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Une clairière cachée à l’intérieur d’un souffle

Vanda, bonjour
Je ne suis pas d’origine italienne, comme vous, mais j’y ai vécu longtemps, à Oneglia, pas loin de la Sanremo dont vous parlez avec un peu de nostalgie.
Je suis franchement étonnée pour cette prolifération de textes du Galérien, ayant des tailles et des couvertures souvent bizarres et même criardes qui circulent partout, désormais. J’habite à côté du marché d’Aligre et c’est là que j’ai repéré ma première copie d’un de ses bouquins, il y a deux mois. Maintenant, rue de Prague, j’ai vu qu’un petit coin de la vitrine de la « Terrasse de Gutenberg » a été consacré à cet auteur. Sans commentaire, bien évidemment. Mais c’est déjà quelque chose. Mon seul souci — ayant aimé les mots abrupts et sincères dont notre auteur se sert si bien pour maîtriser le mensonge ou la pure invention — c’est que quelqu’un prenne tout cela au pied de la lettre, en imaginant que cette espèce de randonnée rétrospective dans les méandres des amours manquées est le reflet pathétique ou inquiet d’une expérience réelle, réellement vécue !
Au début, Vanda, je demeurais interloquée en voyant Le Galérien proposer la même histoire, avec juste de petites variantes, dans deux ou trois bouquins différents, ayant l’allure de feuilletons, qu’il a diffusés sous des titres tout à fait déplacés par rapport aux vicissitudes évoquées. Toutes ces histoires sont d’ailleurs racontées à la première personne et cela ne ferait qu’augmenter le suspect que Le Galérien ait écrit tout cela pour s’épancher comme Giacomo Casanova, ou alors pour confesser ses propres méfaits comme le fit Jean-Jacques Rousseau.
Rien du tout ! Écoutez, j’ai l’esprit d’un détective, et je ne crois pas que je me trompe. Les sujets choisis par le Galérien ont dans leur but une fonction d’épouvantail. Ou alors, puisqu’il s’agit de femmes et le thème est bien sûr l’amour, les figures qui se hissent sur le plateau sobrement illuminé sont des  «  femmes-écran  » chargées, comme le prototype inventé par Dante Alighieri, de dépister l’attention du lecteur et de la lectrice ou, plus exactement, de les obliger à suivre un parcours différent et tout à fait inattendu. Suivant une route parfois accidentée, plus longue et tortueuse que d’habitude, les lecteurs et les lectrices plus tenaces découvriront quelque chose à laquelle ils ne se seraient pas attendus avant. Voilà pourquoi je me sens maintenant rassurée 
Je vous donne un exemple. Dans la nouvelle titrée « Beatriz », Nino, le personnage principal, déclare : « J’aurais voulu aimer toutes les jolies femmes qui entraient dans notre appartement, avant de s’arrêter debout dans le salon où se faufiler chuchotant en cuisine. J’aurais ensuite profité de la collection de mes succès domestiques pour descendre dans la rue et y apprendre à embarquer, ou engranger, gentiment, bien entendu, les femmes jolies ou belles de passage, à pied ou en vélo. Malheureusement pour moi, l’unique “amour” concrètement possible — et souhaitable aussi, avec la clairvoyance du lendemain, car en fait rien ne se passa de “tangible” entre nous —, ce furent ces longs pourparlers avec Beatriz. Une liaison muette ou effacée, que j’ai dû guetter d’en dehors, comme un tabou ou “un déjà vu, à la limite ridicule”, tandis qu’entre nous, en vérité, il y avait une entente très profonde, une grande familiarité. »
Que veut-il prouver ? De quelle faute originelle veut-il se décharger ? Je crois qu’il n’a pas de véritables poids sur l’estomac ni sur le coeur. Tout simplement, il s’indigne de l’indignation, de la course au scandale, de la lutte ridicule entre les genres masculin et féminin. En tant qu’homme qui comprend les femmes, il serait bien sûr féministe, évidemment mesuré. S’il s’appelait La Galerienne, il serait une femme non violente qui ne supporte bien sûr pas la violence des hommes sur les femmes, mais qui prêche, au contraire, une vision équilibrée et réaliste de ce que la Nature nous apporte…
Ursula

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Chère Beatriz
Je passais des heures en cuisine. Tu manipulais les pommes de terre pour ton fameux pastiche, t’amusant à fredonner à voix basse les histoires de ton pays éperdu dans les Pyrénées. En revanche, je te parlais de mes découvertes journalières. Tandis qu’avec Dodo le flux continu de notre affabulation acharnée était comme une usine où tout apprentissage était brusquement physique, avec toi j’apprenais à parler de façon adulte… Sans te le dire, je me voyais avec toi dans un miroir où nos têtes et nos corps se parlaient encore plus de près, avant de s’étreindre en silence. Ou alors, ma chérie, nous jouions sans y réfléchir les rôles que la vie assigne d’habitude à un homme et une femme dans une cuisine, dans une boutique ou dans un bureau…
Parler avec toi me rassurait. Cependant, quand je me retirais dans ma tranchée privée, je découvrais au jour le jour que j’étais désormais un « mec » ! Je n’aimais pas ce mot, j’y voyais une étiquette ou alors un costume disproportionné à ma taille. Mais je ne pouvais pas négliger l’importance que ce nouvel « outil » allait exercer dans ma vie. Donc, j’essayais, tout seul, de me documenter, brisant l’innocence qui avait jusque-là accompagné mes expériences, mes lectures et rencontres… et y trouvai la force de la transgression, de la vérité de deux corps nus, de la liberté de leur sincérité, de leur complémentarité. Un nouveau monde au charme irrésistible, envoûtant et déchirant à la fois, dont j’avais honte en avance, était en train de m’ouvrir ses portes.

