Étiquettes
Albert Samuel Anker, Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
Buongiorno Sophie,
Je m’appelle Rita, je suis née dans un pays de la « bassa » dans la plaine du Pô, à mi-chemin entre Bologne et Ferrare. Suivant mes recherches sur les rapports entre la littérature, le cinéma et la chanson d’auteur du XXe siècle, j’ai récemment croisé, au beau milieu d’une de mes lubies, Le Galérien, cet écrivain français d’origine italienne qui raconte, on ne pourrait plus problématiquement, les passages cruciaux ou scandaleux de sa vie sentimentale. Cette trouvaille serait demeurée bien cloîtrée dans ma pile de notes et de repères bibliographiques si je n’avais pas trouvé à mon tour, dans un bar de Pieve di Cento, une ancienne petite ville, pas loin de chez moi, un livre à la couverture rugueuse, fabriqué à la main, où tout paraissait déplacé et douteux. D’abord, le titre : « Passions enfantines », un redoutable oxymore ; ensuite le nom de l’auteur : Cerutti Gino.
Vous êtes française, chère Sophie, vous habitez Paris. Donc vous vous souvenez d’autres noms, d’autres films, d’autres chansons et personnages, même si nous avons partagé, toutes les deux, quelque chose qui dépassait les frontières et touchait horizontalement notre génération, vous ne pouvez pas savoir ce que peut signifier « Cerutti Gino » pour une tranche de nostalgiques survécus à toutes les dérives qui se sont cumulées par la suite. J’ai vu que vous êtes née en 1951, comme moi. Nous sommes donc, toutes les deux, cadettes vis-à-vis du Galérien qui situe comme une pierre milliaire son seizième anniversaire presque le même jour de la célébration du premier centenaire de l’unité d’Italie. Cette distance ne m’empêche pas de saisir au vol ses signaux de fumée. D’ailleurs, j’avais à Bologne un amoureux plus vieux que moi — n’ayant pas, en échange, le don d’une majeure sagesse —, qui avait le même âge du Galérien ainsi que de Cerutti Gino. D’ailleurs, tout comme son « cousin » francophone, Cerrutti Gino est le personnage-titre d’une célèbre chanson. Avec une petite différence : Cerutti risque la prison, mais, puisqu’on est dans la fantaisiste et contradictoire Italie, il bénéficiera de la rémission… Mais, je vous vois pointer avec une expression incrédule et interrogative, au beau milieu de cette page noircie par moitié. Voulez-vous que je vous explique ? Ce petit livre, probablement en vertu de sa couverture assez résistante, avait été placé par la patronne du bar au-dessous de la jambe d’une table qui boitait un peu. En m’asseyant, distraite, avec mes livres, mon manteau et mon parapluie, j’ai donné involontairement un coup de pied à cette cale, avec le résultat de déverser le cappuccino sur la nappe de papier gris. J’ai alors protesté avec la patronne, me montrant scandalisée pour le mauvais traitement subi par ce bouquin, qui aurait bien pu se révéler un chef d’œuvre. La propriétaire, tout en m’offrant un deuxième cappuccino fumant, m’a autorisé à prendre ce manuscrit probablement inédit, qu’elle a tout de suite remplacé avec un morceau de journal plié en huit.
Excusez-moi de cette digression, faisant partie de la pédanterie dont Stendhal, si je ne me trompe pas, accuse, justement, les italiens. Mais cette histoire de bar c’était un particulier que je ne pouvais pas négliger. Parce que je n’aurais pas ouvert ce tout petit livre s’il n’y avait pas eu cette rocambolesque aventure de la jambe, du débordement du cappuccino et de la nappe mouillée ! Ou alors je l’aurai lu plus tard, attiré par son titre français qui m’aurait inévitablement reconduit à mes souvenirs d’école.
