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« La mère horizontale » premier volet de la « trilogie des tombeaux » de Carole Zalberg, Albin Michel, 2008
En occasion de la sortie du roman « L’invention du désir », dont j’ai parlé hier, j’ai acheté aussi deux livres de Carole Zalberg — « La mère horizontale », « Et qu’on m’emporte » — constituant deux volets d’une « Trilogie des tombeaux » qui sera prochainement complétée par un troisième roman.
« La mère horizontale » est le livre de départ d’une « recherche » de contemporanéité dans le temps et l’amour perdu.
Comme on lit aussi dans le dos de la couverture du deuxième livre de Carole Zalberg — « Et qu’on m’emporte » –, cette écrivaine « poursuit son étonnante remontée narrative dans une histoire familiale où les femmes sont incapables d’aimer ».
Cette « étonnante remontée » à travers le désir et le sentiment de culpabilité n’a pas, à mon avis, le but de dénouer une fois pour toutes une vérité absolue et définitive. Elle aspire plutôt à reconstituer, avec le lecteur, une sorte de « rapatriée posthume » entre les divers personnages de l’histoire d’une famille souffrante.
Une aspiration à la « rencontre » qui a besoin d’une bonne dose de compréhension, mais aussi de justice. Cela vient de la dernière-née, une jeune femme d’aujourd’hui, qui vit la contrainte de sa petite famille nucléaire, dans un monde où la famille se pulvérise. Mais cette femme — qui s’appelle Fleur, probablement en hommage aux « fleurs » que Baudelaire a fait jaillir du « mal » — ne peut pas feuilleter son album de famille, ses cahiers de souvenirs, sans se sentir obligée à reconnaître qu’elle est concernée par une pulvérisation familiale venant de loin.
Elle remonte : aux douloureuses vicissitudes de sa mère sabine ; au comportement « égoïste » de sa grand-mère Emma ; aux absences de plus en plus graves de son arrière-grand-mère Adèle.
À travers la contemporanéité textuelle de sa reconstruction des différents passés de ces personnages, en rapprochant entre elles les situations et les expériences que chacun a vécues, Fleur verra s’ouvrir des portes qu’on avait soigneusement fermées. Cela fera déclencher le salutaire flux de la vérité. Du moins la vérité que chacune des femmes de la famille se sentira obligée finalement à avouer.
Dans ce livre dramatique et vrai, agrémenté par une technique visuelle et cinématographique très efficace, la géométrie et le numéro trois assument un rôle primordial. Mais son élégante beauté est due surtout à la force des sentiments ainsi qu’à l’honnêteté intellectuelle de Fleur, le personnage-clé à la première personne qui trouve au fur et à mesure le courage de « remonter » dans l’histoire de famille.
Une histoire qui tourne d’abord autour de cette idée géniale de l’horizontalité, c’est-à-dire de la position étendue que Sabine, la mère de Fleur, adopte — sur un lit ou à même le sol — au fur et à mesure que sa souffrance lui devient de plus en plus insupportable. Une condition existentielle qui reflète de toute évidence l’abandon et la solitude psychologique et morale.
La pénible parabole de Sabine commence par la marginalisation subie de la part de sa mère Emma. Par réaction instinctive et désespérée, elle se plonge dans la contestation et ensuite dans l’autodestruction, jusqu’à la naissance de la petite Fleur qui semble représenter pour Sabine une pause, une bouffée d’air pur ainsi qu’une occasion pour réagir et retrouver la force de vivre. Mais ce n’est qu’un sursis : l’amour de sa fille et la bonne volonté de son mari Jean Marc ne peuvent pas l’empêcher d’une chute encore plus grave lorsque son incapacité se révèle évidente devant les engagements demandés à une véritable mère.
Les mères normales restent debout la plupart du temps, avant de se pencher le soir sur les enfants pour les rassurer contre le noir de la nuit, comme le dit souvent Fleur au cours de son récit. Elle a beaucoup souffert pour l’absence d’une mère à la hauteur de cet engagement indispensable.
Pourtant, jusqu’à l’âge de douze ans, Fleur a eu avec sa mère un rapport amoureux. D’ailleurs, Sabine, même dans les moments plus terribles de son autodestruction par l’alcool — qui a substitué, après la naissance de Fleur, les drogues encore plus dangereuses — a gardé toujours son immense amour pour sa fille.
Cet amour ancestral se joue aussi dans l’horizontalité,
cette horizontalité qui donne à l’auteur la possibilité de rapprocher le lecteur des corps de Sabine et de sa petite fille, comme dans un film japonais se jouant sur les premiers plans.
En général, une certaine lenteur accompagne toutes les scènes qui roulent autour des corps. Comme si le passage de la réalité sociale – ou asociale – à la réalité de l’amour, devait toujours être marqué par le passage de la verticalité à l’horizontalité, du rythme frénétique et insensé de la vie extérieure au rythme attentif et lent des moments où la joie de vivre s’affirme en jaillissant.
À tout cela s’ajoute l’importance du numéro trois.
Trois femmes – Emma, Sabine, Fleur – aux trois différents âges comme les trois personnages du célèbre tableau de Klimt. Trois enfants d’Emma – Sabine, Caroline et Thibault. Trois objets gardés dans un tiroir par Max, le père de Sabine, le jour où elle a risqué de noyer dans les eaux de la Marne… Enfin trois coupures du récit qui lui donnent une alternance de plus en plus passionnante : les souvenirs directs de Fleur ; l’histoire d’Emma et de ses trois enfants ; l’histoire de Sabine jusqu’à la naissance de Fleur.
