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Les flâneries d’un bus (débris de l’été 2014 n. 6)
Si la patronne du premier appartement, Française d’Alsace, arborait Jeannot comme nom de famille, l’ancienne propriétaire du deuxième était polonaise de Cracovie répondant, comme on a vu hier, au prénom de Joanna. Si dans notre abri des exordes nos seules ressources étaient nos valises, quand on fut chez nous, nous eûmes la chance d’un grand placard aux portes coulissantes revêtues de miroirs.
Au bout de deux mois et demi seulement — le temps de tout concrétiser chez une notaire très distinguée ayant un grand cabinet boulevard Richard Lenoir — beaucoup de choses avaient changé, aussi importantes que le confort, pour ma fille surtout, de pouvoir ranger jupes et chemisettes dans un ordre imaginaire quelconque.
Cette période de transition — vers une insertion spartiate, mais effective dans la ville nouvelle — fut pour moi caractérisée par deux affections pénibles, peut-être agaçantes pour mes proches. D’un côté, j’exerçais mon attitude spontanée à fouiller dans la ville comme dans une carte géographique, et cela me valait le titre de « homme carte ». De l’autre côté, tel un apprenti sorcier, je m’adonnais avec un enthousiasme assez naïf à la découverte de tout ce qu’une grande ville accessible peut offrir.
Sous le prétexte de résoudre les exigences alimentaires quotidiennes ainsi que de chercher tout ce qu’il faut pour « monter » la maison, je zigzaguais dans Paris en dessinant d’étranges trapèzes qui essayaient de relier :
— la boulangerie de la rue Popincourt au Monoprix de l’avenue Ledru Rollin ainsi qu’au Géant des Beaux Arts de la rue de la Roquette;
— Naturalia et Attica à la Pharmacie de la rue Oberkampf ;
— la Poste de la rue Bréguet et les boutiques des rues de la Roquette et Charonne à la librairie L’Arbre à lettres sur la rue du faubourg Saint-Antoine ;
— l’Office Dépôt du boulevard Richard Lenoir et le Picard de la rue Chemin Vert aux boutiques consacrées à la photographie du boulevard Beaumarchais ;
— les magasins DARTY et HABITAT de la place de la République au BHV près de l’Hôtel de Ville ainsi qu’au FNAC des Halles…
En glissant le doigt lecteur sur cette liste (d’ailleurs incomplète), le lecteur le plus rusé — dont j’en reconnais deux ou trois, jusqu’à en percevoir de petites grimaces souriantes ou dubitatives presque invisibles — a bien sûr cueilli la raison de cette précision. J’explique aux autres lecteurs (confiants, comme moi, dans la force corrosive de l’eau vis-à-vis de la pierre) : notre nouveau domicile se trouvait en fait au milieu d’un triangle, peut-être divin ou appartenant à une entité surnaturelle laïque rentrant dans l’esprit de Voltaire. D’ailleurs, c’est un fait que ce triangle (d’où semblait aussi facile, et même évident, partir pour s’emparer de la ville entière) était formé justement par le boulevard Voltaire, la rue du Chemin Vert (chère à Rousseau) et le boulevard Richard Lenoir (consacré à quelqu’un qui ne s’occupait certainement pas de religions totalitaires et intolérantes).
Et pourtant, rien n’était immédiatement accessible à pied. Contrairement à d’autres quartiers — où dans une seule rue il y a tous les commerces et tous les services à peu près — à l’intérieur dudit triangle il y a que des résidences ou de rares bureaux ou des cabinets professionnels. Donc, si on se rend à Monoprix on s’éloigne de Naturalia ; si l’on va acheter les surgelés de Picard, sur ce parcours on ne rencontre pas de boulangerie ni de bureau de Poste…
Heureusement, cette caractéristique du lieu nous a poussés à explorer dans toutes les directions évoquées, jusqu’à nous donner un sentiment d’omnipotence ne faisant qu’un avec une euphorie qui nous a accompagnés pendant plus qu’un an…
Je me bornerai aujourd’hui à monter idéalement sur le bus n. 69… Oui, le hasard a voulu que le bus qui nous accueillait juste en bas de chez nous eût ce numéro « double-face » que pas seulement Gainsbourg a évoqué sous l’appellation d’année érotique dans une de ses plus célèbres chansons. 1969 c’est la date fatidique de mon premier mariage et aussi celle de la naissance de mon fils aîné…
Cette ligne de bus, suivant le troisième côté dudit triangle (la rue du Chemin Vert), intègre très efficacement les formidables services offerts par la ligne 5 (courant à côté du canal Saint-Martin, sous les deux voies du boulevard Richard Lenoir) et la ligne 9 (courant au-dessous du boulevard Voltaire).