Bon, je profitai de la précarité de ce petit matin mal fichu pour m’immerger dans la lecture… Je fus d’abord étonnée par les prénoms italiens de la plupart des personnages : Nino, Dodo et Romano, contre une seule Française, Joëlle. Ensuite ces vacances à Arcachon… Mes réminiscences littéraires me rappelèrent Gabriele D’Annunzio, un de nos poètes plus célèbres, qui avait vécu quelque temps là-bas, très loin de chez nous, presque à l’ouest extrême de l’Europe. Plus avant, en lisant cette simple histoire d’amour que la plume vagabonde d’un auteur inconnu a voulu situer en France, j’ai bientôt reconnu les lieux de mon adolescence ainsi que de ma plus douloureuse ou joyeuse jeunesse !
Suivant le récit de Nino, forcément synthétique et obligé de restreindre ses digressions de la fantaisie et de la mémoire, j’ai vu couler devant moi au moins trois films qu’en France vous devez forcément connaître. D’abord, sur le fond, je retrouve Amarcord de Federico Fellini, cette fresque où l’expression « je me souviens » se concrétise bientôt dans le paysage de Romagne ; où l’énergie de la terre et des gens qui l’habitent se laisse porter par le vent et le vin devenant la petite folie des jours de fête, des promenades au long de la mer ou alors des soirées à la belle étoile sur le dos des collines. Ensuite, au centre, songeant à l’histoire de Nino qui tombe amoureux des yeux verts de Joëlle ainsi que de sa peau bronzée, je vois couler devant moi les images de « La ragazza con la valigia », avec Claudia Cardinale et Jacques Perrin. Enfin, en premier plan, gênant un peu le désir du lecteur qui aimerait participer à une histoire plus dégagée et ressemblante à un ciel serein, je ne peux pas m’empêcher de revoir le Fanfaron : dans l’histoire des « Passions enfantines » il s’agit de Romano, ce jeune voyou en herbe qui écrase complètement la personnalité sensible de Nino, tout comme dans le fameux film de Dino Risi, où Vittorio Gassman piétinait grossièrement la figure et l’âme rêveuse de Jean-Louis Trintignant…
Tout cela pour dire que derrière Le Galérien pourrait se cacher la même personne qui se donne, en Italie, le nom d’art de Cerutti Gino : un homme naïf et maladroit qui devient finalement incapable de prendre la vie par le bon vers et le bon sens !
Évidemment, il s’agit d’un paradoxe. À travers ses textes fragmentaires, ces titres hors du temps et ces noms farfelus, il y a bien sûr quelqu’un qui essaie de communiquer quelque chose qui va au-delà des histoires racontées. « Quién sabe! » Il faudra, à mon avis, fouiller en profondeur, si l’on veut comprendre pourquoi cet inconnu insiste à bouleverser nos existences en demandant la parole…
Ciao
Rita
R. Tuschman, Hopper meditation, Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
« Passions enfantines »
« Lors de mes seize ans, mon amour était un grand mélange de chasteté et de sexe imaginaire, ou, pour mieux dire, un triste laboratoire au sujet de l’absence d’une femme quelconque à mon côté. Elle, la femme, réelle ou idéale, me manquait. Voilà pourquoi je croyais que j’aurais été heureux avec toutes les femmes dont je serais tombé amoureux. La réalité de mes rapports avec ces êtres mystérieux n’était probablement pas la même que je me fabriquais. Joëlle, Antoinette, Roxane, vous n’y croirez pas, je les aimais comme si elles étaient la même personne. Étaient-elles interchangeables ? Bien sûr que non. Pourtant, elles étaient toutes également insaisissables, prêtes à disparaître et, en même temps, vaniteuses, disposées à accorder un sourire en échange d’un arbre fleuri enlevé exprès de la terre pour leur faire plaisir.
Je n’avais pas compris qu’on ne devrait pas aimer des fantômes et qu’au fur et à mesure que mon amour grandissait je les perdais jusqu’à les faire mourir en moi…
Je connus Joëlle peu de jours avant de quitter Arcachon. Je me rendis, traîné par Romano, un Italien même trop désinvolte, danser dans un établissement près de la plage.
