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Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
Chère Odile,
J’ai bien compris que le Galérien en personne a décidé de nous raconter quelques épisodes détaillés de ce qui se passait « dans les coulisses » de ses fameuses vacances à Quercianella, s’emparant d’autorité de l’espace qu’il avait jusqu’ici confié à d’autres événements et personnages.
J’ai lu volontiers le récit que vous m’avez envoyé par le biais de l’association des « Amis du Galérien », en prévision d’un débat, qui sera bientôt hébergé par nos confrères « Garibaldiens », au sujet de ces mêmes vacances « cruciales ». Dans ce texte, j’ai particulièrement savouré la curieuse histoire des « frères Lumières » qui s’échoue dans un endroit fatidique… l’établissement balnéaire de l’Aéronautique militaire, juste au nord de Livourne ! Comme dans un roman d’Italo Svevo, le protagoniste y traverse la plus paradoxale des indécisions. Très lié avec son frère cadet, il avait cru, pendant un long instant, que ce « duo » inoxydable pouvait s’éterniser par l’union idéale et physique avec deux sœurs, elles aussi soudées par des liens très solides. Les circonstances de cette première rencontre avec Nora, évoquées en quelques traits, m’ont fait beaucoup rire, rien qu’en découvrant l’évidente parenté de ce nouveau personnage avec la femme enfant de Ibsen, inspirée à son tour à la Dora de David Copperfield. J’ai pourtant plongé, tout de suite après, dans un état pénible, songeant au thème du débat qui se déroulera la semaine prochaine ayant un titre assez redoutable : « Entre deux utopies, celle du divorce ou alors celle de revenir en arrière, imaginant que notre mariage n’avait pas eu lieu, laquelle choisir ? »
Partageant l’avis des organisateurs, je suis d’accord pour faire sortir le texte de ce récit le jour même dudit débat public, passant alors le témoin à la lectrice qui me suit, Marguerite. Qui saura, mieux qu’elle, interroger la fleur blanche et jaune tout en lui enlevant, un à un, les pétales ?
Quant à moi, après avoir lu l’histoire de Quercianella, j’avais eu la sensation que quelque chose manquait, indispensable pour comprendre les raisons du « choix de vie » dont s’occupera ma collègue. J’étais donc absorbée par les doutes et les questions difficiles à avaler quand, faufilé au milieu des cartes postales devant un kiosque à la Gare de l’Est, j’ai trouvé un bouquin du Galérien n’ayant apparemment aucun rapport avec les vicissitudes personnelles dont il avait parlé évoquant un Journal intime à la première personne. Il ne s’agit pas donc du pamphlet de jeunesse de notre auteur bien aimé. Cependant, j’y ai retrouvé un écho, un reflet fort et émouvant : les confessions de Nino que vous trouverez ci-dessous offrent aux lectrices un possible trait d’union entre les douleurs explosives de l’adolescence et les chagrins souterrains d’un voyage long et accidenté vers la vie adulte.
Noémie
Félix Vallotton, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
Le journal intime de Nino
« Il est noir, je suis dans ma chambre, assis dans mon fauteuil et je pense. Je pense que j’ai grandi, que je suis un homme ayant des besoins corporels et psychiques que je ne peux pas reporter, que pourtant je maltraite et renie. Je pense à la quantité d’amour qui se cache dans mon coeur piétiné, tandis que celui-ci est prêt à sortir de l’écorce raide de mon éducation renonciataire !
Je sais en avance que dans mon incursion dans la vie je vais cogner contre un écheveau de mots brusques et sanglants auxquels je devrais m’accoutumer, comme à une condamnation annoncée… On voudrait me convaincre que c’est inévitable : la lutte de la vie aboutit forcément dans l’ERREUR dont le « sacrifice de la chair » nous préserverait. Cela ne me convient pas du tout, ce sacrifice de la chair !
J’aime la vie si elle me permet de créer quelque chose, même si je ne suis qu’une petite cellule, un engrenage (un banal mécanisme), même si je ne suis rien, vraiment rien, quelque chose qui reste tout à fait aux marges.
