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001_lectrice en larmes 180 « Les larmes des lectrices », tweet que Laurence (@f_lebel) m’avait consacré,
en bienveillante réponse au précédent article des Lectrices
(Le Galérien s’en va)

Chère Marguerite,
J’avais été fort émue par les « larmes des lectrices » risquant de former un fleuve étincelant de petites lucioles mourantes, mais gonfle aussi d’une rancœur que personne n’avait le courage de confesser. « Comment est-ce possible ? me disais-je. Ce Galérien préfère-t-il vraiment rentrer dans sa galère solitaire, avec le seul enjeu de ramer vers la mort, sans que personne n’en sache rien ? »
En voyant sur la page ce mot « personne », je me suis dit que, finalement, pour la plupart de nous, lectrices simples et sincères, la disparition du Galérien a été au contraire une chance positive : vous le savez mieux que moi, lorsqu’un pape meurt on en élit tout de suite un autre ! Ou alors, comme il arrive de plus en plus fréquemment de nos temps, nous assistons facilement à des « candidatures spontanées ».
Je ne crois pas que nous devrons attendre longtemps. Bien tôt, quelqu’un d’autre entamera le même processus que notre « cher disparu ». Nous trouverons des bouquins dans les étalages des marchés, sur les bancs publics, dans l’avion, dans le train. Ou bien, plus souvent, mêlés aux dépliants publicitaires, ils jailliront bruyamment de nos exiguës boîtes aux lettres.
Entre-temps, dans l’attente indifférente d’un nouveau « phare de la bouche à oreille », de petites surprises arrivent déjà, qui nous font sourire tout en provoquant en même temps une sorte de gêne frôlant la colère…
Je vous laisse lire à ce propos, chère Marguerite, cette petite provocation que je reçois d’un simple blogueur, revendiquant peut-être un peu d’attention aussi pour les lecteurs mâles. Nous vivons dans un monde bien étrange, n’est-ce pas ?
Lara

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Lara, bonjour
Votre prénom, très diffusé et parfois abusé, ne peut pas m’empêcher de courir au galop envers vous…
Oui, mais vous, où êtes-vous ? Vous êtes ici à Paris, confortablement installée dans un deux-pièces, accoudé à son tour sur une cour silencieuse ? Vous êtes restée, au contraire, à Moscou ? Très probablement, vous n’êtes que la petit-fille de la célèbre Lara, aimée par le Docteur Jivago. Une très jolie créature, que j’aime moi aussi, l’ayant connue d’abord dans le roman de Pasternak, avant de la voir ensuite ressuscitée par la figure très attachante de l’insaisissable Julie Christie…
Vous êtes bien sûr d’accord avec moi : cette femme-là ne pouvait pas se borner à inspirer l’une des histoires les plus anticonformistes de l’époque. Par sa modestie et son incroyable adhérence à la vie comme à la terre, Lara est aussi une spectatrice, donc une lectrice, comme vous. Elle partage jusqu’au bout le drame de Jivago, un homme qu’elle n’oubliera jamais. Mais elle restera en tout cas comme étrangère à ce drame même, prisonnière de ses attitudes d’estime et de respect pour cet homme sans doute exceptionnel, très cultivé et respectueux à son tour.
Le respect réciproque de ces deux personnages a plongé au fur et à mesure de millions de lecteurs et spectateurs dans un sentiment de frustration et d’intime rébellion. Car la vie se passe souvent comme ça pour des multitudes de personnes tombées dans le piège d’un amour impossible, qui ne savent pas s’en sortir… qui aimeraient donc, du moins dans la fiction littéraire ou cinématographique, que quelqu’un fasse finalement le geste attendu : poser sur sa propre tête une couronne de marguerites, comme le ferait un Napoléon de l’amour.
Il faut d’ailleurs accepter, en principe, qu’il y ait toujours une raison valide pour se retirer de la compétition de la vie sans être des lâches pour cela : Jivago, par exemple, ne lâche pas prise en conséquence d’un échec à lui, mais plutôt pour une erreur immanente dans la société qui l’entoure. Il se dérobe devant le manque d’intelligence et d’humanité d’un système qui semble ne pas avoir d’autre but que celui d’étrangler l’individu. Et bien sûr, il ne se sauve pas, prisonnier comme il est d’un sentiment du devoir impitoyable envers ou contre lui-même. L’idéalisme égalitaire et fraternel de Jivago ne va pas d’accord avec l’idéalisme transformé en arme de division et de pouvoir dans son pays sous l’empire de Staline. Il subit le pouvoir, comme il subit les lois ancestrales de l’amour et de la famille, sans se rebeller, même s’il juge entre eux bien compatibles, dans une société juste, libre et égalitaire, les besoins individuels et collectifs. Il pourrait bien sûr tout avoir, vivre alternativement en deux foyers, s’occuper de deux femmes et de deux familles. Mais il devrait accepter les compromis et les « logiques » du pouvoir, plongeant dans l’hypocrisie et le mensonge. Il ne peut pas le faire parce que cela abîmerait ses sentiments, parce que cela est vulgaire, banal, répétitif, ennemi de la poésie et de la beauté. Il finit pour mourir seul, obsédé par des cauchemars qui lui racontent à l’infini la même passerelle sombre, au milieu d’un monde d’insouciants assassins et de vulgaires marionnettes.