Il était tard, on était tous gais… Le comptoir du bar était au centre de cet édifice spartiate posé sur la ligne invisible où se termine la plage pour céder la place à la vie ordinaire. Si l’on s’appuyait au rebord, on voyait le bleu scintillant de la mer au bout d’un couloir séparant plusieurs rangs d’ombrelles et de chaises longues, désormais repliées, en train de s’effondrer dans l’humidité de la nuit. Si on se tournait vers le bar où trônait une machine pour le café « espresso » ainsi que deux étagères bourrées de bouteilles, on croisait les yeux verts de Joëlle. C’est ce que j’ai appris quand je me suis rendu compte que cette jeune fille debout derrière le comptoir comme un personnage de Renoir était en fait la petite patronne de l’établissement balnéaire. D’abord, suivant ma timidité naturelle, je demeurai longuement assis dans un coin, ayant mon frère à mon côté. Enivré par la fumée des cigarettes ainsi que par la musique, j’observais Romano avec un sentiment partagé d’admiration et de gêne. En fait, sa désinvolture et ses fanfaronnades me blessaient : s’il n’avait aucune honte de lancer de compliments idiots ou de répéter par rafales des blagues connues, j’aurais préféré, au contraire, m’effondrer sous les sables plutôt que débiter des bêtises en chaîne. Les femmes riaient à ses jeux de mots idiots, le suivaient dans la danse, acceptaient en riant ses caresses et ses rires vulgaires. Il me paralysait. D’autant plus qu’il n’épargnait personne, réservant à ses copains les plus proches des attitudes de supériorité encore plus mortifiantes. Je me demandais ce soir-là pour quelle raison j’avais accepté de rentrer dans cette espèce de « gang » d’abrutis qui s’était formée autour de Romano. Peut-être, cela avait été scellé, à la suite d’un tournoi de baby-foot où Dodo et moi, contre toute prévision, étions sortis en vainqueurs. Romano, qu’on aurait dit battu pour la première fois de sa vie, s’était attaché à nous, avec cette idée primordiale de nous faire sortir du lot des « adolescents encore vierges ».
Pourtant la présence encombrante de Romano ne m’empêchait pas de cogiter autour de mon but primordial : « combien de temps devrais-je encore attendre avant que voie le jour cette rencontre avec le sens intime de la vie ? »
Vers dix heures du soir, Romano avait disparu. Je ne m’étais pas aperçu de son glissement derrière une cabine. Ce fut une dame âgée, peut-être une de ses nombreuses tantes ou cousines, qui me demanda, d’un ton complice : — sais-tu où Romano s’est caché ?
Je profitai de cette incursion fastidieuse pour me lever. Mon frère jouait aux cartes avec un tel acharnement que rien ne l’intéressait en dehors de cela. J’avançai vers le comptoir… D’abord, je demandai un Coca-Cola. Ensuite, je demandai une bière. Joëlle était lente, souriante, indifférente. Elle ne parlait pas beaucoup. Car elle aimait faire vite à servir et à se libérer, quitte à courir de temps en temps au juke-box pour lancer trois chansons. Puis revenait. Dans les moments de calme, elle appuyait son coude sur le comptoir, son visage sur la main et observait. Je me décidai à lui adresser la parole. Je n’avais jamais embarqué. Donc, je n’envisageais pas une chose semblable. Tout simplement, imaginant que Joëlle était plus âgée que moi, ou du moins plus experte de la vie, je lui demandais si son travail était lourd, si elle avait des pauses pour respirer… C’était une espèce de questionnaire de syndicalistes ! Ou alors une excuse pour expliquer que moi j’étais encore jeune, que j’étudiais, et cetera. Mais la réponse de Joëlle fut tout à fait inattendue : — mon père va me remplacer d’ici cinq minutes. Je suis libre.
Je restai attaché au comptoir, hébété par la vision de cette femme à la peau bronzée unissant des yeux verts d’enchanteresse à des cheveux noirs de jais. Nous dansâmes au moins dix fois. À l’improviste, je perçus Romano glissant à mon côté. Il me flanqua un coup de poing sur l’épaule, avant de disparaître tout de suite après. Mon frère ne cessait de jouer aux cartes. Mes parents nous attendaient, peut-être, ou discutaient, l’un nous accusant, l’autre nous défendant : « ils sont jeunes ! D’ailleurs, il n’y a aucun danger là-bas… »
Je dansais avec Joëlle joue contre joue, comme j’avais vu faire aux autres. Pourtant, j’avais la sensation que ce qui m’arrivait était unique. Je proposai à Joëlle de continuer notre danse sur la plage. — Oui, répondit-elle par un fil de voix, mais sans nous éloigner trop. Mon père a besoin de moi, de temps en temps !
