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« Chi si offende è fetente ». J’aimerais bien laisser dans sa langue originale, l’italien, cette expression « tranchante » et même vulgaire (qui représente d’ailleurs un « chef d’œuvre » parmi les nombreux dictons napolitains), avant d’essayer de la traduire et de l’expliquer dans mon nouveau contexte linguistique, humain et social.
Cependant, en m’appliquant à cette traduction, je me suis aperçu des risques à plusieurs facettes (et lames) que j’allais rencontrer. Car les nombreuses nuances qu’on doit forcément associer au mot « fetente » peuvent aboutir à des interprétations tout à fait contradictoires.
Si dans ce mot une quantité de significations sont correctes (homme malodorant ; personnage odieux ; quelqu’un qui révèle dans ses actes une évidente malhonnêteté intellectuelle ; quelqu’un qui est assez rusé, capable donc de réagir promptement, en plus habile dans l’exploitation des faiblesses des autres), dans le contexte de cette phrase spécifique (« chi si offende è fetente ») ce mot redoutable assume une signification plus stricte : « celui qui se sent vexé (quand évidemment ce n’est pas le cas), profite de son attitude à la susceptibilité pour flanquer de coups lâches et disproportionnés et même mortels ».
Puisqu’en général ce sont les Présidents ou les Papes et les Rois qui ont le droit de « se sentir vexés » (avec la cour et la cohue infinies des caporaux, rentrant dans une hiérarchie compliquée de puissants, visible ou invisible), les pauvres mortels — qui tombent éventuellement dans le cas de « lèse-majesté » ou de banale « irrévérence » (ou encore de « désacralisation ») envers le pouvoir — risquent d’être anéantis. « Celui qui se sent (même à tort) vexé a toujours envie de vous tuer ».

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En tout cas, dans les démocraties modernes, ceux qui ont la hardiesse de penser peuvent souvent se réjouir d’avoir la grâce de la survie.
Et pourtant… La réponse la plus typique (et en fin de compte logique) de la part du pouvoir vexé est le silence, la mise au ban ainsi que la destruction des œuvres iconoclastes ou désacralisantes.
L’effacement et le silence sont des punitions toujours dures à endurer : après ces mesures-là, personne n’aura la possibilité — vingt ou cinquante ou cent années depuis — de comprendre exactement ce qui s’est passé, quelles ont été les nuances précises ou les mots exacts qui ont troublé le sommeil de quelqu’un là-haut. Personne ne saura le nom ni l’histoire personnelle de celui qui s’est senti particulièrement concerné, voire touché par les considérations « arbitraires » qu’un homme maladroit et téméraire a osé prononcer.
Personne ne pourra connaître, dans la plupart des cas, les noms ni les histoires personnelles de tous ceux qui ont eu la hardiesse de dire une petite vérité, de la hurler ou, chose bien plus grave, de l’écrire sur un mur ou des feuilles virtuelles avec un ordinateur portable de la première génération.
Si la rare et périssable copie en papier, conservée dans quelques rares bibliothèques, reste placidement inconnue, personne ne pourra s’amuser pour un texte éventuellement original, ironique et au final débonnaire comme le sont la plupart des écrits qui touchent à la vérité.
Car ceux qui osent briser la glace opaque du conformisme et de l’abus de pouvoir tombent bientôt dans un état d’incrédulité et d’angoisse : « Est-il possible ? Est-ce incroyable, mais vrai, comme le dit la chanson ? » C’est pour cela qu’on s’arrête sur le bord du gouffre, qu’on s’appuie péniblement à une rambarde en train de s’écrouler… Et pourtant…