Tu me plaisais moralement et physiquement, Beatriz, j’étais sans doute amoureux de toi. Certes, je n’en avais pas le droit. Pouvais-je alors le comprendre ? Sans avoir la franchise ni les moyens pour te le dire, je te demandais d’être le corps vivant et fuyant de mon idolâtrie. Comme si tu étais devenue de but en blanc la seule responsable de mon vague désir d’adolescent…
Te souviens-tu de combien de fois (innocemment ?) tu m’as lavé le dos ? De ce temps-là, plongé sans envies ni même curiosités dans la baignoire, je me bornais à rire, accueillant tes gestes et tes boutades enthousiastes avec autant de reconnaissance que d’innocence. D’ailleurs, je n’avais pas été troublé ni ne m’étais jugé provoqué… Plus tard, je demeurais au contraire dans un état d’exaltation où se mêlaient les phrases cochonnes, les blagues et les sous-entendus de l’école et des amis… mais certes un seul bisou de ta part, un seul embrassement sur ta bouche m’aurait suffi… Oui, je le sais, on commence par un bisou soi-disant chaste, et après…

Un jour — t’en souviens-tu ? —, j’étais avec toi dans la rue en bas de notre immeuble de Marseille, quand tu as embrassé sur la bouche cet homme dont tu m’avais longuement parlé, celui que tu considérais peut-être comme ton « grand amour ». Rien à voir, si je ne me trompe pas, avec Robert, ton futur mari. En cet après-midi entre chien et loup cette étreinte forte et même violente me troubla et me fascina à la fois. De cette rencontre impromptue j’appris déjà quelque chose. Je vis vos bouches se visser l’une dans l’autre, tandis que toi, tu étais obligée, si petite, de te plier sur un côté, laissant tomber sur le côté opposé ta queue de cheval mal fixée. Peut-être, celle-ci avait été la dernière de vos effusions, que j’imagine d’ailleurs rares et très surveillées de ta part. Oui tu étais comme la Silvia de Leopardi, pour moi, insaisissable et en même temps présente avec tes odeurs de bestiole et tes épines de genêt à deux centimètres de mon nez, de ma peau, de mes mains. Si tu m’avais autorisé, j’aurais fait le tour du quartier avec un panneau avec une inscription comme ça :

PERSONNE
NE CONNAÎT
MIEUX QUE MOI
LA RIGUEUR DE BEATRIZ,
SA HÂTE DE RENTRER VITE
À LA MAISON.
CAR ELLE EST UNE PETITE GRANDE FEMME,
MÊME TROP RESPONSABLE
ET INTRANSIGEANTE
AVEC ELLE-MÊME !

Pendant longtemps, après cet épisode — que je vivais quant à moi comme un petit secret, dont tu t’étais oubliée, bien sûr —, j’avais insisté avec toi pour que tu m’enseignes : — je t’en prie, apprends-moi à embrasser sur la bouche ! Je ne savais pas que je jouais avec le feu… C’était moins grave, n’est-ce pas, quand je traînais Dodo dans une espèce de rite démentiel ou de danse tribale, autour de toi ? Je fredonnais, sur un air connu : — comment est-ce qu’elle a ses fesses, Beatriz ? Et Dodo répliquait : — pointues ! Dodues ! Potelées !
Je vois maintenant avec une distance sidérale toutes ces pulsions aussi violentes que naturelles ayant abouti surtout à renforcer le lien déjà solide qui nous liait. Cependant, c’était l’époque où les fondements de notre rapport devaient forcément changer, et rien n’arrive en dehors d’une violente souffrance. Jusque-là, sans en usurper le charisme ni l’éventuelle pédanterie, tu avais remplacé ma mère et parfois mon père. Et tu remplaçais aussi, sans en assumer les attitudes de rivalité ni de « partage jusqu’au bout » ma sœur et parfois mon frère. Pourtant, cela devait finir : si je m’acheminais à devenir un homme, tu étais une femme, une colonne fleurie, un petit bois avec une clairière cachée à l’intérieur d’un souffle.

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Un matin à l’aube — je dormais sur un lit de camp dans le couloir de la maison de Cambo-les-Bains, car mon lit était occupé par un hôte — tu sortais pour aller acheter du lait. Le couloir était bien étroit, entre le mur et moi l’espace était très réduit. Quand tu es passée, glissant de travers, je me suis accordé un geste que je n’aurais jamais songé : faisant semblant de dormir, j’ai faufilé ma main au-dessous de ta jupe, t’en souviens-tu ? Pendant cet instant unique, tandis que j’avais l’illusion d’effleurer ta peau lisse et ton âme inquiète, tu n’as rien dit. En un éclair, évitant de me réveiller et donc d’accorder une importance quelconque à mon initiative inattendue, tu as disparu de mon nirvana, faisant claquer la porte derrière ma tête. Peut-être, profitant de ton autorité, tu me dis alors quelque chose pour nous tenir à l’écart l’un de l’autre, du moins jusqu’à la fin des vacances. Ce fut un reproche ? Ce fut un mot grave et sec que ta petite voix me susurra à l’oreille quand personne ne pouvait nous entendre ? Je ne le sais pas. Toujours est-il qu’après cet embarrassant épisode qui d’ailleurs ne faisait que monter mon orgueil, je ressentis sur moi une impatience multipliée qui me bousculait jusqu’à l’effroi…
Nino

Giovanni Merloni

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