002_dernière lebel 180 Lectrice d’Edward Burne-Jones, image emprunté d’un tweet
de Laurence @f_lebel

Mais voilà, chère Lara, la véritable raison de ma lettre délibérément provocatrice : j’ai fait un rêve. Il ne s’agit pas du faux rêve intéressé et trompeur dont se vanta un jour un certain Berlusconi pour attirer les feignants et les trompeurs comme lui dans une dérive destructrice non seulement de l’économie d’un pays, mais aussi de son âme…
Pourquoi vous ai-je parlé de cet individu méchant au sourire idiot ? Parce qu’il est l’enfant naturel de ce Mussolini qui avait déjà entamé des destructions et falsifications également violentes et irréparables. Parce que je suis Italien et j’hérite de mes pères — dont je pourrais faire une longue liste, incluant toujours Mazzini, Gramsci et Pasolini — une rébellion instinctive contre le conformisme de toutes les dictatures violentes et hypocrites qui ont prétendu une sorte de vénération idiote, avec la complicité du peuple soumis (une complicité tout à fait incompréhensible pour moi).
J’ai rêvé d’être un Jivago de nos jours, pas moins dramatiques, je crois, par rapport à l’époque qui faisait de corniche à la vie de cet antihéros courageux. Dans mon anonyme tombeau à la plaque illisible, je ne cessais de m’interroger au sujet de mon destin contrarié : « Pourquoi suis-je tombé amoureux de Lara ? Pour quelle raison supérieure ai-je renoncé à elle ? N’étais-je vraiment pas capable de prendre une décision quelconque ? Ne pouvais-je pas, en extrême analyse, essayer de survivre, empruntant la route de l’hypocrisie et du mensonge ? »
Et voilà la suite de mon rêve, ma petite ridicule attestation de sympathie à cet homme grand et généreux et à son intransigeant auteur :
« La nuit dernière, j’ai rêvé d’un grand édifice mussolinien aux murs revêtus de mosaïques décolorées où l’on m’avait invité à une étrange réunion se déroulant dans un café aux petites tables rondes. Les gens discutaient avec acharnement, laissant tomber à terre tasses, soucoupes, verres, cuillers, journaux. C’était à cause du vent soufflant depuis une grande fenêtre ouverte, amenant aussi le vol insouciant de pigeons et d’hirondelles. Je ne sais pas pour quelle raison, j’étais assis contre le mur, à quelques centimètres d’une des demies-fenêtres qui rentrait dans la salle… silencieuse ! Oui, le silence avait pris le dessous quand, sans réfléchir, j’ai cherché à saisir de la main droite une voix qui me parlait… Non, cela ne pouvait pas être une voix ! Car on était plongés aussi dans une sorte d’aveuglement collectif. Derrière moi respirait un visage féminin. Un merveilleux visage qui vint à ma rencontre se pelotonnant sans attendre dans le creux de ma main. Un visage dont je sentais distinctement la peau lisse, la bouche humide, les cils chatouillant ma paume, les cheveux descendant au long de mon bras. Le visage souriant et pâle de Julie Christie ? Les traits incomparables d’elle… de Lara ? Oui, j’étais ravi d’être devenu aveugle, car la sensibilité de ma main me laissait deviner le reste de ce corps qui était là rien que pour moi, pendant tout le temps de notre joie, qui allait durer jusqu’à la fin du rêve. »

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Giovanni Merloni