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Voilà, sans exagérer, un malentendu (ou quiproquo) a causé une petite conjuration du silence envers « Roma città persa » (« Rome cité perdue »), mon deuxième roman. Une « convention à exclure » qui a été néanmoins suffisante à le faire disparaître de la circulation en Italie. Cette « gaffe », ma gaffe, dérivait surtout du sujet que je touchais, et aussi du choix du roman pour traiter des questions que j’aurais pu bien sûr exploiter sous d’autres formes (par exemple dans des revues d’urbanisme, où j’aurais été bien accueilli) en disant les mêmes mots…
En traitant de l’urbanisme, une matière qui m’était familière et très chère, je m’engageais d’ailleurs dans un thème intime, profondément ressenti et personnel en définitive, tout comme une question d’amitié ou d’amour. Et voilà, comme vous le verrez peut-être un jour, mon amour pour le jouet me pousse toujours, comme le ferait un enfant curieux, à le rompre, à le casser avant de l’avoir longuement admiré comme un magnifique objet, sacré et incorruptible…
Ou alors, il n’y a même pas eu de vrais malentendus ni de gens vexés… On a été tout simplement victime d’un jeu (ou d’un enjeu) dans lequel l’homme simple et anxieux de connaissance n’aurait dû même pas faufiler sa tête ! Bien sûr, je refuse l’idée que l’expression libre soit a priori condamnée à l’échec et je n’accepte pas que la qualité des textes résulte, elle aussi, subjuguée au destin « politique » du thème choisi.
Heureusement, le temps est parfois galant homme. Et le fait de pouvoir en parler avec vous maintenant c’est déjà un cadeau pour moi. Cela me rappelle un autre proverbe basique : « Qui vivra verra… »

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Depuis quatorze ans d’hibernation, en sortant pour vous « Roma città persa » de sa couche de poussière physique et psychologique, j’en ai choisi et traduit ci-dessous un extrait, assez significatif quant au thème traité ainsi qu’à l’esprit du livre.

« Roma città persa » (« Rome, cité perdue »), extrait du chapitre II/5 (Fahrenheit 451)

« L’Urbanisme est gravement malade, en fin de vie. Chaque jour, une cohue de médecins et de stagiaires sont là, à son chevet. Mais on le soigne mal. Le primaire se défend : il n’y a pas les moyens pour une fouille appropriée. »
« L’Urbanisme est là-bas, dans le bloc de réanimation. S’en sortira-t-il ? Qui sait ? Il y a des cas de branches du savoir qui sortent du coma avant de guérir parfaitement. Heureusement, en Italie on est contre l’euthanasie ! […] Nous nous retroussons nos manches et nous avançons tout de même, même en nous passant de l’Urbanisme ! »
En reconnaissant l’écriture nerveuse de Garbuglia (1), Italo (2) sursauta, tout comme il lui arrivait lorsque l’un des chats noirs en dessous de chez lui décidait, l’ayant attentivement dévisagé, de lui couper la route (3).
Sabina lisait bien, avec de l’humour, mimant peut-être les cadences de ses collègues de bureau, fainéants et très experts en imitations, médisances et crocs-en-jambe…
« L’Administration publique est un organisme parfait, qui se comble de nourritures nuisibles et indigestes tout en demeurant fleurissante. Y a-t-il quelqu’un qui pourrait la tuer ? On parle beaucoup de méritocratie, de personnes adaptées à la bonne place. Est-ce que les gens savent comment se passent vraiment les choses ? Par exemple les gens qui attendent le bus comme des cormorans ou des pingouins sur l’île, le savent-ils ? Lorsque quelqu’un a envie de travailler, que le Ciel s’ouvre ! Celui-ci est regardé comme un ennemi. Tout le monde se coalise contre celui qui se dérobe à la platitude, aux rumeurs et aux médisances ! »
Italo s’affala dans le fauteuil tournant, tout en fixant l’envoûtante affiche…

LATIUM DES DÉLICES !

