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Lectrice de Di-Li-Feng, image emprunté à un tweet de Laurence L. (@f_lebel)

Mes chers amis, lecteurs et sympathisants de deux sexes,
Cette fois-ci, on dirait que c’est grave. Le comité de lecture de la maison d’édition Le Galérien — créée par un groupe de lectrices en l’honneur de cet écrivain méconnaissable ou inconnu, et pourtant très intéressant pour nous — est maintenant survolté comme à la veille d’une grève illimitée.
Les lectrices refusent tous les manuscrits apocryphes ainsi que les mauvaises copies des textes de ce maître arrivant en quantité rue des Vinaigriers (Xe arrondissement de Paris), auprès de l’association des Garibaldiens, hébergeant jusqu’à la fin du mois de juin le siège provisoire du Galérien.
Par contre, Gladys, la lectrice londonienne descendue exprès à Paris pour remplir son rôle de directrice saisonnière, a diffusé un communiqué de presse où le collectif des éditrices se déclare disponible à accepter des commentaires et aussi des critiques, même féroces, au sujet du style ou de la personnalité insaisissable de cet artiste vagabond.
Toujours est-il qu’il n’y a plus rien de nouveau ou pour mieux dire d’authentique à proposer depuis dix jours environ. Qu’est-ce qu’il arrive ? Cette dissémination, vertueuse et pacifique, de fleurs du bien et du mal contemporains va-t-elle s’épuiser ?
Gladys, avec l’accord de nous toutes, a pour le moment décidé d’arrêter — ah, oui ! — notre primordiale chaîne de transmission basée sur l’alphabet renversé. Donc c’est à moi de signer le « billet » d’aujourd’hui : on attend qu’un nouveau bouquin de notre auteur soit abandonné ou perdu quelque part pour reprendre avec un nouvel élan notre passionnante passerelle.
Entre-temps, auprès de notre rédaction — désemparée et inquiète, mais confiant dans l’intime en une reprise imminente — une de nos correspondantes les plus fiables nous a envoyé de l’Italie le curieux message ci-dessous…
Je n’ai rien de mieux, pour l’instant.
Fermina

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Un livre ce n’est pas une pizza !

Chère Fermina,
Je suis la factrice-cycliste qui est en train, dans la photo ci-dessus, de tourner à gauche, sortant de la via del Pratello pour emboucher via Pietralata. Ce n’est pas la peine que je vous dise de quelle ville italienne il s’agit. D’ailleurs, je n’ai pas envie de vous dire trop de mon travail, même s’il rentre dans mon travail, parfois, la corvée de distribuer à des destinataires inconnus les œuvres de votre Galérien, dont circulent désormais un bon nombre de bonnes traductions dans notre langue. Même si, comme je vous dirai plus avant, il m’est arrivé d’avoir à faire plus directement avec cette mystérieuse dissémination.
Mais, avant de vous raconter l’épisode qui m’a touché personnellement, je me dois de vous dire, ma très gentille Fermina, que même chez nous il y a eu des réactions de stupeur et de déception pour la soudaine interruption de ce tour vertueux que nous attribuons à l’auteur rocambolesque dont on ne connaît que le nom d’art, Le Galérien. Un sobriquet qui ne révèle que son appartenance à une génération qui, avant de connaître Bob Dylan, Gainsbourg et les Pink Floyds, aimait sans réserve Yves Montand, le chanteur gigolo par excellence, doué non seulement d’une voix ironique et rassurante, mais aussi d’une présence sur scène côtoyant l’élégance et, surtout, la joie de vivre.
C’est sans doute en raison de cette attitude mélancolique de « revivre sa vie pour la raconter » que Le Galérien est en train d’obtenir son incroyable succès parmi les lectrices de tous les âges.

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En lisant vos communiqués, je demeure pourtant assez perplexe. Un écrivain, même le plus prolifique, a le droit de se prendre des pauses. Un livre ce n’est pas une pizza ! Ni pour celui qui l’écrit, ni pour celui qui le lit.
Par contre, dans les derniers temps, vu la facilité de trouver des livres, des cahiers et des opuscules aux formats les plus variés, tous marqués sans failles par la signature du nôtre, il me semble que cela ait engendré une attitude erronée et, à la limite, dangereuse.
Comme si nous fûmes dans une pizzeria, où l’on nous a accueillis à la hâte en nous indiquant l’unique table qu’on vient juste de libérer après une longue attente dans la rue. De façon distraite, on nous lance la « carte » où nous découvrons, étrangement, au lieu des pizzas de différentes création et saveur, les titres des livres du Galérien, par exemple « Journal intime aux quatre-saisons » ou « Testament immoral aux champignons » ou encore « Histoire de Nino à la sicilienne ».
Dans une pizzeria comme ça, on gaspillerait beaucoup de temps dans le choix du livre à manger. Car ce serait tout à fait légitime la peur d’engloutir une brique indigeste ou alors d’avoir entre les dents un plat trop pimenté ou, au contraire, complètement insipide.