Cependant, il est parfaitement inutile de penser à tout cela s’il me manque la désinvolture pour me leurrer jusqu’au bout. Pour m’emparer vraiment des choses, j’aurais besoin d’être un autre, tandis qu’au maximum je réussis, tout à fait inconsciemment, à établir un rapport de similitude, ni tendre ni violente, avec les personnes et les choses que je rencontre. Paradoxalement, je ne possède que ce qui ne m’appartient pas, tandis que je maîtrise sans faille mon étrangeté : une minute depuis que j’ai réussi à exprimer ce que je pense, tout cela est irrémédiablement fauché, perdu, jeté à la poubelle.
Cela dit, je ne me sens pas encore à la faillite, même si demain je brûlais la journée accompagnant en voiture quelqu’un qui m’est indifférent, avant de photographier des momies de carton-pâte et d’avaler tout cela (avec effort) ; même si quand je serai au lit il s’agira d’y dormir dessus…
Quand je me rends au lit, je suis tenaillé par un sentiment de tendresse, et de vide, alors je reporte de minute en minute l’instant où je me lèverai pour éteindre la lumière, pour rassembler dans mes toiles d’araignée les idées et les souvenirs…
En proie d’une étrange anxiété, je pense que mon corps a besoin d’être “mis en valeur” tandis qu’en vérité je ne poursuis que d’innocents baisers sans éclat ni saveur, éloignés dans le temps… Car j’aurais besoin, au contraire, d’un baiser perdu et absolu… Parfois, je pense que cela est absurde, dramatique, injuste.
Pourtant dans toutes ces vies égales, répétitives ou escomptées que je lorgne depuis mon observatoire invisible, il y a toujours eu un moment où tout s’est déclenché, accéléré par le hasard de coïncidences et de rencontres inattendues.
Chacun de ces destins s’amassant sous mes yeux, avant de se fourrer tous ensemble dans le bus bringuebalant, rentre dans l’ordre des choses, immuable dans sa variété frénétique : si quelque chose naît soudainement, sans qu’il y ait apparemment une raison pour cela, il se peut qu’au même instant quelque chose meure, également sans raison, soudainement !
Ce soir c’est différent, du moins j’en ai le sentiment : je dois peut-être décider au sujet de mon futur, tout en sachant que le futur est indissociable du présent et du passé aussi. Je sais déjà que ce geste de me châtrer moi-même je n’aurai pas le courage de le faire. J’ai la tête confondue, mes idées sont autant d’aiguilles qui dansent parmi les cheveux, dans les yeux et sur les lèvres jusqu’à prononcer ton prénom : Jeanne. »
Balthus, Lectrice, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
« C’est un prénom tabou, Jeanne, ayant une signification terrible pour moi. Oui, cela n’est ni vieux ni nouveau, sur le prénom de Jeanne j’évite de m’arrêter… Je le dis maintenant avec ce chagrin plein de volupté qui n’a rien à voir avec la douleur du désespoir.
Cela ressemble plutôt aux jours où je me sauve dans un coin pour penser à moi-même avec une certaine compassion vis-à-vis de mes tentatives de conciliation entre ce que je crois profondément (c’est-à-dire que je ne crois presque à rien) et ce que j’éprouve, que pourtant je voudrais ne pas entendre : que la solitude pue, qu’elle est une chose dont on doit avoir honte. Car la solitude témoigne d’une grave inaptitude à se conformer au monde et cela nous rend antipathiques à la plupart des gens.
Il y a d’ailleurs beaucoup de personnes ayant des affinités avec moi qui ne sont pas égarées ou reléguées aux marges de la société : les femmes ! Mais elles aussi m’écartent, à présent. Car je les considère désormais comme trop élevés, hors de taille, insaisissables pour moi.
Jamais, je le jure, je n’avais pensé que je pouvais vénérer un autre dieu qui ne fût pas Jeanne. Malgré le changement des décors et les tremblements de terre autour de nous et dans nos corps mêmes, mon subconscient ne cesse de s’adresser dévotement aux nombreux icônes ou affiches ou copies d’elle en chair et os que je rencontre partout où je vais… Pourtant, j’affirme avec énergie et rigueur d’avocat, il y a plein de jeunes femmes qui nous capturent par leurs yeux de merlan frit dans les rues. Va savoir ! Elles pourraient avoir cumulé les mêmes tics et complexes ainsi que le même manque d’assurance que moi. « Impossible, tu es paresseux et aride aussi », soutient mon subconscient, qui, en général, n’est pas du tout, si j’ose le dire, inconscient.