Le lecteur doit subir la petite contrainte de ne pas suivre la longue histoire de famille de façon chronologique. Cela a une raison et une nécessité : il doit réfléchir, observer, noter, partager les émotions, pour avoir ensuite les instruments pour « continuer » selon son esprit cette histoire qu’il aura si bien assimilée.
Avec cette partition en « triptyque musical », le lecteur participe donc au dévoilement progressif de la vérité des faits. Il doit pourtant faire attention aux rares éléments — dates ou lieux — qu’on ne fournit que pour l’indispensable. Il doit s’efforcer d’« entrer » dans l’esprit d’un récit à plusieurs vitesses jusqu’à en découvrir le message universel.
Nous avons devant les yeux une humanité qui devient, à travers les années et les générations, de plus en plus égoïste et distraite. Nous voyons, par exemple, le comportement coupable d’Emma, la grand-mère de Fleur, trouver justification et même approbation dans une société qui donne raison aux plus forts, aux gagnants, et abandonne les plus faibles, les perdants. En regardant cela de tout près, on risque de s’arrêter aux sensations plus affreuses et aux mauvaises odeurs ou se tromper jusqu’à devenir incapables d’une vision d’ensemble — ou quand même d’une petite action positive. Mais on peut bien s’éloigner, réfléchir, prendre son temps.
C’est cela que Fleur a appris et nous apprend. Elle prend son temps, elle réfléchit, avant d’arriver à ses conclusions : le manque d’amour, et surtout de l’amour de notre père et de notre mère, apporte toujours des conséquences, des réactions contre soi mêmes ou contre les autres ; le monde où nous vivons est plutôt indifférent, tous les gens étant piégés par ce mécanisme d’action et réaction qui naît du manque d’amour ; nous vivons donc frôlant les murs, en attendant toujours le pire ; le jour où la positivité arrive avec un amour capable de tout remplacer et de tout effacer…, on a peur d’y croire. Fleur oblige Julio à réfléchir, à attendre, car elle aussi doit attendre et réfléchir.
Elle nous transmet un courageux message de prudence à partager sans réserve, car au-dedans de cette prudence il y a bien sûr un esprit de résistance, sinon de révolte. Dans la société où nous vivons, nous assistons au jour le jour aux mêmes malaises que subit cette famille d’Emma, Sabine et Fleur. Il y a certainement un manque d’amour entre les exigences d’un peuple adulte et le pouvoir. Peut-être, quelque chose ne va pas dans le mécanisme même de nos démocraties occidentales. Donc, la prudence de chaque individu, avec le maximum d’exploitation de sa capacité d’amour et de solidarité, peut être déjà une bonne base pour espérer, au moins.
Mais le plus grand mérite de ce livre de Carole Zalberg — qui en a vraiment beaucoup — est dans cette langue qui est la vraie protagoniste du roman.
Avec son rythme variable, qui correspond toujours aux différentes géométries du récit, cette langue « juste » et toujours « vivante » oblige le lecteur à lire en même temps trois textes parallèles : d’abord celui de l’égoïsme d’Emma et de ses parents Adèle et Louis ; ensuite celui de l’autodestruction de Sabine et de sa sœur Caroline ; enfin celui de l’espoir et de l’équilibre de Fleur et de tous ceux qui savent attendre et résister.
Ces trois textes s’entremêlent et de temps en temps se dévisagent réciproquement comme des images juxtaposées.
Ainsi de récits différents se rapprochent l’un de l’autre, même s’ils se déroulent à différentes époques, dans le parallélisme des situations. On suit par exemple la grossesse de Sabine, en 1981, tout à côté de celle de Fleur. On raconte les drames successifs des rencontres de plus en plus pénibles entre la famille d’Emma et Sabine, son frère et sa sœur et, presque tout de suite, les très rares occasions où la même famille daigne voir la petite Fleur qui vient juste de naître.
D’un côté, on souligne que certains mécanismes sociaux se répètent. De l’autre, on montre les petites différences qui font que chaque destin humain soit unique.
Parmi ces récits douloureux, parfois angoissants, des images émergent de temps en temps, des petites scènes qui s’écartent nettement. Comme l’arrivée de Sabine, bouleversante et charmante au mariage d’un cousin ; comme la petite photo que lui impose son père. Enfin, c’est une polyphonie pleine d’harmonie.
Cette polyphonie retrouve enfin, après lecture, dans le cœur du lecteur qui continue mentalement à en vivre l’histoire, sa cohérence et son sens moral. On est finalement emmenés à réfléchir que la technique adoptée — visuelle et cinématographique — vient d’un esprit d’observation profond et aigu qui à sa fois vient de l’expérience de la vie, des joies perdues et des douleurs qui font croître.
Toute une humanité passe à côté du gouffre et peut d’un coup y précipiter. Mais cela est moins facile lorsqu’on a un but, une petite étoile devant les yeux. Quand on sait garder son sens esthétique et moral.
« Errare umanum est, perseverare diabolicum » : on peut toujours se tromper, mais il ne faut pas insister dans l’erreur. Cela serait vraiment diabolique, dangereux pour quelqu’un de nos proches.
Il faudrait surtout s’arrêter, avant que ce soit trop tard. Mais Carole Zalberg nous donne un fil d’espoir : il suffit d’arriver avant que ce soit tout fini. Pour Sabine mourante, l’arrivée et la présence continue de sa mère coupable suffiront peut-être à apaiser un peu son angoisse, à l’aider à mourir sereine.
Ou bien il suffit d’y être dans les moments les plus nécessaires.
Giovanni Merloni