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Qu’arriverait-il d’ailleurs si de but en blanc, les yeux fermés, notre doigt pointait enfin sur un opuscule au titre appétissant comme « Le balcon à la napolitaine » ? Je crois que tout de suite après nous commencerions à nous agiter, à protester que les voisins de la table d’à côté ont été servis beaucoup avant que nous, parvenant même à hurler, impatientés : — finalement, va-t-elle arriver ou pas, cette pizza ? 

Chère Fermina, si j’étais à la place du Galérien, je refuserais de faire les pizzas et les servir aux tables. Emporté par l’ennui, je me sauverais enjambant la fenêtre de la cuisine et passant au-delà du mur de la cour qui heureusement ne dépasse pas le mètre… Je m’échapperais au plus loin possible.
Par conséquent, la question que nous devons nous poser est une autre : « Où s’est-il caché ? » Pour quelle raison un homme qui a eu la chance, finalement, de pouvoir dialoguer avec le monde — même s’il s’agit, bien sûr, d’une partie minuscule de ce monde même, strictement peuplée d’êtres de sexe féminin — arrête-t-il tout d’un coup de défourner des pizzas et se retire dans l’anonymat ?

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Dans l’espoir de faire une chose utile et d’être pardonnée par mes supérieurs des Postes italiennes, j’ai accroché mon vélo à un poteau. Ensuite, je me suis libérée du gilet couleur de surligneur et je me suis aventurée sous les arcades. En marchant, je me suis souvenue du livre des poésies du nôtre que j’avais dans la poche.

En ces jours violets
violés à peine
par la peine d’une viole
notre joie sans haleine
explosait violente
dans une chambrette
parfumée de violette.

Tu n’étais pas la vraie Violette
et je manquais à mes devoirs de roi.
Mais je devins violon, je crois
pour ta voix de suffragette.

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Ensuite, arrivée devant cette vitrine, je me suis aperçue que ma chasse au trésor commençait à avoir du sens. Mais, entre-temps, comment fais-je à vous expliquer que le mot français « séparé » n’a pas pour nous, en Italie, la même signification qu’il a pour vous, en France ? Pour nous, le mot « séparé » désigne, sans quiproquo, un « endroit aparté », un coin discret ou en tout cas isolé où deux personnes peuvent se leurrer dans l’illusion qu’elles sont seules. Quand nous nous asseyons dans « un séparé », cela veut dire que les intentions sont sérieuses, qu’il y a quelque chose qui nous lie, ou nous liera, ou alors nous a liés pendant beaucoup de temps à quelqu’un. Surtout si ce « lieu séparé », arbitraire et apocryphe au point de vue de la langue, est bien installé dans un endroit précis de notre mémoire ou, pour mieux dire, dans l’endroit même où nous avions désormais l’habitude de nous rencontrer.

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Dans la poésie du Galérien, l’instrument de la viole se confond avec la fleur au même nom, qu’en français vous appelez violette. Si la couleur « viola » devient « violet », la Violetta de Verdi — alias la Traviata, femme rebelle et malheureuse que la musique renvoie « dans ce désert peuplé qu’on appelle Paris » — deviendra Violette.
Par ses vers violacés, le Galérien a voulu lancer, comme d’habitude, des messages contradictoires. Mais le hasard a voulu que je sois une factrice et que je suis très habile dans le déchiffrement des adresses les plus abstruses. S’il n’a pas vécu dans ma ville, cet écrivain vagabond, comme vous l’appelez, doit y être passé. En quelle autre ville au monde aurait-il pu rencontrer plus confortablement qu’ici une vagabonde comme lui ?

