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Ursula…
J’ai lu avec intérêt votre lettre ouverte à Vanda. Et je suis désormais les textes du Galérien avec enthousiasme. Car, avec ses thèmes apparemment « classiques », qu’on est portés à inscrire dans le nombre de genres littéraires connus, ce Rocambole des bouquins est en train d’opérer une petite révolution !
D’un côté, il aime provoquer un débat entre les lectrices de plus en plus nombreuses et exigeantes autour de ses personnages. De l’autre côté, il s’amuse à brouiller les eaux en donnant vie à des personnages qui se ressemblent, tout en présentant, parfois, des caractéristiques opposées les uns des autres.
Je suis d’ailleurs convaincue que derrière le pseudonyme du Galérien se cache un autre personnage encore, qu’on voudrait entourer d’un halo de mystère tout à fait particulier, jusqu’à le présenter comme une espèce de Chevalier inexistant de Calvino. Le Galérien n’a rien à voir avec celui qui écrit vraiment les histoires publiées à son nom.
Je dis cela parce que je viens juste de recevoir — dans l’enveloppe que l’association des Amis du Louvre envoie à ses membres tous les trois mois, avec une belle revue en papier couché — une feuille imprimée, signée par Le Galérien, titrée « Je ne suis pas un type autosuffisant », dans laquelle ce curieux personnage, après avoir avoué qu’il n’est pas capable de demeurer seul, avec tout ce que cette affirmation comporte, nous transmet en quelques mots assez abrupts ce qui compte pour lui, c’est-à-dire le véritable noyau de son idée de la vie :
« Depuis mon âge le plus tendre, j’ai été conditionné par le charme irrésistible du numéro deux. J’héritais cela de l’extraordinaire solidarité imprégnée de respect et passion amoureuse qui liait mes parents entre eux. Ensuite — pourquoi ne pas l’avouer ? — de la complicité avec mes deux frères. Une complicité jamais collégiale, mais toujours basée sur le numéro deux : dans les premiers temps c’était l’alliance circonspecte avec ma soeur aînée, plus tard ce fut l’entente tous azimuts avec le frère cadet. Ensuite, tandis que les années de l’enfance se brûlaient vertigineusement et que celles de l’adolescence avançaient au compte-gouttes, cet archétype de la force qui ne peut jamais être celle d’un seul individu s’est cristallisé en moi, devenant l’élément dominant de ma personnalité et de mes attentes envers les autres. »
Je vois dans ces mots, ma chère Ursula, une première révélation ! En lisant ces lignes, un détail très intrigant au sujet du Galérien s’est de but en blanc révélé à mon esprit. Une association d’idées qui ne pouvait pas échapper à une lectrice attentive comme moi. Cela vous intéressera, d’autant plus que nous avons toutes vécu — moi, vous et Vanda surtout — à califourchon de ces deux mondes qui ne se connaissaient pas vraiment, l’Italie et la France. Moi aussi je suis d’origine italienne, ayant eu une grand-mère habitant Santa Sofia in Epiro, un petit pays de la Calabre, où toutes les femmes, venant d’Albanie, ont les yeux bleus-céleste, comme moi. Donc, je cogne tous les jours sur les questions des accents et de la diverse signification des mots.
Je ne vous parlerai pas, ici, du mot italien « bacio ». Un outil absolument indispensable, rigoureusement séparé, dans la langue de Dante, des actes encore plus intimes de deux amoureux passionnés, qui ne trouve pourtant place dans la langue française, où le mot « baiser » c’est trop intime, tandis que « s’embrasser sur la bouche » est un peu trop compliqué, si j’ose le dire.
Je veux juste te faire part d’une intuition qui me semble bien possible : la référence évidente du nom qui tant circule au « Galérien » — la chanson que Yves Montand, un italien d’origine, a rendue célèbre dans les années 50 et 60 —, signifie sans doute que celui qui a écrit tous ces textes au sujet de l’amour frustré est un italien lui aussi…
Tina

mots de papier

« Trouve-toi une jeune fille de ton âge ! »