Là-bas, nous nous assîmes sur une balançoire à deux places. Elle avait un sourire désarmant : même si elle disait des choses idiotes ou banales, elle les disait d’une telle voix, qu’elle me faisait couler l’amour dessus. Je crois que c’était le contraste entre le sérieux de son sourire et la joie intenable de ses yeux qui lui donnait cette incroyable force de frappe. Car elle alternait les énigmes de son visage avec la simplicité de son expression. Certes, lorsqu’elle me parla de son amitié pour Robert, un jeune guitariste de Toulouse, je ne fus pas content. Mais je réussis tout de même à la distraire, à la faire rire aussi en lui parlant de Toulouse Lautrec et puis de Léautremont ainsi que du Mont-Saint-Michel… Alors je l’embrassai sur les joues par des attitudes qu’elle subit avec désinvolture. Enfin, je pris sa main dans la mienne pour y glisser un baiser plus audacieux…
Tout cela était déjà fini. Le juke-box s’était arrêté, personne n’ajoutait plus de la monnaie pour continuer la fête. Son père siffla.
Irving Penn, Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
Au cours de la nuit, je fis des rêves agités. Au matin, mes draps avaient l’allure de turbans ou de cravates chiffonnées.
— Si tu ne changes pas, aucune femme ne t’épousera ! hurla ma mère, scandalisée.
Ce n’était pas la première fois que mon lit se transformait en champ de bataille. Mais, je ne sais pas pourquoi, ce matin-là cette phrase de ma mère, plusieurs fois répétée, retentissait comme un tocsin sinistre dans ma tête en forme de coeur.
Heureusement, mon frère n’était pas là : je ne suis pas sûr de ce qu’il aurait pu dire s’il avait entendu ma mère prêcher des attitudes plus civiles tout en essayant de m’arracher de ma barbarie.
Mon cerveau obéissant avait beaucoup de travail avec ce corps de jeune taureau de rodéo. Mais je n’avais pas le moyen ni la force de le dire. Je me demandais si ma mère savait qu’il y avait eu une rencontre, le soir avant, pardon, la nuit passée. Et je ne voulais absolument pas qu’elle le sache.
D’ailleurs, la phrase lapidaire de ma mère, qu’elle m’avait lancée bien sûr « pour mon bien » s’ajoutait à la pénible étiquette qu’on m’avait collée dessus depuis quelques années déjà : j’étais désormais disgracieux, maladroit et toujours distrait. Donc, j’étais un inapte en potence. En l’occurrence sympathique, pourvu d’une fantaisie débridée, mais, au final, une espèce de cas désespéré.
Pour me donner peut-être l’envie de buts insaisissables pour moi, tels le sérieux et l’abnégation dans le travail, personne en famille ne me rappelait qu’en fin de compte j’étais un beau petit mec ou qu’il y avait en moi d’autres qualités aussi.
Inutile de dire que ce brusque réveil dans une réalité en forme de tribunal m’enleva cette couche d’insouciance que je m’étais forgée au cours de ces vacances où j’avais expérimenté pour la première fois l’arrière-goût de la liberté.
La nuit avant, lorsque je me couchais en silence pour éviter tout commentaire avec Dodo, je comparais cela à l’arrière-goût d’une cigarette, au plaisir qui s’installe du fruit interdit. J’attendais de connaître l’arrière-goût d’un baiser sur la bouche de Joëlle.