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Quand je suis arrivée, à bout de souffle, devant le grand café Viola, je ne me rappelais plus qu’on l’avait fermé. En vérité, il est passé très peu de temps depuis que sa propriétaire est partie à la retraite. Le rideau descendu, il manquait de tous ces suggestions et clins d’œil liés aux transparences, aux réflexes sur les vitres, à l’enchevêtrement poétique des tables à l’intérieur — ou des séparés — avec tout ce qu’on y projetait depuis l’extérieur : les colonnes colorées des arcades ; les lueurs bleues des voitures, les silhouettes des passants…
Cependant, dans un éclair, j’ai eu une intuition. Je me suis demandé depuis combien de temps on ne savait plus rien du Galérien… un temps où il ne laissait plus ses opuscules sur les bancs publics des Giardini Margherita ou sur les comptoirs des bars. « Dix jours ! » Est-ce que…?
Comme je te disais, je suis la factrice du quartier, je connais toutes les portes sur la rue. Selon mes souvenirs le Grand Café Viola avait aussi une entrée privée sur la cour, à laquelle l’on pouvait accéder par le portail à gauche, juste au début de l’arcade. Et c’était dans la cour, juste à côté de cette porte de service, qu’ils avaient installé leur boîte aux lettres. Pour entrer, il suffisait de sonner à l’interphone de BOLOGNINI. Donc, ma chère Fermina, je suis entrée, je ne sais pas pourquoi, affligée par une foule de sentiments de culpabilité… parce que je n’avais aucune lettre à livrer, parce que j’avais laissé mon vélo accroché sans trop de précautions, avec toute la poste encore à distribuer… et bien sûr je ne savais pas quoi dire.
Heureusement, la veuve Bolognini m’a ouvert sans rien demander et je n’ai rencontré personne dans le couloir sombre… Quand je suis entrée dans la cour, je suis demeurée pendant longtemps annihilée par la stupeur… devant la splendeur de cet immense magnolia, mais étourdie aussi par la chaleur humide s’encastrant de façon définitive dans cet exigu parallélépipède d’air.
La porte postérieure du bar était entrouverte. Le local s’effondrait dans une tranquille obscurité tandis qu’au fond, dans le coin opposé à ma porte, une ampoule assez modeste flottait au-dessus de deux têtes. J’entrai sans faire de bruit. D’ailleurs, même si mon cœur battait comme un tambour (ou, comme vous dites, la chamade) et que mes sandales craquaient sur le parquet, les deux personnes assises parlaient à voix tellement haute qu’ils ne pouvaient pas m’entendre.
Je ne suis pas sûre au cent pour cent qu’il s’agissait du Galérien. Mais il pouvait bien être l’un de ses personnages. Un homme grand, maigre qui n’était pas avare de gestes et semblait plonger tout à fait dans le regard de son vis-à-vis, que je ne pouvais pas voir parce qu’elle me tournait son dos.
L’unique chose dont je suis sûre c’est que la femme arborait sur les épaules nues un foulard violet…

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Revenant honteuse à mon vélo, je me suis dit que je ne crois pas aux phénomènes paranormaux. Mais qui étaient-ils, ces deux êtres à l’air attachant et indicible ? Ils étaient forcément des habitués du bar Viola ayant obtenu la permission de se voir une dernière fois à « leur » séparé. Était-ce un couple qui n’allait plus se revoir du tout ? Étaient-ce deux anciens amoureux qui allaient trouver pour eux un autre endroit, bien sûr beaucoup moins confortable, mais quand même cohérent avec leurs « nécessités » ? Étaient-ce au contraire deux ectoplasmes, projection abrupte de ma fantaisie, de mes lectures bouleversantes et de mes nuits de cauchemar ?
S’agissait-il, tout simplement, du célèbre barman Italo, qui avait donné rendez-vous à sa jeune maîtresse ? Ou bien, était-ce Sandra, la propriétaire, cette femme colorée en violet, qui rencontrait, peut-être en cachette, son ancien compagnon ?
Mais ces hypothèses cadettes n’étaient pas tellement intéressantes, pour moi.

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Me voilà, chère Fermina, j’ai terminé mon tour. Je suis en train de retourner à la poste de piazza Malpighi où je laisserai mon sac et le vélo… Tiens ! Ce rideau m’inquiète… Oui, j’en suis sûre et certaine ! J’ai trouvé le Galérien : il est renfermé là-dedans depuis dix jours ! Mais bientôt il en sortira, chargé de nouveaux livres. D’où tiré-je une telle idée ? N’entendez-vous pas ce bruit assourdissant ? Et cette odeur typique de plomb ? Ne voyez-vous pas ces tracts colorés emportés par le vent ? Dans un de ces imprimés, provisoirement collé au pare-brise d’une vieille Fiat 500, il y a cette inscription : « Après celle de Tino, vous voilà les histoires exemplaires de Gino, Lino, Dino et Nino ! »
Maintenant, je vais me coucher…
Violetta