Aux navigateurs passionnés, cette ligne de bus donne des possibilités en plus. Grâce à sa flânerie nonchalante, on peut s’adonner à une sorte de « récapitulation » de la ville qu’on avait essayé d’imaginer et de reconstruire dans les tunnels du métro, rassemblant nos souvenirs des différents endroits découverts à pied, avec la seule aide des noms…
Les noms des rues et des places (par exemple BRÉGUET-SABIN ou RÉPUBLIQUE) ; les noms des églises (comme SAINT-AMBROISE) ; les noms des gares (comme GARE DE L’EST, GARE D’AUSTERLITZ)…
Voilà que les lignes du bus parisien superposent un filet plus léger et tortueux au gribouillis souterrain dessiné par le métro. Quelques-unes de ces lignes, comme celle du 69 (glorieuse, non seulement pour moi), suivent des parcours que les pullmans touristiques ne pourraient mieux choisir.
Gâté par la facilité d’y avoir trouvé place dans les heures creuses, je suis très conforté par la présence d’une multitude de retraités (comme moi) ainsi que de mères avec leurs poussettes pleurnichardes. Je peux me régaler, après la descente ombragée et anonyme de la rue Chemin Vert, la soudaine lumière du boulevard Richard Lenoir et, plus avant, le souffle calme et élégant du boulevard Beaumarchais.
Quelqu’un y descend, avant d’arriver dans un nouveau bain de lumière : place de la Bastille. Elle est provocatrice, chaque fois, de quelques souvenirs, dont le plus fréquent est celui de l’immense Éléphant, dont parle Hugo dans les Misérables, où se faufilait péniblement Gavroche toutes les nuits… Ou alors c’est l’image plus figée, mais émouvante aussi, de Voltaire assis et forcément désœuvré dans son cachot à la Bastille…
Ensuite — ô merveille ! —, le 69 se faufile dans la plus belle rue de Paris, cette large et placide rue Saint Antoine, frôlant :
— sur la droite, l’hôtel de Sully et les alentours directs de la place de Vosges ;
— plus avant, sur la gauche, l’église de Saint-Paul (constituant sans doute une émergence importante, avec Saint-Gervais, en direction de la Seine et de l’île Saint-Louis).
(À moitié, c’était dans ce bureau SNCF que je venais m’asseoir avec le calme du néophyte enthousiaste, pour y attendre mon tour et y acheter le billet d’aller-retour pour Rome, ou Milan, ou Turin…)
À la hauteur de Saint-Paul, la rue Saint Antoine s’élargit pour accueillir la rue François Miron, en formant ainsi une petite place très agréable. Lorsque la rue reprend sa section originaire, elle change de nom et d’aspect.
À mon avis, ce premier trait de la rue Rivoli c’est un peu chaotique et impersonnel, mais je ne trouve pas quelqu’un qui s’intéresse à ce genre de questions.
Après quelques mètres, le 69 arrête devant le BHV, l’ancien Bazar de l’Hôtel de Ville, maintenant le plus important sinon l’unique grand magasin où l’on peut trouver vraiment tout :
« de la cuiller à la ville »
comme le disait le père du BAUHAUS, Walter Gropius.
Normalement, quand sur le petit écran suspendu sur les têtes on lisait « Hôtel de Ville », je descendais, car mon but primordial c’était celui d’acheter une vis ou un tournevis, ou alors un petit chariot pliable, des étagères, des rideaux occultants, des tiges, des cimaises ou des oreillers…
(Je me souviens, par une émotion spéciale, d’un de nos retours, ma fille et moi — toujours avec le 69, qu’on devait attraper sur le dos de l’église de Saint-Gervais — lors de l’achat de deux couettes et deux oreillers… C’était très compliqué rester en équilibre avec ces paquets assez volumineux et glissants… et c’était, comme aujourd’hui, un après-midi de pluie.)
Quand on n’avait pas des courses à faire dans ce temple du bricolage ainsi que du vagabondage des yeux, on se laissait doucement bercer par ce bus-vaisseau (encore plus fascinant qu’un bateau-mouche, en fin des comptes) tout au long de la rue Rivoli, frôlant d’abord la tour Saint-Jacques, ensuite le dos de l’ancienne Samaritaine, avant de rentrer dans le « salon », c’est-à-dire le côté noble de cette rue ayant comme riverains : sur la droite, le Palais Royal ; sur la gauche, le Louvre et les Tuileries. Le spectacle jusqu’ici ce serait déjà suffisant pour un billet. Mais — ô merveille ! — le bus, sans préavis, tourne brusquement à gauche, se faufilant sous une arcade du Louvre, pour en sortir… juste là où l’Arc du Carrousel laisse entrevoir le jardin des Tuileries, tandis que sur la gauche la célèbre pyramide en verre et acier protège l’immense hall d’entrée au Musée du Louvre. Ensuite, le bus traverse la Seine par le pont du Carrousel.
Ensuite (quand je ne descendais pas pour visiter quelques collections de peinture), ce bus flâneur entame, avec le quai Voltaire et la rue du Bac, un troisième parcours ayant pour terminus la place Champ-de-Mars et la Tour Eiffel… SPLEEN !
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 10 août 2014
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des noms de lieux devenus réels…oui
Tu ferais un excellent guide parisien pour ces bus touristiques à galerie découverte…