Mais, le jour après, quand je me rendais par des voies traverses à l’établissement LA SPIAGGIA, je me sentais dévidé de tout héroïsme, de tout charme, de toute force. Pendant toute la matinée, sans discrétion, je poursuivis Joëlle, essayant de ne pas rencontrer son père, ni mon frère ni Romano. Par conséquent, je ne rencontrais Joëlle que dans des pauses de son travail, plus dur le jour que la nuit, si possible. Donc, en ces « instants volés » tout pouvait arriver. Soit elle me souriait, soit elle me regardait interloquée, comme si elle me voyait pour la première fois. Finalement, je décidai de m’arrêter, j’empruntai alors une copie du Figaro qu’on avait abandonné sur le comptoir et, faisant mine d’être fort intéressé aux nouvelles du jour, je m’exilai dans un coin extrême de la plage où des pêcheurs appuyaient leurs trucs. Il arriva ainsi que Joëlle vint me chercher : — que fais-tu, ici ? Est-ce vrai que ta mère t’a fait des reproches ce matin ?
Je n’écoutais pas ses mots. Je ne faisais que regarder sa bouche, l’eau de la douche coulant sur ses cheveux, la peau lisse et ronde de ses bras, tandis que ses yeux résumaient en eux-mêmes je ne savais pas quel acte de mon drame.
« Laisse-moi t’embrasser sur la bouche… » disaient mes yeux tout en se plongeant dans les siens comme dans une piscine d’eau marine.
— Que fais-tu, ici ? répéta Joëlle
Je répondis en évoquant la rigueur de mes parents, essayant de la rassurer : je n’étais plus un enfant au merci de la famille… mais je disais cela en bégayant comme un parfait idiot.
Nous n’étions plus les mêmes et peut-être le soleil, brisant toute intimité, ne convenait pas à nos colloques sincères.
Joëlle revint pour la énième fois chez son père. J’entendis que ce dernier la reprochait pour quelque chose…
Le soir même, ma famille fut invitée, par des cousins de Cap Ferret, goûter un barbecue à base de poisson. Plus tard, je rentrai à l’hôtel avec un terrible mal de tête. J’avais attrapé la fièvre et je dus rester un jour dans ma chambre. Ma fantaisie courut alors en long et en large sur la plage de Péreyre, désespérément, comme un compas autour de l’établissement de « ma » Joëlle, en quête d’elle. Après quelques heures d’insomnie, je pris une feuille et commençai à écrire ma première lettre d’amour de ma vie. Elle était assez confuse, pleine de rhétorique et de belles phrases, mais de quelques façons claire, explicite dans ses intentions. Je chargeai mon frère Dodo de la passer à Joëlle. Mais celui-ci ne fut pas l’ambassadeur loyal et discret que j’espérais : avant de la consigner à l’intéressée, il montra ma lettre à Romano.
Au crépuscule, je vis arriver Joëlle auprès de mon lit : elle avait répondu à ce que je lui avais demandé. Mais je n’eus pas la chance de lui parler comme j’aurais voulu, parce que Dodo et Romano étaient là, avec la précise intention de se moquer de moi. Au moment de l’adieu, j’embrassai Joëlle sur la joue. Je ne pus pas faire plus. Romano profita de mon embarras pour me critiquer, déclarant qu’à ma place il aurait mieux tiré parti de la circonstance… Lorsqu’ils furent partis avec Joëlle, je me jetai sous la couverture et je pleurai.
Le lendemain, j’étais guéri, mais les vacances se terminaient déjà. Ayant la matinée à disposition, je courus à la plage, mais Joël n’était pas là. Je lui laissai un billet collé avec le scotch à la grande glace : « mon train part désormais à 15 heures, je te remercie, Joëlle, tu m’as donné l’arrière-goût de tes yeux et de ta voix ! Tu ne m’as pas donné celui de ta bouche, patience ! »
À la gare d’Arcachon, la famille éparpillée sur le quai n’avait pas hâte de se réunir en avance, chacun sachant qu’on se retrouverait bientôt coincés dans le même box du même wagon. J’essayais surtout de m’écarter de Dodo, en train de rire et discuter avec Romano, encore plus encombrant que d’habitude. Je me demandais comment se serait passée mon histoire avec Joëlle si j’avais été seul à Arcachon… quand je la vis, appuyée au kiosque de journaux dans le hall de la gare. Elle me fit un petit signe. Je regardai ma montre. Le train allait arriver dans cinq minutes… Je me lançai dans le sous-passage, me bouchant à priori les oreilles pour ne pas entendre la voix affolée de mon père. Je remontai. Elle était splendide. D’ailleurs, une scène semblable, nous l’avions vue, tous les deux, dans quelques films américains. Je courus vers elle. Elle sortit de la gare pour m’attendre là où personne ne pouvait nous voir.
