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Rome ce n’est pas une ville de mer I/II

Rome ce n’est pas une ville de mer.
La mer, reculée juste au bout d’un ouest qu’on ne pourrait imaginer plus éloigné de ma fenêtre, devient de plus en plus l’objet obscur de mes fantaisies les plus anxieuses. Rattraper la mer, cela signifie rattraper la vie à la dernière minute. Sauver un ami, sauver un amour. Juste à temps, quelques instants avant que le rouge violacé du couchant ne devienne la triste toile grise du crépuscule annonçant la nuit.
À Rome, la présence du fleuve est bien sûr très importante, mais le fleuve est perçu ici comme un objet étranger, qui ne semble pas avoir participé de façon active à la naissance ni à la croissance de la ville.
— Mais, si ce n’est pas le fleuve, quel est l’ingrédient irremplaçable, qui tient Rome unie en la sauvant du démembrement et de la désintégration ?
— Aux exordes de Rome capitale d’Italie on a moins considéré les dommages que peuvent produire les hommes que les risques naturels, réplique mon côté ennuyeux et fort enclin à se perdre dans des labyrinthes oiseux. Si l’on avait suivi le conseil de Garibaldi pour le Tibre, on aurait creusé un deuxième canal Saint-Martin ici-bas. Et nous pourrions tranquillement nous promener au long de ses rives !
— Et maintenant, le fleuve coincé dans les murailles oblige les Romains à l’indifférence, à l’égoïsme, à la division. D’un côté le Président, de l’autre côté le Pape… Je n’y vois rien de bon.
— Tu as perdu le fil !
— Oui… l’ingrédient irremplaçable… Je ne le trouve pas, car dans notre Histoire, les moments où le peuple de Rome s’est retrouvé uni sont très rares…
— Réfléchis mieux, me dit mon odieux alter ego.
— Donne-moi une suggestion, alors !
— Mets en file les briques, les pierres du pavé, les « sampietrini » !
— Ah ! J’ai compris, merci ! Ce qui fait, encore aujourd’hui, un reste de cohésion entre les pièces décollées de Rome ce sont les rues qui en sortent encombrées, se transformant, une fois dehors, en routes presque vides. Des routes et des aqueducs qui ont gardé des physionomies uniques.

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En suivant l’une de ces rues, je peux relier la fenêtre de ma cuisine, imprégnée des strates de plusieurs vies enchevêtrées, à celle de mon bureau, blindée et impersonnelle, située assez loin d’ici, dans la perspective qui pointe à l’Ouest…
Mais avant de m’y aventurer, je ne peux pas me passer de m’envoler dans d’autres ouest de mon âme.
Je le sais bien, on ne peut absolument pas comparer Rome à Bordeaux ni à Lisbonne ! Non seulement en raison de la présence despotique de la mer, jusqu’au milieu de leurs fleuves. Tandis qu’à Rome, comme on a pu le constater, ce sont les rues, dans leur variété physique, qui s’imposent de façon tyrannique.
Mais je trouve là aussi la même fenêtre, la même stupeur devant le mystère du couchant et de la nuit.
Je m’amuse à l’idée, par exemple, d’une espèce de contrechant ou de dialogue à distance entre les deux rives de l’Océan. Entre ce monde fluvial de Marquez et d’Àlvaro Mutis et la poésie de balustrade (ou de rambarde) de Pessoa. Même si celui-ci déclare qu’il n’a pas de corps ou qu’il est déjà un corps mort, il se rend de ses jambes et de ses propres yeux jusqu’à l’océan pour le scruter longuement. Il y a toujours un navire, qui part ou arrive depuis les Amériques les plus éloignées. À bord du bateau qui rentre dans le port, Ricardo Reis s’interroge sur sa propre non-vie. Saramago s’accoude au même parapet, tandis que Borges entend le brouhaha de la ville depuis son immense fauteuil, où il vit effondré, désormais, dans un aveuglement béat. Mutis observe le monde depuis un bateau rouillé, tandis que Marquez se déplace par n’importe quel moyen : des trains, des carrosses, des ferry-boats, des vélos, des ballons et des avions de tous les temps.
Je pourrais décrire Rome tout en suivant quelques débris légers se détachant par hasard d’une de ces fenêtres allumées qui m’entourent — une mèche blonde, un collier de paille, une robe en organdi rouge —, quelques corps à moitié endormis qui flotteraient vers l’Ouest, vers notre mer étrangère et hostile qui garde pourtant cette saveur de mystère et d’histoires anciennes. Une piste diagonale, partant depuis le nord, là où « Monte Mario » a toujours été le premier repère sans personnalité d’une marche sceptique ou triomphale. Une véritable « descente » en direction de cette immense masse invisible de la ville de Rome, un magma apparemment effondré au milieu de ses lumières violettes, tout comme Louis Borges dans son fauteuil. La ville entend distinctement tous les bruits des mondes qui s’approchent d’elle comme dans une stéréophonie en haute fidélité : un disque de Pink Floyd, avec le bruit d’une moto, l’odeur du café, le crépitement de la brioche, la polyphonie des vases de terre cuite cognant les uns contre les autres.
C’est toujours un itinéraire fastidieux, sans aucune garantie de succès, avec dans le fond de l’âme une subtile angoisse.
Quand je m’accoude, au milieu de la nuit, à la fenêtre de la cuisine de cet appartement au troisième étage — surélevé de deux autres étages par rapport à la rue sinueuse qui coule au-delà des jardins —, je ne peux pas me soumettre sans réserve à la reconstruction de cette véritable traversée du désert métropolitain. Cette nuit, je vois de temps en temps une voiture glisser parmi les nombreuses nuances de jaune et de gris ajoutant son drôle de bruit qui me rassure. Il suffit d’un instant, de la vue de ces mains grassouillettes, posées sur le volant. Cet air de viveur de la nuit qui se rend à son nid avec un esprit glorieux, cette fascination de l’autre, de l’inconnu peut m’enseigner beaucoup plus que… quand le silence s’installe à nouveau, je me penche dangereusement hors de la fenêtre, à la recherche d’un fil de vent qui peut m’emmener vers cet ouest éloigné, si pénible à gagner…
« Saramago… Borges… Mutis… Pessoa… Marquez… où êtes-vous ? »

