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Lectrice de John Constable, image empruntée à
un tweet de Laurence @f_lebel
Chère Juliette,
Je viens d’apprendre que vous êtes la secrétaire de l’association « Je est un autre » où, étrangement, toutes les membres ont un prénom qui commence par « J » : Joanna, Jacqueline, Jeanne, Joséphine et vous-même, Juliette. En lisant les articles de votre blog associatif, je me suis rendu compte que vous faites partie d’un groupe de lectrices ayant un penchant particulier pour la psychanalyse. C’est peut-être en raison de cela que vous avez partagé dans votre cercle les publications du Galérien et ensuite, ce dernier texte publié jeudi 28 avril qui nous laisse partager, en passant, l’histoire entre Alma et Marceau, se terminant avec un mariage dont on imagine le décevant terminus, sans en connaître les réelles vicissitudes.
Je serai content d’en savoir plus.
En attendant cela, je vous envoie mes salutations respectueuses
Jacques
Agnes Goodsir, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
Cher Jacques,
Je peux juste vous dire que nos recherches sont dans une impasse. Ni le Galérien, ni Nino ou Marceau ne nous laisse pas filtrer grand-chose de ses aventures plus ou moins scabreuses et frustrantes. Cependant, dans les fragments que Joanna a trouvés dans un appartement vide de la rue Popincourt, où elle allait s’installer, on a pu découvrir que ce Nino, venant de Marseille et transféré désormais à Paris… existe ! Il est un homme un peu âgé qui garde toutefois un esprit d’adolescent vulnérable et facile à l’emportement amoureux. Maintenant, nous avons eu des informations assez rassurantes au sujet de sa santé physique et mentale : il vit sereinement calé dans les limites de l’âge adulte qu’il essaye parfois de forcer pour s’accorder des excès tout à fait innocents.
Selon l’avis de Jeanne, la plus rusée de nos camarades, Nino peine pourtant à s’affranchir des souvenirs gênants de son passage de l’adolescence à la vie. Cette période ressemble pour lui au chaos du Décameron du Boccace ou alors à ces situations étourdies où l’échange-partage des corps évoque certains films de Bernardo Bertolucci ou de Marco Bellocchio.
Il s’agit de ce que nous appelons « l’antichambre » de l’amour. Une sorte de limbe ou purgatoire avant de se décider à emboucher l’une des deux voix possibles : un paradis de joies sublimes et subtilement mensongères ; un enfer d’unions menées jusqu’au bout, sans s’arrêter sur les remords ni sur les regrets.
Nino, par exemple, avait inutilement consacré sa vie à une trop jeune femme qu’il appelait justement son Idole. Pendant une brève période, un ami, fort ressemblant au Jack Nicholson de « La dernière corvée » l’avait amené en promenade avec deux sœurs, dont l’une était sa fiancée tandis que l’autre devait représenter pour Nino une Consolation. Consolation de prénom et Brève de nom…
Comme il arrive toujours, l’Idole se représenta de nouveau à l’horizon et Nino, malade chronique d’une pénible forme d’autodestruction, tomba à nouveau dans son piège fatal. Mais pourquoi se hâta-t-il à « céder le bail » de cette Consolation à l’autre ami-rival, fort ressemblant à son tour au Vittorio Gassman du « Fanfaron » ? …ce type au profil complice et débonnaire, qui ensuite n’hésita pas à lui raconter dans les moindres détails les prouesses que Consolation lui avait autorisées ?
Le retour de flamme avec son Idole ne dura pourtant que l’espace d’un éclair. Plus tard, pour Nino resté seul sans Idole ni Consolation, arriva la Galère.
Comme notre consœur Joséphine nous a relaté — ayant analysé à fond les premiers temps de sa nouvelle fréquentation avec cette prénommée Galère —, Nino avait besoin de s’enfermer pour se reconstruire. Une forteresse inexpugnable ! C’était ainsi que Galère s’affichait derrière une apparence physique rassurante et prometteuse même. Je n’ose pas avancer à ce point-ci l’hypothèse que Nino est finalement le Galérien aussi recherché… parce que cela n’intéresse plus personne. D’autant plus que, pour Nino, le mot Galère assume une valeur surtout symbolique.
