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001_walther crane Walter Crane, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Chère Marguerite,
Je profite de ce tournant favorable, où vous assumez la présidence du comité des lectrices des œuvres du Galérien, pour développer une petite réflexion qui changera le caractère de nos rendez-vous, tout en renonçant, hélas ! à la suite des étranges histoires de Nino.
D’ailleurs, votre « M » vous place au beau milieu du vocabulaire ainsi que de l’annuaire téléphonique. Vous pouvez m’aider donc, en effeuillant la fleur qui porte votre prénom pour l’interroger : oui, non ; oui, non ; il m’aime, il ne m’aime pas ; il continuera, il arrêtera ; oui, non ; oui, non…

Les autres lectrices, inquiètes, se demanderont elles aussi : « qu’est-ce qui se passe ? » Je les vois parfaitement, dans leurs chambres, étendues sur leurs lits, affaissées sur leurs fauteuils ou alors « debout » au milieu de place de la République avec un des bouquins du Galérien qu’on peut désormais trouver assez facilement dans le petit marché improvisé qu’on a installé dans un coin. Je les vois distinctement : Lara, Kim, Juliette, Ilona, Héloïse, Garance, Firmina, Éléonore, Diana, Camille, Berthe, Augustine. J’espère qu’elles ne m’en voudront pas si je quitte mes mémoires un peu brusquement, mais quelquefois écrire dans le web c’est le même qu’avoir installé notre enseigne sur la rue nous engageant depuis le commencement à un marchandage continu, non seulement avec les clients de la boutique et le bureau des impôts, mais aussi avec les commères du quartier : cela ne convient pas toujours au calme indispensable pour qu’un récit se déroule jusqu’au bout.
Cette expérience des « Lectrices » m’a enrichi à plusieurs égards, débloquant un circuit vicieux qui durait depuis longtemps, bien avant que je montais mon blog. Toutefois, cette « ouverture » a fait ainsi évoluer en moi un certain esprit autocritique, m’obligeant à réfléchir sur le caractère d’une « autobiographie », plus ou moins masquée, qui touche en tout cas d’autres personnes, survivantes ou pas. Cela a déclenché un procès d’autocensure qui a progressivement assombri l’esprit libre et joyeux que je voulais y exploiter.

002_lectrice 19_02 - copieImage empruntée à un tweet de Marie-Noëlle Bertrand @eclectante

En fait, j’ai toujours eu la nécessité de raconter les tourments et les joies de mon existence d’où j’ai su en définitive m’en sortir, après avoir subi des temps d’arrêt et des moments difficiles. Relativement à certaines périodes, plus « glorieuses » ou « critiques », j’avais écrit, sous forme de journal ou de récit autobiographique, de façon plus systématique. Mais la plupart de mes souvenirs, bien que nets et ineffaçables, restent fragmentaires. Donc, je n’ai fait cela que par bribes, revenant souvent sur le même souvenir, comme on fait quand on raconte de vive voix sa vie à quelqu’un qui nous écoute plus ou moins attentivement.

Tout en partageant l’idée de Gabriel Garcia Marquez « qu’on ne vit la vie que pour la raconter », il n’y a pour moi que deux possibilités : l’autobiographie sincère, fouillée, dépouillée de la méchanceté ou de l’esprit de revanche, dans laquelle le point de vue du narrateur est exploité jusqu’au bout ; le roman, où notre vie, tout en se découvrant représentée de façon fidèle, peut trouver un abri et un nouveau souffle.

Pour l’autobiographie il est nécessaire de respecter un double secret : celui de l’écrivain, qui confie ses mémoires à une postérité reportée dans le temps ; celui du lecteur-complice (il y en a toujours un) qui partage la « grande reconstruction » où tout est dit, avec prénoms, noms de famille, lieux, circonstances, et cætera.

Pour le roman aussi il faut un temps de solitude. Le roman demeure d’ailleurs l’unique forme d’expression vraiment libre et complète n’excluant pas l’invention d’un personnage qui nous représente et ressemble. C’est le cas de David Copperfield, mais aussi des Buddenbrook ainsi que d’une série infinie de romans qui racontent, parfois dans les moindres détails, la vie de l’auteur même. Le déroulement du roman, avec son rythme et ses vicissitudes, tout en englobant la « vérité historique », inévitablement la transfigure, créant un « autre monde », une nouvelle réalité où le personnage n’a plus rien à voir avec son double. D’ailleurs, le but de chaque auteur n’est pas celui de raconter « sa » vie. Il veut toujours raconter « la » vie.

Si l’auteur a besoin de liberté, le lecteur aura besoin d’un temps de lecture qui lui donne la possibilité de saisir le sens profond de la vie des personnages, plongeant dans leur monde pour en assimiler les odeurs, les saveurs, les bruits de fond, et cætera.

Les feuilletons d’aujourd’hui ne sont pas du tout ceux du temps de Balzac ou Zola. Il suffit de considérer les films tirés des œuvres de ces deux géants pour voir que leurs textes, publiés toutes les semaines, n’étaient que des chapitres d’un roman conçu en avance, de façon claire et robuste. Au contraire, si l’on voit par exemple la transposition de Rocambole pour la télévision, malgré le haut niveau de cette réalisation, on constate la mise en place de certaines béquilles qui deviennent inévitables au fur et à mesure des émissions. Tandis que la Seine coule, avec toute l’histoire du monde, sous le pont Mirabeau, les feuilletons contemporains, tiraillés entre les deux exploitations possibles — la télévision ou le NET — sont de plus en plus assujettis à cet horrible « temps réel » ou chaque fragment, mot ou image, est avalé et confronté à des modèles qui s’imposent ou sont imposés au jour le jour. D’une certaine façon, l’actualité devient l’arbitre incontestable de la narration qu’on approuve ou rejette en fonction dudit modèle. Par conséquent, l’actualité s’incruste sur la narration. Le fragment d’un texte, obligé d’affronter tout seul le jugement universel d’un univers de gens aussi redoutables qu’invisibles, finit par se gonfler de toutes ces incrustations.

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Si on doit conclure que l’unique voie possible c’est le fragment, le haïku, la citation et que le roman est tout à fait incompatible avec la lecture numérique, à plus forte raison l’autobiographie en sera exclue. À part l’autobiographie des morts, bien sûr, publiée n’importe comment au moins 70 ans après la disparition de son auteur…

Voilà, ma chère Marguerite. Le Galérien s’en va, tout en laissant ses traces partout. Dorénavant, je soumettrai aux nouvelles lectrices de petites contes ou rêveries tout à fait étrangères aux secrets stratifiés d’une vie personnelle, pourtant bien possibles et compatibles avec mon inébranlable besoin de vivre en société.

Giovanni Merloni