Quand nous rentrâmes à Marseille, je ne pensais qu’à ce but à franchir, fusionnant avec l’obsession de voir mon Angélique nue. En même temps, je ne savais pas ce que j’aurais voulu effectivement. Un soir, je regardai Beatriz en train de se déshabiller à travers le trou de la serrure… Oui, je le sais, c’est un classique ! Pourtant je n’y peux rien. J’étais là, tremblant, essayant de ne bouger ni de respirer pour ne pas réveiller le reste de la famille s’effondrant dans le noir… car en fait Beatriz était assez noctambule, elle vagabondait pour ranger quelque chose dans les chambres plus reculées de notre appartement, tout en attendant que les membres de la famille se rendissent au lit. Ensuite, elle se retirait dans son nid, tout simplement en fermant la porte. Mes aguets n’avaient pas de grands résultats. Il arrivait toujours qu’avant d’achever son trafic avec des vêtements assez spartiates et presque militaires elle éteignait la lumière. Par hasard, lors d’un minuit qui reste suspendu comme une ampoule taquine au-dessus de ma tête, la lumière resta allumée. Cependant, au moment d’enlever les dernières étoffes, comme dans les rêves, comme dans les films interdits aux mineurs de 18 ans, quelque chose — une chemise à carreaux blancs et rouges — se posa sur mon œil comme un brouillard jaune… J’ouvris la porte, Beatriz s’exclama : — Ni-no !, par un ton de reproche. Tout de suite après, la queue entre les jambes, je rentrai dans ma chambre, faisant attention au lit pour qu’il ne craque pas (tandis que ma mère demandait, au milieu du silence qui était survenu : — qu’est-ce qu’il est arrivé ?)
Les jours suivants, j’évitais le regard de Beatriz. Mais ce n’était pas de la honte. J’étais en train de combattre avec moi-même, essayant de me calmer. En même temps, je ne voulais pas admettre que cela n’avait pas de sens. Personne ne m’avait pas provoqué. Beatriz non plus. Quant à moi, je me sentais emporté vers l’évidence que Beatriz était une femme qui m’avait involontairement, par sa même nature féminine, laissé glisser dans un gouffre où nous ne jouons pas au pair. Elle avait le désavantage de tout devoir à cette famille où elle avait une place reconnue. Moi, j’avais le désavantage de mon affreuse inexpérience, de mon incapacité de mettre en place une stratégie quelconque. Comment pouvais-je le faire, si je n’avais jamais étreint une femme nue entre mes bras ? Comment pouvais-je envisager la suite si je n’avais jamais embrassé personne sur la bouche ? Je me bornais au premier but. Et puisqu’elle ne m’avait pas accordé — même pour une seule fois — sa bouche, je me retirais sur cette hypothèse absurde, en assumant des attitudes de voyeur tout à fait inédites. Si je l’avais vue, nue comme la Vénus de Botticelli ou les baigneuses de Renoir, aurait-il suffi pour mes ambitions qui marchaient alors par petites conquêtes ? J’étais un ours de la forêt — ou un loup affamé —, mais j’étais aussi un animal que l’éducation ralentissait. Un lièvre en potence, qui devait se contenter d’une vie de tortue ! D’ailleurs, si mon manque d’expérience directe ne faisait pas de moi un eunuque, j’étais du moins un clerc assez timide : une seule caresse aurait pu provoquer en moi un orgasme auquel une gratitude éternelle aurait suivi…
Quant à Beatriz, elle croyait peut-être que je m’étais repenti de cette imprudente ouverture de porte. Néanmoins, depuis cette nuit-là, elle fermait la porte de sa chambre à clé…
Comment contourner une telle prohibition ?

