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Mes chers lecteurs
Dès aujourd’hui, « Une mère française » continue sans transition avec « À Rome », constituant en fait la deuxième partie du « journal d’Alfredo ».
Quelqu’un de vous constatera, en dehors de quelques modifications, que le récit d’aujourd’hui, faisant organiquement partie de l’histoire racontée, avait déjà été publié dans ce blog, à deux dates successives, en décembre 2016.
GM
« Je devrais prendre une décision ! »
La nuit tombée, je suis dans ma chambre, assis sur mon fauteuil, en train de réfléchir : je suis un homme, désormais, ayant des besoins corporels ou psychiques que je ne peux pas reporter, que je suis pourtant obligé de maltraiter ou renier. Si seulement l’on me laissait libre de m’exprimer à ma façon !
Je serais « capable » d’aimer, pleinement, jusqu’au bout et, j’en suis sûr, je rendrais une femme heureuse…
Je dois, au contraire, cogner chaque jour de ma tête contre un écheveau de mots brusques et cruels : on me dit « coupable » d’aimer, et pour cela on veut me condamner sans procès, ou alors me persuader à regarder la vie comme une faute, à voir dans le corps l’incarnation de la faute même, pour m’imposer enfin le « sacrifice de la chair ». Non, je n’aime pas du tout ce Moyen Âge rempli de ceintures de chasteté et de regards sévères ! Parce que je ressens en moi cette force incoercible de l’amour qui s’épanouit telle une source d’eau pure, une fumerolle ou un volcan. Je crée, je suis une petite cellule douée d’un sincère instinct créateur, et si vraiment je dois accepter de faire partie d’un engrenage ou d’un destin cosmique et universel qui me dépasse, ce n’est pas juste, que je doive me meurtrir ou annihiler jusqu’à m’empêcher de respirer, me reléguant aux marges de mon existence même. Si j’étais un chevalier inexistant, j’aurais droit à l’amour… On m’oblige au contraire de monter nu, sans armure, sur un cheval sans selle, et je ne fais que de mauvaises rencontres ! Je ne reçois que des brimades et des insultes ! Je suis devenu moi-même un cheval, un animal sauvage, enclin à la liberté et à la folie et, parfois, mes instincts incontrôlables me poussent, par de grands sauts, à la délinquance.
Mais je ne suis pas un maniaque si, pendant une entière journée, j’ai longuement observé, extasié, le balcon désolé de l’immeuble tout neuf d’en face, oubliant même tout ce qui me gêne en cette obtuse paroi rose, déjà sale, qui me barre la vue de la campagne romaine perdue. Au-delà du boulevard, juste en dessus des ombrelles des pins, une jeune mère arpente en long et en large le balcon aux vases tristes, essayant de calmer, par une chanson idiote, l’enfant-pantin au crâne ressemblant à celui de Khrouchtchev. En long et en large, dans le sens opposé à celui de la mère, un enfant plus grand fait la moue au va-et-vient de l’horloge à coucou qu’on a accroché juste à côté du calque en plâtre de la Madone.
Je ne suis absolument pas un délinquant, et c’est déjà quelque chose ! Mais je ne réussis pas à masquer ma nature « même trop humaine », comme le font si bien les autres. Il me manque sans doute la désinvolture pour me leurrer moi-même jusqu’au bout. En fait, pour posséder les choses et ma vie, je devrais réussir, paradoxalement, à me rendre étranger à tout ce qui m’entoure, tandis que moi je suis inévitablement gentil et tendre avec les personnes et les choses qui flottent devant moi. Toujours est-il que mes facultés se déplacent dans une sphère intellectuelle, abstraite, où je réussis, de rares fois, à exprimer la vérité de mes sentiments. Mais ensuite, ce qui est dit, c’est dit, pas question de m’en souvenir. Heureusement, il me reste encore une vague lucidité et un faible espoir, même si demain, je le sais déjà, je brûlerai le présent faisant des tours en voiture avec quelqu’un qui ne sera pas « elle » ! Je ferai des photos à des momies de carton-pâte, je mangerai sans m’apercevoir de ce que je serai en train de manger et, une fois dans le lit, il s’agira d’y dormir dessus…
Quand je me rends au lit, je suis immédiatement saisi par un sentiment de tendresse et de vide, et je reporte d’une minute à l’autre l’instant où je me lèverai pour éteindre la lumière, essayant de maîtriser par des fils d’araignée mes souvenirs. Je pense alors, à nouveau, que mon corps a besoin d’être « mis en valeur » : tout se résume en « ces » baisers sans saveur, éloignés dans le temps, en « ce » souvenir d’une étreinte interrompue ou prolongée à l’infini, sous la pluie, parce qu’une étreinte plus intime et totale n’aurait pas pu avoir lieu… Maintenant, après tout ce qui est arrivé, dans ma condition d’ermite il me suffirait peut-être d’un baiser suspendu dans le vide en guise de salut extrême… Néanmoins, cela rentre dans l’ordre des choses. Dans un coin inconnu du monde, sans qu’il y ait une raison précise, une joie soudaine est en train de naître, tandis qu’ici, dans cet endroit qui m’est bien connu, sans qu’il y ait une raison non plus, une joie identique s’obscurcit, tombe et meurt pour toujours :
Tous les amours démarrent très bien
L’amour d’une femme
L’amour du travail
Et aussi l’amour pour la liberté.