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Ce quartier de grosses boîtes carrées à la prétention d’une beauté vulgaire ; toutes ces fenêtres vaniteuses aux rideaux roulants ouverts, entrouverts, fermés ; ce climat de dortoir menacé qui demain affichera la petite impertinence d’une activité aussi volumineuse que vaine… C’est ce que j’appellerais une prison ou alors un asile. Contre la force diabolique qui se dégage depuis ce ciment, les fausses briques ni les enduits multicolores ne peuvent rien faire :
— Tu ne peux pas penser grand, dirait le premier passant.
— Mais si la ville n’a pas de forme ni de sens et que cela est évident à tout le monde, pourquoi ne faisons-nous pas quelque chose ?
— Parce qu’il est difficile ! dirait un autre, sans hésiter.
— Non, ce n’est pas difficile, nous devons avoir le courage de nos convictions, nous devons les assumer !
— Laisse tomber… Voilà ce que diraient la plupart des gens rencontrés.
Même quand je rêve, je trouve assez rarement la force et le courage de renverser cet état de choses. Même en vivant dans une des villes plus belles du monde, ce quartier assez laid, bourré de petits-bourgeois pleins d’argent, me conditionne jusqu’à la moelle. Même si je rêve de voler, je ne vole que dans les quatre murs de mon quartier sans charmes… et je n’ose pas tracer net, par un seul coup de ciseaux dans l’étoffe, le parcours qui me conduit tous les matins vers l’Ouest, là-bas, dans ces avant-postes de ciment et de marbre où le vent de la mer s’approche. Un parcours héroïque que pourtant je refoule dans les tréfonds de mon âme, tout en effaçant les beautés exquises que j’y rencontre.
Et pourtant, dans mes rêves d’oiseau vaniteux, voltigeant au milieu des ombrelles des pins de mon quartier, je retrouve une étrange force… car je me lance sans aucun embarras dans le vide au-delà de la fenêtre avant de m’adonner aux plus désinvoltes péripéties… Je nage insouciant dans l’épaisseur du vent frais de la nuit, tout en agitant mes longs bras comme deux rames. Je me déplace d’une chevelure d’arbre à l’autre, je précipite, je frôle l’asphalte avant de me hisser à nouveau, comme un hélicoptère ou un tire-bouchon impatient de se dégager de sa primordiale besogne.
Oui, bien entendu, il s’agit d’un tourbillon de gestes impossibles pour l’homme… Et même dans le rêve mon esprit de chauve-souris raté ne se prend pas au sérieux : je ne serais jamais Batman, ah non, cela serait un défi à tous mes principes.
Quand je ne rêve pas, et que je demeure suspendu entre la devanture de la fenêtre et les odeurs figées de la cuisine, je constate le manque d’air, la senteur de gazole et de goudron que les arbres ravis à la mer ne peuvent pas maîtriser. L’air autour de moi est tout à fait immobile. Si je souffle légèrement vers les feuilles du magnolia près du réverbère dans le jardin d’en face, elles me renvoient juste un petit frisson. Que je cherche, il n’y a pas de Lune qui peut éclaircir ce noir dur et fondu…

Giovanni Merloni

(Continue mardi 9 décembre)