Je ne suis pas paresseux, ni égoïste. Maintenant, je suis un animal blessé en train de lécher ses plaies. Je suis forcé à attendre, tandis que j’aurais envie d’aimer librement, comme avant, et davantage.
Sortant du lycée, ayant la chance d’une voiture partagée avec mes frères qui m’attend dans la rue avec mes responsabilités futures, tout semble apprêter une condition nouvelle où je serais plus assuré et mûr…
Cependant, si je pense que je vais grandir, voire vieillir en échange de je ne sais pas quoi, ayant déjà perdu… quelque chose d’essentiel que j’oublierai d’avoir eu en moi… si je m’aperçois que cela est inévitable je voudrais pleurer, ou trouver une façon quelconque pour demeurer petit dans l’insouciance et grand dans l’enthousiasme, encore un peu.
J’évite les prostituées. Je les aime, je passe souvent là où elles traînent pour échanger quelques mots avec elles. Mais je ne veux pas devenir adulte par le biais de l’argent. Je préfèrerais leur donner les dix mille lires que je n’aurai jamais pour qu’elles s’achètent deux heures de véritable liberté…
(Je ne sais pas le nier, il ne me semble pas juste, pour ces choses-là, de dépenser des sous et en somme contraindre par cette mesquine supériorité un être humain à feindre une scène d’amour même sentimentale pour cacher sous une couche d’hypocrisie de la libido pure et simple.)
Je pense alors avec émoi que j’aime la maison où je suis né, que j’aime la terre parce qu’elle est verte et que sur le pré s’installe une lumière qui tout emporte…
Enfin, je me demande de combien d’amour suis-je capable puisque je suis jeune, puissant : un roi arborant un diadème plus grand que sa tête ainsi qu’un énorme manteau ressemblant une couette. Dans mon royaume, quand je pense à la plénitude de la vie, j’ai la sensation que parmi les femmes du pays de mon enfance, que je n’osais même pas regarder, il y en a une qui vient auprès de mon lit pour replier ma couverture.
Cependant, je suis toujours en voyage, dans le train même que j’empruntais tout petit quand nous nous rendions en villégiature dans la Vallée d’Aoste. J’étais le seul qui restait éveillé debout dans le couloir assistant hébété à la course violente de la nuit derrière la fenêtre vibrante par les secousses rythmées des roues sur les rails. Jusque de mon enfance, j’ai aimé même trop les choses de la vie et tous ceux qui les faisaient exister, au point de tout perdre souvent, cycliquement, au même rythme du train.
Nu avant d’arriver au but, nu au départ, nu et frappé quand même par l’envie de savourer le matin de la vie, démuni de cette assurance idiote qui t’épargne la tortuosité des labyrinthes et des enquêtes impossibles…
Il y a peu, j’ai couru au téléphone dont les autres habitants de la maison avaient oublié l’existence… Mécaniquement, j’ai fait le numéro de Jeanne. Jeanne n’est pas là, que je suis distrait ! Elle est encore à Bayonne, j’ai pensé. Je me suis alors aperçu que le combiné est tout enseveli sous la poussière…
En deux mois de solitude, presque deux siècles d’absurde et profond silence, j’ai grandi, j’ai la plupart du temps réussi à voir objectivement les sentiments, les idées, les souvenirs… Il y a eu même un moment où j’ai cru appartenir à plein titre à ce monde jusqu’à mériter ce que j’avais, mais en cette évolution aussi importante que rapide, inattendue, la tenace parenté amoureuse demeure inébranlable entre moi et Jeanne : Jeanne conditionneuse de mes jugements ; Jeanne spectatrice de mes péchés de gourmandise et de superbe… Voilà, il ne sert à rien de dire qu’une personne est lointaine et qu’elle ne peut plus nous faire peur.
Dans une séparation si nette, provoquée d’ailleurs par des forces extérieures, comme celle qui s’est produite entre ma fiancée et moi, rien ne m’autorise à mépriser ses défauts et faire la liste de ses fautes, d’autant plus qu’elle est loin de moi. Si je rêve de ma Jeanne éloignée, perdue qui sait où, je ne me souviens que des choses que j’aime encore d’elle. Voilà pourquoi j’ai honte de la plupart de mes gestes et qu’au cours de la nuit je me repens si la place que je lui consacrais n’est plus ici, dans mon lit. »
Nino
Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
Giovanni Merloni