Une photo assez raffinée d’une balustrade baroque accoudée sur un beau jardin à l’italienne.
« Personne ne dit qu’il faudrait approuver une loi assez claire ainsi que des règles pour le montage et le démontage. On ne fait pas les lois, on les attend, comme la pluie. Cette petite pluie qu’on peut même boire, dont on peut se servir aussi pour se laver… Ce ne sont jamais ceux qui travaillent tous les jours dans la matière qui font les lois. Ce sont des autres qui les font, les lois : des gens incompétents, mais à la hauteur ! Cette dernière expression prime sur-le-champ l’attitude à l’improvisation qui dépanne, la créativité qui débureaucratise, accélère, fait des crocs-en-jambe, esquive… Les gens apeurés et gelés qui stationnent sur la rive désolée où le bus tarde à arriver se demandent pour quelle raison ce qui semble raisonnable à tout le monde n’arrive pas. »
« Quand nous sommes là, formant des troupeaux de plus en plus serrés, en attendant… — pensait Italo, absorbé — que nous voyons passer dix, quinze, vingt minutes tout en envisageant que peut-être le bus n’arrivera plus jamais… parmi tous les gens qui sont là plongés dans une attente en dehors du temps, une société désespérée s’installe… Mais le conducteur du bus pourrait devenir même plus méchant, jusqu’à nous écraser sur le grand trottoir et puis… nous y abandonner, morts ou blessés ! D’ailleurs, nous ne comptons rien ! Ou alors, peut-être, nous n’existons même pas ! »

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— Pourquoi es-tu agité ainsi ? lui dit Sabina, en lui prenant la main.
Italo demeurait debout, à côté de la grande baie vitrée du douzième étage. Une véritable boîte de bonbons pour toutes les âmes perdues de ce Palais labyrinthique qui envisageaient vraiment de se suicider.
Par-delà les premières maisons à trois ou quatre étages, on reconnaissait parfaitement le grand fleuve d’asphalte et de pins de la rue consacrée à Christophe Colomb. Au bout, les blanches statues au bord de la façade de la basilique de San Giovanni ressemblaient à des oiseaux de plâtre.
« Parler, écrire, jetant au milieu des images la poussière de la rue frottée par les chaussures, toujours les mêmes Clarks que j’insiste à nettoyer, à laver parfois… Parler, raconter, comme si tout ce qui nous entoure c’était de l’utopie ou alors un rêve, essayant toujours de sortir des parenthèses rondes, carrées et circonflexes où je me cache moi-même au bout de mes nonchalantes pérégrinations… »
Italo et Sabina, tels deux lièvres siamois, sautillaient d’une page à l’autre.
— C’est quoi, ça ? demanda Sabina, fermant le cahier, le regard concentré sur les mains osseuses et assez peu expansives d’Italo.
— C’est un roman inachevé !
Au milieu du cahier, il y avait cette phrase :
« Il faudrait enseigner dans les écoles, sérieusement, pour de bon, notre Risorgimento, la République Romaine et la Résistance… ainsi que toutes les occasions ratées de libérer Rome des chaînes ! »
Il y avait depuis une rature.
« Pour moi, la Résistance et le Risorgimento ne sont pas compatibles avec Rome ! »
C’étaient les derniers mots de Garbuglia.
— Même la place du Risorgimento n’est pas compatible avec les remparts du Vatican, alors, si j’ose dire ! observa Italo, en tirant la langue à l’adresse de Sabina.
— Continuons ! dit la jeune collègue. De son visage avait disparu la patine qui enlaidit les employés de la Région, les rendant inexorablement lâches, gris et sans vie.
« Surtout ceux du siège central ! » constata Italo Cottanello. Ses narines, fines comme celles de Cyrano, saisirent l’agréable odeur jaillissant de son pull bleu. Sabina lui souriait, hochant la tête telle une poupée.

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Italo se tourna à nouveau vers la fenêtre. Malgré tous ses efforts de s’interdire la vie, cette fois-ci une forte excitation s’était emparée de lui qui n’avait aucune intention de s’éclipser.

MORS TUA VITA MEA ?