Souvent, les amours se terminent très mal
Celui qui est aimé ne sait pas aimer
Travaille celui qui trahit…
En cet état des choses misérable et « fatal », je voudrais alors, au moins, qu’on abolisse l’obligation de faire à tout prix quelque chose de nécessaire, qu’on supprime le devoir d’être, comme le dirait ma mère, de « personnes éduquées », qu’à la place de cela on m’accorde, au contraire, le droit de refouler la douleur du manque et de la perte en échange des plaisirs du corps détendu, se confiant aux soins du matelas et du sommier souple et élastique.
Quant à moi, je revendique le droit à un baiser qui me fasse perdre le souffle !
Je m’efforce alors de penser à une femme chasse-clou, juste un peu plus âgée que moi, bronzée, arborant une robe fleurie et le corsage plein et haletant. Je tends mon visage et mes mains vers cette bohémienne napolitaine aux joues rondes ayant une couche de glaçage sur ses lèvres. Je ferme les yeux et j’ouvre la bouche comme un brave enfant de chœur qui attend avec dévotion l’hostie sacrée. La jeune fille est fraîche, elle parfume de savon à l’amande. Sa langue embrasse la mienne et la serre entre ses dents comme une serpillère. Les narines écrasées contre ses joues, je respire, heureux, sa peau vivante. J’aimerais que ce baiser durât à l’infini, scellant le colloque sans exclusion de coups entre deux âmes sœurs, qu’elles demeurassent muettes pendant le temps de ce long voyage.
Mais peut-être, il nous suffirait de parler, passant avec souplesse d’un sujet à l’autre, dans le seul but de nous transmettre réciproquement, sans réticences, le simple plaisir d’être là, tous les deux ensemble. Un dialogue éternel, ou alors une nouvelle solitude sans remords ni regret : deux silhouettes sombres projetées contre le papier d’argent d’une crèche de Noël au bout du monde…
Photo de Dominique Autrou empruntée à un tweet de @aucoat
Cette nuit-ci, je devrais prendre une décision. Me projeter dans le futur, me bouchant les oreilles et m’appliquant des œillères comme les chevaux. Mais quel futur peut-il y être pour moi qui vis un présent si misérable, héritier d’un passé aussi catastrophique ? Autour de moi, il n’y a jamais eu de la légèreté, si l’on exclut celle de ma mère. Madame Gréco voulait que je pardonne son abrupte incursion dans mon rêve et que j’oublie ses inquiétants regrets ayant risqué, dans ce même rêve, de lui causer la mort. Pour me rendre service, elle m’a donné des conseils qui ne collent pas à ma réalité, désormais. Tant mieux si elle est une retardataire : grâce à son indifférence envers l’action concrète, ma mère n’aura jamais d’égales ! Et j’aurai toujours le même embarras chaque fois que je croiserai l’une des innombrables « âmes sœurs » que le ciel m’enverra.
Ressemblera-t-elle, la compagne de ma vie, à mon incontournable mère brune aux cheveux courts, et française ? Me touchera-t-elle, au contraire, par d’autres redoutables traits physiques ou comportementales empruntés à mon idole blond au cheveux longs, et napolitaine ? Non, impossible ! Personne n’aura la même nuance de couleurs, ni la même écho dans le pas ou dans la voix que fait brusquement rebondir l’évocation délicate de son prénom, le seul au monde qui pourra m’effondrer jusqu’aux extrêmes limites du désespoir ou, au contraire, me faire voltiger dans une illusoire espérance : « Agata ! »
Agata c’est un prénom tabou, ni vieux ni neuf, ayant pour moi une signification terrible. Quand je prononce, je scande, je hurle ou alors je susurre ce prénom, Agata, je m’aperçois que dans ma voix forte ou faible, dure ou tendre, il y a toujours un fond de douleur qui n’est pas indemne d’une subtile volupté et d’un étrange plaisir.