Revenant à notre associée Joséphine, elle nous a rapporté l’histoire d’une liaison où les contraintes n’ouvraient pas la porte à la fantaisie ni à la liberté ou à la petite mélancolie de toucher le bout… Rien que des abordages continus, de déferlantes et de vagues cognant contre un navire aussi robuste qu’immobile ! D’ailleurs, Galère était fille d’un militaire qui n’aimait pas du tout les rebelles comme Nino… Pendant cette période sombre, les éclats d’enthousiasme et de saine animalité étaient forcément circonscrits au samedi soir de cette pseudoliberté que les études universitaires accordaient hypocritement.
Notre Jacqueline, qui est la plus politisée du groupe des lectrices, insiste pour nous rappeler qu’à ces temps-là étaient encore rares les femmes qui prenaient la pilule anticonceptionnelle et, même dans les familles les plus cultivées, les parents ne se chargeaient pas d’éduquer leurs redoutables enfants mâles à se servir des préservatifs. Ce mot était même jugé inquiétant sinon vulgaire. Par conséquent, toute fille terrorisée par la famille n’ayant pas emprunté la voie de la pilule devait se charger de faire couler des douches bien gelées sur les corps surchauffés de leurs partenaires…
Mais, selon la fine analyse de Jeanne, il ne s’agissait pas que de cela…
Ce ne fut donc pas une fatalité si au lendemain des examens de juin Nino partit en voiture avec Consolation, rencontrée par hasard au jardin du Luxembourg… Au retour d’un après-midi de tempête, la Simca de Nino était garée rue de Prague, devant le portail de l’immeuble où Consolation allait rentrer. Les deux têtes étaient en train de se bécoter, comme le dirait Georges Brassens, quand Le Gabier, le frère de Galère, assis à son tour dans une 4L, les reconnut.
L’été suivant, Nino partit en vacances avec son frère Dodo et le frère de Galère, que Nino appelait justement Gabier, en raison de l’anticonformisme et bien sûr de l’antimilitarisme que celui-ci affichait par son extrême franchise. Le Gabier se chargeait tellement des affaires de sa sœur qu’un soir, ayant vu Nino collé aux joues d’une blonde de Bretagne fort ressemblante à son inoubliable Idole, lui parla franchement : — écoute, Nino, libre-toi ! Laisse tomber les femmes tordues qui te résistent. Si tu es un volcan, elle est une lagune. Si tu aimes rire, elle aime rencontrer des hommes qui tranchent, lui enlevant toute responsabilité de le vie…
Ah, si Nino avait écouté le conseil désintéressé de ce Gabier, de ce guetteur de futures disgrâces !
François-Antoine Vizzavona (Portrait de Madame Geneviève Félix), image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
Quant à moi, Juliette, je retrouve dans cette histoire de « baisers volés » (et de pulsions aussi violentes que réversibles) le manque de joie d’une société où les adultes ont aussi leurs responsabilités. Si je suis la plus acharnée des ennemies de la violence de l’homme sur la femme, je ne peux pas nier qu’une violence symétrique, que j’appellerais psychologique, peut bien se déclencher à partir de la femme même, en faisant de l’homme une victime.
Heureusement, quelqu’un peut de plus en plus profiter de rencontres fortunées, d’inventions salutaires, de contextes plus évolués. Mais il est sûr que la répression sexuelle de l’homme et de la femme est un phénomène majeur dans la société humaine mondiale. Si les tabous de ses parents et de ses premières fiancées ont coûté à Nino au moins cinq ans de suspension en deçà de la vie normale à laquelle il avait droit, imaginez-vous combien de situations sont bien pires, combien de personnes ne s’affranchissent jamais !
Juliette
Giovanni Merloni
On trouvera sans doute une pointe de sadisme (inconscient) dans cette histoire : il faudrait donc, dans la suite de ces femmes aux prénoms commençant par J, rajouter celui de Justine !