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« Vifs comme des guêpes »

À la mi-août 1955, dix ans après la fin de la Seconde Guerre ainsi que de ma naissance, ma famille était en vacances à Cortina d’Ampezzo, incontournable vallée entourée de montagnes aux noms célèbres : Cristallo, Faloria, Pomagagnon, Tofane, Antelao, Nuvolao, Croda rossa… Au centre de la vallée, le village de Cortina, déjà grand et bien entretenu après la reconstruction des maisons bombardées, arborait son typique clocher dont la flèche pourrait bien figurer au sommet du sapin de Noël.
En ces temps encore très modestes, nos « mises » de montagne ne venaient pas du « Vieux Campeur » parisien et l’on devait être préparés à affronter la pluie, le vent, le soleil brûlant…
Il faisait surtout frais et cela pour nous c’était le froid dès que le soleil se faisait engloutir par ce nuage noir entourant les Tofane. Mais c’était aussi le soulagement pour ma mère, qui ne supportait pas la chaleur de Rome. Même si elle souffrait pour la tension assez élevée, en montagne elle devenait une lionne.
Cette année 1955, mes parents avaient loué un appartement dans une maison à côté d’une grange, à Lacedel, l’une des fractions de Cortina qui bénéficiait d’une splendide vue, juste au-dessus du pas de Falzarego et de la renommée oasis de villégiature entourant le fameux hôtel Faloria…
Tout au cours du mois de juillet, mes deux frères et moi, nous étions seuls avec ma mère et donc les vacances se déroulaient à pied, rarement empruntant le bus qui nous amenait de Lacedel à Cortina. Je me souviens bien de la découverte de cette immense grange et de nos plongeons dans le foin avec ma sœur aînée, un peu princesse, participant aussi… et d’un orage qui nous avait surpris juste au-dessous du clocher, provoquant une rentrée affolée et mouillée jusqu’à la moelle…

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En fin juillet début août mon père arrivait en voiture avec mon oncle et ma tante. Il s’agissait alors de la Fiat Giardinetta, une voiture robuste où nous nous entassions comme des sardines… mais celle-ci peinait sur les tourniquets des pas de montagne et souvent quelqu’un de la compagnie était obligé de prendre le bus ou d’aller à pied d’un point à l’autre de l’itinéraire choisi…
D’ailleurs, nous trois les enfants nous étions alors maigres et bien élastiques…
Quelques jours après la reconstitution de la famille, « vivante comme une guêpe » arrivait Dora, l’unique véritable « montagnarde » entre tous. Elle venait de notre patrie familiale, Cesena. Selon mon oncle Dodo, toujours prêt à mettre de nouveaux mots sur des chansons célèbres, Dora avait traversé à pied toutes les montagnes possibles et imaginables.
Voilà les personnages et le petit monde perdu, sauvé par hasard dans la mémoire d’un objectif photographique. Je garde cette image sur le bureau de mon ordinateur depuis des années, désormais. Quand il démarre, j’ai la sensation d’ouvrir un placard où je peux trouver, accrochées à des clous invisibles, quelques-unes des personnes qui ont marqué le plus mon existence et qui restent « vifs comme des guêpes » dans mon cœur nostalgique. J’ai dit quelques-unes parce qu’il y a aussi d’autres oncles, tantes, cousins et cousines ainsi que d’amis et amies que j’aime aussi retrouver dans mon placard implacable, qu’ils ou elles m’aient laissé ou pas une photo ressemblante de leur essence inoubliable.
Qui a fait la photo ? De toute évidence, son auteur invisible a été mon regretté oncle Dodo, auquel mon père aura sans doute passé l’appareil photo déjà prêt pour le déclic. Présumé maladroit, l’oncle Dodo fut cette fois-ci très diligent dans la besogne. Mon père, à son tour, lui aura tout expliqué en très peu de mots.

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Comme vous avez pu bien le remarquer, j’accroche à chacun des « miens » un fichier ou un dossier sur lequel je suis en train de travailler… Sur la gauche ma mère, hochant bien sûr la tête, est toujours disponible à accueillir mes textes poétiques. Mon père, à sa gauche, très orgueilleux de son bâton de montagne dont il n’a aucun besoin, accepte sans rien dire tout ce qui est devoir, travail, ennuis bureaucratiques, textes vaguement politiques ou indignés. Assise au côté gauche de mon père, à sa droite pour le spectateur, Dora, excellente prof d’histoire de l’art, accueille avec un soupir résigné mes dessins et mes textes inspirés à l’art, ainsi que mes « grandes entreprises ». Assise sur l’extrême gauche, à droite pour son mari, le photographe, « zia Antonia » s’impose pour son évidente jeunesse engagée et accueille donc de bon gré, entre une cigarette et l’autre, mes textes les plus compliqués et farfelus.
Les trois enfants qui remplissent le cadre n’offrent pas beaucoup d’appuis pour l’accrochage d’images ou de fichiers éperdus.
Je vous présente, à la droite de ma mère, donc à l’extrême gauche de la photo, mon frère Francesco, le cadet, ayant déjà dans le regard vif et perçant les stigmates de son caractère énergique et rêveur à la fois. Comme dans les photos d’école ou des équipes de foot, il y a toujours quelqu’un qui doit forcément se ratatiner comme un indien, s’appuyant au ballon ou cherchant de la pointe des doigts quelque objet tombé à terre. Voyez alors sur la droite de la photo, partiellement cachée derrière des lunettes de soleil, ma sœur brillante et paresseuse, Barberina, empruntant son très rare prénom à un personnage mineur des Noces de Figaro ou, plus probablement, à une comédienne que mon père avait beaucoup appréciée « pendant sa jeunesse ».
L’autre ratatiné c’est moi !

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Giovanni Merloni