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débris été 2014 180

Deux pièces, clair et calme avec balcon (débris de l’été 2014 n. 4)

Est-elle usée et même désabusée ma façon de voyager dans le passé, chevauchant des mots qui ne sont emblématiques que pour moi ?
Est-il fruste et terne, désormais, le souvenir de ce passé-là ?
Me trompé-je, en choisissant, pour représenter ce passé, des mots ou des souvenirs qui ne sont pas vraiment les plus significatifs ?
Je me demandais cela hier soir, en lançant le billet sur la « fermeture éclair ». Après une nuit bercée par la pluie battante, je me suis réveillé avec une phrase que mon fils avait adoptée pour titrer une petite thèse illustrée sur la piazza Navona à Rome : « Perdersi per trovarsi », « se perdre, avant de se retrouver ». Il n’y a pas d’autre recette. Pour connaître un lieu (de la petite île à la grande métropole), il faut marcher, marcher, marcher. Petit à petit, certains éléments de notre flânerie (des décors, des enseignes, des plaques évoquant de noms illustres, drôles ou inconnus) deviennent des pierres milliaires, des points de repère indispensables.
Par exemple, lorsque je testais le parcours le plus bref entre Goncourt et Popincourt (quelle rime !), j’ai dû suivre plusieurs fois les différents itinéraires avant de me rendre compte des différents rôles « psychologiques » que chaque rue, grande ou petite, assumait pour moi. Chaque rue avait en fait une surprenante unicité dans sa propre physionomie : la rue Saint-Maur, par exemple, est toute autre chose vis-à-vis de l’avenue Parmentier, d’ailleurs parallèle et très proche. Ces deux rues « intérieures », creusées dans le vif de leurs respectifs quartiers, n’ont d’ailleurs rien à voir avec le boulevard Richard Lenoir, troisième axe parallèle, plus proche du niveau de la mer.
À partir de cela, c’était très amusant et émouvant passer d’un univers à l’autre, juste en tournant le coin. Je me rappelle bien, sur la gauche de l’avenue Parmentier, la librairie des Guetteurs de vent ; sur le trottoir de droite, une boulangerie et ce nom… inoubliable pour moi : rue des Trois Bornes… En prenant cette petite traverse (se confondant presque avec la plus connue rue Jean-Pierre Timbaud) on franchit une frontière. On abandonne le monde assez homogène (dans sa multiplicité) qui relie le dos de l’hôpital Saint-Louis à la place Léon Blum, pour atteindre rapidement ledit boulevard Richard Lenoir. Une artère lumineuse, gâtée, frontière à son tour avec les quartiers plus centraux de Paris, dont le Marais…
Petit à petit, on découvre une autre frontière aussi dans la rue Oberkampf, dont le caractère change assez au fur et à mesure qu’on s’éloigne du Cirque d’hiver pour rejoindre, en montant, le Père-Lachaise.
Mais pour quelle raison faisais-je, avec une telle insistance, ce parcours à zigzag ou, pour mieux dire, à baïonnette, entre un quartier très dense de population (originaire de presque toutes les parties du monde) et un village caractérisé par la monoculture chinoise ?
Pendant la première semaine passée à Paris, nous avions déjà vu, ma fille et moi, plusieurs appartements, de petites tailles, autour de la rue Auguste Barbier où nous logions, quand une annonce du glorieux PAP (de particulier à particulier) nous attira. On y proposait un appartement pas loin de la rue du Chemin Vert et du boulevard Richard Lenoir.
À ce temps-là, je ne pouvais établir aucun lien avec ce nom, Chemin Vert, et la deuxième promenade solitaire de Jean Jacques Rousseau, qui l’arpentait souvent pour y chercher des plantes et des fleurs pour son herbier. Je n’avais pas relu en français ce texte merveilleux. Donc ce fut juste une subliminale promesse qui nous attira : quelque chose de « vert », dans une ville tout à fait décolorée. En fait, dans le passage « clair et calme » où notre futur immeuble assez digne se laissait examiner, il y avait trois ou quatre arbres affichant des feuilles vertes, claires et calmes elles aussi. Ce fut le coup de foudre. On plongea, quant au contigu quartier de Popincourt, dans le silence de plomb d’un village fourmillant de chariots et de fourgons, se transformant le samedi et le dimanche dans une espèce de garage vide. Mais, en nous aventurant en d’autres directions, on pouvait se rendre en moins de dix minutes soit à la Bastille-Saint-Antoine, soit au boulevard Beaumarchais et place des Vosges, soit, assez rapidement, dans le Marais. De l’autre côté, une fois franchi le désert de Popincourt (qui avait été un jour, une rue marchande typiquement parisienne), on se régalait l’allégresse bizarre de la rue de la Roquette dans les deux directions de la Bastille et de Léon Blum-Père Lachaise…
Oui, cela peut être long et ennuyeux, pour quelqu’un qui ne connaît pas ces rues et ces bornes, cette reconstruction d’un fragment lointain, désormais révolu, à travers une ville qui d’ailleurs change (doucement, sans cesse).
Mais il est peut-être nécessaire que les lecteurs mêmes se perdent, avant de saisir le fil inattendu, le moment de grâce indispensable pour rentrer dans une histoire.
Une histoire sans personnages, ni vrais ni fictifs, comme la mienne, qui pourtant réservera tôt ou tard, je le ressens bien, des surprises.
Songeant à cette annonce de septembre 2006, que je conserve religieusement dans un dossier consacré à l’achat de l’appartement clair et calme (que ma retraite ainsi qu’un petit héritage de ma femme ont rendu miraculeusement possible, arrivant au moment précis où nous en avions besoin), j’avais écrit deux ans plus tard l’ébauche du texte pour une pièce se déroulant dans un appartement « clair et calme avec balcon » situé rue de la Lune. Un coin de Paris que je voyais comme une petite Sienne ou alors comme une Venise parisienne. Michele, un Napolitain immigré à Paris depuis une année ou deux, décide de louer une chambre à Anna, une Bolonaise qui fait des recherches sur la Résistance en Europe, fouillant dans les archives de l’Association des Garibaldiens de la rue des Vinaigriers.
Nonobstant la différence d’âge, le penchant réciproque entre Michele et Anna s’affiche évident lorsque Michele croit rencontrer dans la ligne 9 du métro son grand-père persécuté, ainsi qu’un voyou napolitain aux attitudes fort agressives… En réalité, Michele avait été violemment saisi par le remords de ne s’être pas rendu en Italie lors des élections de 2008 qui avaient ramené Berlusconi au pouvoir…
Cette pièce de théâtre est restée inachevée ou, si l’on veut, non aboutie. Car en ce temps-là je vivais encore dans une terrible incertitude. Je n’avais pas compris qu’on ne peut pas faire les deux choses en contemporaine : écrire en italien ainsi qu’en français ou, pire, alterner le français et l’italien dans un même texte.
À défaut d’une énorme perte de temps, avec un absurde gaspillage d’énergies psychologiques qui nous sont tout à fait nécessaires, il faut choisir. Ce que j’ai fait.
Tout en abandonnant cet appartement silencieux et ces personnages attachants (Naples et Bologne sont les deux villes où le cœur de l’Italie bat le plus fort), je me suis concentré sur une langue d’ailleurs sincèrement aimée, le français. Une langue qui m’a accueilli avec gentillesse et humour, jusqu’à devenir, petit à petit, sinon ma langue maternelle, ma langue sœur, ma compagne de vie.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 8 août 2014

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