (« Oui, c’est parfait, on peut s’y installer sans rien faire… Oui, pas de travaux ! Si elle accepte l’argent que nous pouvons amasser, en nous laissant une partie pour les frais de notaire… »).
Le temps de rappeler de nouveau au téléphone situé derrière la fenêtre au rideau gris du deuxième étage
Le temps d’entendre une voix riante, qui ne cache pas son étonnement ni sa gratitude.
Le temps que l’ancienne propriétaire renvoie les derniers visiteurs et qu’on signe la promesse d’achat…
Cette blonde et agile Polonaise prénommée Joanna fut très gentille avec nous, en se chargeant de tous les passages de relais qui s’imposaient dans ce cas. Grâce à elle, le lendemain de notre emménagement dans l’appartement accoudé sur l’ancien asile Popincourt, nous avions déjà notre ligne fixe qui nous offrait, en plus d’Internet, la possibilité de parler gratuitement, même des heures, avec les numéros fixes de Paris et de la France, mais de l’Italie aussi
Je ne sais pas comment aurait pu se dérouler la transmigration biblique de ma famille en deçà des Alpes s’il n’y avait eu ce machin diabolique. Oui, d’accord, beaucoup de gens utilisent Skype. Mais cela brise l’intimité téléphonique. D’une certaine façon, ce truc banalise le dialogue en le rendant aussi trop engageant au point de vue émotif.
Il faut dire qu’en Italie, même aujourd’hui, il n’y a pas une chance semblable, c´est-à-dire la possibilité de parler « ad libitum » en restant dans un coût mensuel fixe, très honnête. Déjà en 2006, Free avait opéré une véritable révolution, en fin de compte en contre-courant vis-à-vis des tendances libéristes dominantes. Suivant sans démagogie un fil rouge de bon sens et d’esprit de solidarité que j’ai observés juste en France, tandis qu’en Italie (et dans beaucoup d’autres pays d’Europe) cela serait tout à fait impossible. Je suis naïf peut-être, mais je trouve que le niveau de civilisation d’un pays se voit aussi dans ces exploitations géniales. Même si peut-être on fait le possible pour faire mourir le téléphone (et la voix, ainsi que la main et les jambes) à travers l’imposition d’égoïsmes commerciaux et financiers de plus en plus agressifs… je peux déclarer que j’ai bien profité de cette chance des « appels illimités » avec nombre de travailleurs, de jeunes étudiants ou d’apprentis ainsi que d’emmerdeurs âgés finalement libres de consulter leur femme, même pour raconter les drôles disputes dans les assemblées de la copropriété ou pour choisir le dessin d’une nappe.
Dans ce téléphone qui bougeait d’une pièce à l’autre, d’une main à l’autre de notre petit appartement, combien de miel ou de passion ou de tension aussi a coulé ! Il a surtout raccourci cette distance de 1800 kilomètres, en donnant à la mère et à la femme la possibilité de ne pas rester exclues de la phase la plus passionnante de la découverte et de la progressive immersion dans un monde différent (pas en toutes choses), dans une société égale (pas dans tous les domaines).
— Pronto, chi parla ?
— Allô ! Qui êtes-vous ?
Même si un assassin nous téléphonait, nous avions toujours une boutade prête pour une réponse adaptée. On avait beaucoup moins de peur qu’aujourd’hui, même si notre nom et adresse, ne faisant qu’un avec notre numéro magique, était imprimé sur tous les annuaires, partout disponibles et consultables, même dans les cabines téléphoniques…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 9 août 2014

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