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Un soir nous étions seuls à la maison. Beatriz, Dodo et moi. J’entrai dans son enclos sur la pointe des pieds, avant de m’étendre au-dessous du lit. Cela fut assez pénible, en raison de ma longueur et de la présence, sur le sol, de boîtes à chaussures et d’un vieux vase de nuit. J’avais imaginé que j’aurais pu regarder Beatriz dans le miroir rond placé sur la paroi de fond derrière moi, sans être obligé de me pencher en avant. Je me contentais de la voir nue. Je n’avais pas réfléchi, avant de franchir la porte de la chambre, à la question de la clé. Désormais, une fois étendu, j’étais parti pour un voyage sans retour. Je décidai alors que j’aurais attendu qu’elle s’endorme avant d’ouvrir la porte, la refermer du dehors et faire glisser la clé par la fissure en bas. Tout cela sans faire de bruit, comme un parfait cambrioleur. J’étais dans le sombre, inconfortablement étendu et désormais je n’attendais plus la suite obscure de cette aventure, quand Beatriz alluma fermant en même temps la porte à clé. Sans transition les bruits, que jusque-là j’avais entendus comme estompés et éloignés au-delà d’une porte, se matérialisèrent dans les gestes d’un effeuillage tout à fait abrupt et dépourvu de malice. D’ailleurs, de ce corps debout au centre de la chambrette, à cinquante centimètres de moi, je ne voyais dans le miroir rond que l’image. Une image taquine, qui avançait ou reculait en fonction de la simple liberté d’une solitude méritée au prix de journées dures, où ce corps ne s’était pas épargné… J’étais fort ému et dus faire un grand effort pour ne pas haleter selon les pulsations de mon coeur prêt à exploser… en plus, je le sais, je rougissais sans retenue : au moment de s’enlever le soutien-gorge, Beatriz recula. Au lieu des seins, je vis son ventre blond, évoquant la femme insaisissable de la Tempête de Giorgione… Incapable de maîtriser mes actions, je levai la tête pour tout regarder… dans l’instant précis où elle laissait descendre au long des bras et des hanches la courte chemise de nuit : — Nino ! s’exclama bruyamment Beatriz, effrayée. Et, tandis que je sortais de mon cachot, elle se mit à parler, à voix haute… Je ne me souviens pas bien de ce qu’elle disait. Bien sûr, dans ses mots et dans son air stupéfait il y avait un sentiment de déception et de surprise. Elle ne se serait jamais attendue à un tel dépassement des frontières et des règles du jeu. Je me vois encore là, debout devant elle, misérable dans mon pyjama de Schostal, lui demandant d’une voix suppliante de me pardonner. Ensuite, je m’assis à côté d’elle et je lui expliquai. Mais je n’eus pas la force ni la conviction de dire « je t’aime », car en fait, en ce moment-là, c’était surtout de l’affection que je ressentais pour elle… Il avait suffi de sa réaction nette, de sa revendication d’étrangeté à tout ce qui me concernait pour me sentir seul, indifférent et surtout incapable de surmonter l’échec avec un nouvel élan. Je n’aurais pas su lui voler un baiser ni une caresse. Jusque-là, c’était elle qui m’avait appris tout ce que je savais de l’amour. Maintenant qu’elle coupait le fil de toute possible entente, je redevenais analphabète. Un enfant dans son pyjama. Je me bornai à poser une main sur son épaule, à poser en signe de paix la pointe des lèvres sur sa joue qu’on ne pouvait plus pâle.
— Demain, je m’en vais d’ici, dit Beatriz, et je pensai que notre amour avait fait naufrage.
Le lendemain, c’était mon anniversaire. J’entendis Beatriz parler avec ma mère. Je m’habillai à la hâte… Ma mère ouvrit la porte de ma chambre et hurla, d’un ton menaçant : — qu’as-tu fait, Nino ? — Je ne le sais pas, répondis-je, comme je le faisais souvent. Tout de suite après, je courus dans le couloir, je claquai la porte de notre appartement et je sortis.
Je me sauvai dans les ruelles du quartier. Pourtant je n’étais pas habitué à m’éloigner… Une heure après, je rôdais aux alentours du rez-de-chaussée où habitait Adèle, la copine de Marc, mon camarade d’école toujours souriant. Quelqu’un qui n’avait surtout pas de complexes. Bientôt, je vis arriver la voiture de mon père. Il était avec Dodo, qui n’avait pas eu de difficultés à me dénicher. Je montai. Mon père me souhaita un bon anniversaire. Il n’était pas fâché, au contraire il fut très équilibré et sensible dans le choix des mots les plus adaptés pour la circonstance : — ne touche pas aux femmes de ménage ! Il est devenu de plus en plus difficile d’en trouver !
De toute évidence, il avait raison. Il suffit de ce peu de mots pour que mon château de cartes s’écroulât à jamais. Cependant, la phrase qu’il ajouta tout de suite après, ne m’ouvrant qu’en apparence un monde jusque-là interdit, ce fut néfaste pour moi : — trouve-toi une jeune fille de ton âge !
En un seul coup, tout en m’interdisant, justement, d’entamer des rapports compromettants avec une personne soumise à un contrat de travail, on m’obligeait à écarter aussi, pour « ces choses-là », les femmes plus âgées que moi, tandis que celles-ci auraient pu partager quelques traits de mon destin avec un peu plus d’insouciance et surtout de confiance dans le genre humain.
Rentré à la maison, je n’eus pas honte à regarder Beatriz dans les yeux : j’effaçai ainsi, en un seul coup, mes attentes et mes déceptions. D’une certaine façon, je me sentais comme libre, affranchi, autorisé à me chercher une vie en dehors de la famille. Je pouvais commencer tout de suite.

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Quand les « années de Beatriz » se conclurent chez nous, elle passa en d’autres familles pour y exploiter des travaux également durs, mais plus hâtifs, encastrés dans un rythme différent de la vie où elle-même était devenue mère de deux enfants lui procurant autant d’espoir que de chagrin. Sa vie était retournée à la case de départ. Cette parenthèse pour elle fabuleuse, où sa vive intelligence lui avait fait saisir l’importance de la culture, des voyages, de la découverte du monde… s’était refermée. Une fois épousée à Robert, l’homme peut-être le moins adapté à comprendre et mettre en valeur ses qualités ainsi que sa rare sensibilité, Beatriz n’eut même pas le temps de saisir que son intelligence n’avait pas vraiment besoin de béquilles ni du soutien constant d’une famille comme la nôtre. En absence d’une « troisième voie », revenir en arrière ce fut pour elle vraiment difficile.
« Où es-tu, maintenant, Beatriz ? J’attends que ta petite voix, à califourchon d’une vague bienveillante de lumière et d’ombre, m’apporte elle-même cette nouvelle. Tu traverseras, imperturbable, les distances du temps. »
Nino

Giovanni Merloni

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