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« Vous me demandez de raconter un peu ma vie, sous prétexte que j’en ai une, je n’en suis pas tellement sûr parce que je crois surtout que c’est la vie qui nous a, qui nous possède. Après on a l’impression d’avoir vécu, on se souvient d’une vie à soi comme si on l’avait choisie. Personnellement, je sais que j’ai eu très peu de choix dans la vie, que c’est l’histoire au sens le plus général et à la fois le plus particulier et quotidien du mot qui m’a dirigé, qui m’a en quelque sorte embobiné »
Romain Gary

001_sposi-feliciSarcophage des époux, terre-cuite étrusque, venant de Cerveteri (Italie).
Musée du Louvre, image empruntée sur Twitter

Il fera son entrée dans le hasard de la vie

Aurait-il tout oublié ? Aurait-il tout rendu au « hasard » qui n’a pas d’embarras, à cet « être » si peu fiable ? Lui aurait-il enfin rendu toutes ses anxiétés, ses contradictions et, ce qui compte le plus, cette lamentation sombre accompagnant les défaites de son orgueil et le sentiment d’impuissance devant ses dérives de paresse ?
Giuseppe Strano se demandait si ce « hasard » était une « chose » ou, au contraire, une personne qui aurait décidé ou accepté à contrecœur de s’occuper de lui. Une personne-hasard qui s’était « installée spontanément » sur sa route et maintenant devenait le réceptacle de tout ce qu’il avait été « avant ».
Avant de se livrer corps et âme (avec toutes « ses choses ») à ce « hasard » à la figure encore floue, il se découvrait un Oscar Wilde tout à fait pitoyable, replié sur lui-même, même ravi de pouvoir en rire ou pleurer. Il vivait alors dans un état d’extase pérenne, tel un enfant rêveur, juste un peu agacé par la contiguïté avec le cynisme des autres, à peine enorgueilli par les petits succès dont sa fantaisie lui faisait cadeau.
Sa réalité fantastique courait, dynamique, au rythme métallique d’un ensemble « beat », sur un véhicule que poussaient son inertie psychique ainsi que ses réitérées rébellions contre le monde « faux et trompeur ». Et pourtant, tous ces feux d’artifice se traduisaient en un rêve renonciataire : il lui suffisait du bruit sourd de ses pas sur le dallage infini…
Avant d’étreindre son nouveau destin dans ses bras, il se berçait dans les inquiétudes de ses maladies inexistantes, pour combattre ainsi une véritable maladie, peut-être. Tout de suite après avoir voracement mangé, il se disait, dégouté, que l’odeur de la crème — qu’il essayait vainement d’étouffer, le torse bombé, dans ses pas solitaires — cachait en elle le roman accompli de la vie d’un adolescent qui avait déjà vieilli.
Giuseppe avait trouvé son équilibre en une espèce d’absence de passions et d’hypocrite suspension du jugement : rien ne le touchait vraiment ! Il essayait alors de se convaincre qu’il aurait suffi de regarder les choses — qu’elles allassent bien ou mal, peu importe — d’un œil objectif, pour que dans son esprit se formât enfin un certain « sentiment d’adhésion ».
Il adhérait à la haine, à l’amour, à la méchanceté par le biais de l’indifférence. Il croyait qu’elle s’était désormais dissoute dans un brouillard touffu, son identité unique, dont il n’aurait gardé que l’étrange orgueil de se vouloir accepté, coûte que coûte. Maintenant, il ne lui restait que l’espoir de voir pardonnée sa « provisoire absence ».

002_foro-romano-tatafiore Rome, Vue sur le « foro », photo de Bruna Tatafiore empruntée sur Facebook

Quand il rêvait d’Elle, au milieu de tous ces cauchemars réels ou imaginaires, il lui semblait d’avoir signé une trêve d’armes, par où il s’autorisait à une détente estivale. Une villégiature suspendue entre les flèches fourmillantes du soleil et la pensée nette et « calme » de la nuit, de « cette nuit-là » où les talons blancs d’elle résonnent encore sur l’escalier de pierre lisse tandis qu’à côté d’eux les tourmentent les voix ennuyeuses de deux amants décrépits.
C’est un effort titanique, lorsqu’on ne peut pas tout oublier, que de superposer à l’image réelle de lieux et personnes familières des noms et prénoms postiches. Dans les pénibles circonstances existentielles de Giuseppe Strano, tout cela n’amène pas, bien sûr, à des identifications héroïques ni à des chefs-d’œuvre immortels. Mais il fera quand même, de sa façon prudente et prolixe, son entrée dans le hasard de la vie, se laissant enfin glisser sans plus résister dans le vide atmosphérique d’une explosive « libération ».

Giovanni Merloni (Rome, Pâques 1966)