Sally Rosembaum, Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
Depuis Paris j’entamais une correspondance avec elle. C’était surtout moi qui écrivais. Elle ne répondait que rarement, essayant de me faire comprendre que cela n’avait pas de sens. Peut-être, flattée de recevoir des lettres pleines d’enthousiasme, de joie de vivre ainsi que des vers farfelus, elle se laissait aller à une rêverie légère et tout à fait superficielle, comme on peut bien le comprendre en lisant une de ses missives :
Arcachon, 18 octobre 1961
Nino,
Excuse-moi pour tout : pour les lettres que tu ne méritais pas, que j’avais écrites de cette façon-là ; et pour la paresse qui m’a empêché de te répondre. Cependant, moi aussi, comme toi, j’avais accompli une lettre que je ne me suis pas décidée à poster… l’école a déjà recommencé et j’ai toujours des devoirs à faire ; il y a quelques jours, j’ai eu une fièvre terrible dont je ne me suis pas encore remise. Nino, est-ce que tu me veux encore du bien ? En es-tu sûr ? Je ne le sais pas encore, je suis dans un état d’âme terrible, pleine d’incertitudes, de nerveux, de mélancolie. Le temps est toujours gris, il pleut toujours ; aujourd’hui, quand je suis sortie de l’école, il pleuvait à verse, j’avais laissé mon parapluie à la maison, je me suis trempée comme un poussin, les gouttes glissaient sur mon visage comme des larmes, tu aurais dû me voir. Dans ta lettre, une phrase m’a particulièrement touchée : « je t’aime et je ne t’aime pas » ou alors « j’éprouve du chagrin parce que tu ne m’écris pas, mais je sens que je ne t’aime pas »… Penses-tu que dans une des premières lettres tu avais écrit « dans les jeunes filles, laides ou belles qu’elles soient, je ne vois rien, je ne réussis même pas à les regarder », parce que tu voyais partout mon visage, mes yeux, mon sourire ! Je t’ai écrit tes mots à toi pour te demander si c’est encore vrai. Je vois que tu m’as demandé de te renvoyer tes poésies, que tu veux publier. Fais comme tu penses : ce n’est pas moi qui peux t’en empêcher. Je te les enverrai ; je voudrais les garder, donc je devrai les copier. Si tu en as besoin avant, écris-moi cela dans la prochaine lettre.
Maintenant, je n’ai plus rien à te dire, il est tard désormais et je dois aller étudier. Nino, écris-moi. En me souvenant de toi…
Joëlle (avec des gribouillis) »
« Une lettre qu’on ne pouvait plus sincère et éloquente. Je ne sus en comprendre la signification qu’après du temps… Alors, je voulais croire une “idylle durable” qui n’existait pas…
Quelque temps depuis cette lettre, Joëlle m’invita à “voir Arcachon en hiver”. Puisque mon père devait se rendre à Bordeaux pour son travail, je fis le diable à quatre pour qu’il m’emmène. Finalement seuls, Joëlle et moi, nous passâmes une journée inoubliable dans ces lieux presque méconnaissables où nous-mêmes, emmitouflés et sérieux, ressemblions à deux petits vieux à la retraite. Cela renforça mon sentiment d’amour pour elle. D’abord avec le souvenir de la plage et de la splendide allée des tamaris, ensuite la touchante visite à l’établissement fermé que le vent frappait furieusement, enfin la longue promenade sur l’embarcadère s’échouant sur cette inoubliable collation à deux dans le grand bar du centre….
Nino
Carl Harald Alfred Broge (1919), Image empruntée à un tweet
de Laurence @f_lebel et @FranckDache
Giovanni Merloni
Cette correspondance est protégée par le ©Copyright