Peut-être, la mort de Tito Garbuglia lui donnait, elle-même, la vie ?
Italo était encore emprisonné par millions de fils invisibles. Et pourtant une mutation millénaire était en train de se produire en lui, qu’on aurait dit inconcevable avant la disgrâce.
Sabina s’en était aperçue. Mais elle préférait attendre… Ou, pour mieux le dire, continuer à attendre. Elle reprit la lecture :
« D’ailleurs, Rome, toujours gravide et surchargée d’enfants, ne sera jamais une ville moderne à parcourir en long et en large avec un simple mode d’emploi. »
De ses deux mains, Italo souleva son fauteuil tournant avant de le poser à côté de celui de Sabina.
« Devant cette mère étouffante… cette gardienne de prison… combien d’avant-postes de la liberté civile sont passés, fiers et hagards, éventant la chemise rouge de Garibaldi ou le drapeau – rouge aussi – de Gramsci… Mais tous ces braves gens n’ont pas pu s’arrêter pour s’y enraciner ! »
Italo scrutait les doigts sans bagues de Sabina, tout en lisant à haute voix, avec le maximum d’engagement dont il était capable, le texte de Garbuglia. Au-delà de la porte vitrée, on voyait glisser de plus en plus rarement les ombres de collègues âgés en quête de mystérieux repères de protocoles et disquettes sans le virus où transcrire de relations écrites avec d’horribles calligraphies, pleines de ratures et notes. Au-delà de la porte… fermée. Est-ce que quelqu’un avait tourné le poignet ?
« Même le soixante-huit a défilé… Il s’agit juste de quelques forcenés, évaporés tout de suite après, dans l’air empuanti et dans la lumière splendide. Rome est réfractaire et hostile à toute révolution ! »
Sabina mit les deux mains sur la feuille avant de poser sur elles son visage heureux.
Italo faufila sa main droite entre son cou et ses cheveux châtains. Une force étrangère – peut-être un dieu de l’Olympe ? – rapprocha la tête de pantin de Sabina de la bouche ainsi que des moustaches d’Italo.
— Viens ici, Sabina Montasola, dorénavant tu ne seras plus seule !
Ils s’embrassèrent, oubliant tout à fait qu’ils étaient dans un lieu public.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda allègre Sabina, dès qu’elle eut repris le contrôle de la situation.
Ils remirent à sa place le deuxième fauteuil. Mais, même si un gros bureau les séparait l’effet Garbuglia ne diminuait pas. Au contraire !
« Rien à voir avec Voltaire et Rousseau ! À Rome fait fureur une lumière magnifique qui cache d’immenses sanctuaires – pas des ossuaires bien sûr – de mensonges. »
S’écriait, dans son noble texte, l’urbaniste malchanceux, à présent disparu…
Tandis qu’Italo lisait, Sabina écoutait. À présent, elle n’était plus l’obscure secrétaire du Bureau des Imprévus, mais une des actrices préférées de Truffaut. Ah oui, il n’y a que Truffaut !
Et lui, nouvel Antoine Doinel aux exordes, serait-il à la hauteur de son Maître ? Réussirait-il à surmonter sa gêne pour les mots difficiles et en latin ? Garderait-il la vertu calme des forts devant de nouvelles folies subies ?
« Et même Marta, la partie de moi la plus délirante et audace, elle-même n’est pas du tout compatible avec Rome ! »
Avait ajouté Tito Garbuglia avec son stylo rouge, donc avec son sang…
Avant de sortir du bureau, où miraculeusement personne n’était entré, Italo avait serré Sabina dans ses bras, en éprouvant un frisson violent, de la tête jusqu’aux pieds. C’était la première fois qu’il embrassait celle qu’il considérait, selon ses paramètres, une vraie femme.
Juste à ce moment-là devait-il se réveiller de sa léthargie amoureuse ? Juste au moment où la vie le flanquait en avant, aux premiers rangs d’une tranchée où ne peut-on pas poser des questions tandis que l’on est obligés, au contraire, de donner des réponses ?

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Giovanni Merloni

(1) Tito Garbuglia, chef du Service d’urbanisme de la Région Latium, est le personnage principal du roman. Son nom, Garbuglia, évoque, immédiatement, dans la langue italienne, l’activité obscure et frustrante de la plupart des employés et dirigeants de l’administration publique ayant un rapport d’amour-haine avec les paperasses bureaucratiques.

(2) Italo Cottanello, jeune collaborateur de Garbuglia, se trouve obligé, au lendemain de sa mystérieuse disparition, de se débrouiller dans le travail très délicat qu’avant son maître exploitait de A à Z. Le nom Cottanello est celui d’une commune du Latium. Comme lui, tous les nombreux personnages du livre, dont Sabina Montasola, auront aussi de noms empruntés aux localités du Latium ou alors de différents quartiers de Rome. 

(3) Italo Cottanello, très superstitieux, est très méfiant vis-à-vis des chats noirs.