Parce que ce prénom, même s’il doit nager très souvent contre les vagues du chagrin, ne se noiera jamais dans la tempête du désespoir. Le prénom d’Agata, séparé du corps de sa propriétaire, vient donc tout seul à mon secours, quand je me retire dans un coin à penser à moi-même et que j’éprouve de la compassion pour mes vains efforts de concilier ce que je crois fermement — le fait de ne rien croire ou presque — et ce qui jaillit violemment de mes viscères :
« La solitude pue, mon Agata ! Elle va devenir tôt ou tard une chose dont j’aurai honte. Tout le monde me regarde de biais et ne dit rien, mais l’on comprend très bien que la solitude que j’as sur le dos et sur la gueule ne peut être interprétée que d’une façon : “Toi, Alfredo, tu es totalement incapable de t’adapter et faire quelque chose pour les autres !” Résultat : je suis seul, et je deviens antipathique à tout le monde ! Par contre, on pardonne la solitude à la femme, parce qu’on dit toujours que la faute n’est pas à elle, que ce n’est pas d’elle-même qu’elle l’a cherchée, tandis qu’il y a toujours quelqu’un d’autre qui la lui a imposée… Cela dit, à combien de personnes au monde pourrais-je avouer, mon Agata, que je suis en train de découvrir, en moi, plusieurs points en commun avec les femmes pour de nombreux aspects de la vie ? Tout un chacun dirait qu’une telle affinité ne peut pas exister, parce que les femmes sont très bien capables de demeurer seules, sans être des personnes névrotiques, tandis que moi, je suis un sujet très peu fiable, même quand je ne suis pas seul… Mais, certainement, les femmes, je suis le premier à l’admettre, flottent dans toute autre sphère céleste par rapport aux hommes ! Jamais, je le jure, je n’avais imaginé qu’il aurait pu y avoir d’autre dieu en dehors de toi, ce que mon inconscient ne cesse de croire. Mais à présent, dis-moi, qu’en ferai-je de ma double solitude ? Celle de vivre sans toi, celle de n’être pourtant capable de songer qu’à toi ? »
Dans la rue, il y a tant de filles qui te regardent tout en se laissant regarder, des femmes qui sans doute devinent dans ton regard maladroit ses mêmes empêchements. Mais je ne réussis pas à vaincre mon étrange — ô combien tenace — résistance intérieure. La même qui me bloque si je croise une femme dont je pourrais me payer l’amour, par exemple… Qu’est-ce qui me ligote les mains et la voix ? La peur de me confronter à l’incapacité d’aimer quelqu’un qui ne soit pas Agata ? Un cosmique manque de confiance dans « une » prochaine ? Suis-je vraiment si mal réduit ?
Pour me rattraper moi-même, je me console alors en me disant que j’aime la maison où je suis né, que j’aime la terre parce qu’elle est verte et que sur le pré danse une lumière bouleversante… Je m’emporte à l’idée que je suis encore capable d’aimer, que je suis jeune, puissant ; un roi ayant une lourde couronne de bois et pour manteau le vaste ou petit territoire qui m’entoure, constellé de tours et de champs ainsi que d’infinies ruelles tranquilles. Dans mon règne, j’aurais certainement besoin d’encouragement, de quelqu’une qui range les couvertures de mon lit pour me dire, d’un simple geste, que j’ai le droit moi aussi à une vie heureuse et sereine. Si je ferme les yeux, je vois les mains rouges et rugueuses des « ragazze » de campagne de mon enfance que je n’osais pas regarder dans les yeux, dont pourtant je saisissais au vol tous les sentiments, sans qu’il y eût besoin de parler. Je les imagine inchangées, dans une maison de chambres et couloirs faiblement illuminés qui n’a pas changé non plus. Elles seraient très accueillantes, prêtes à me traiter comme un homme, au nom d’un sentiment d’affection et de respect réciproque qui est sacré, bien sûr, mais peut aussi bien se transformer, en dehors de tout sentiment de culpabilité, en une étreinte spasmodique, en un baiser absolu et doucement violent… Chez moi, l’existence se déroule sur le train que, tout petit, j’empruntais pour me rendre dans ces mythiques localités de villégiature qui s’appelaient La Thuile, Cortina, ou Canazei. Ces interminables ballottements, où j’étais le seul à demeurer éveillé, debout sur le couloir à regarder la nuit courir devant la fenêtre froide et humide… Dès mon enfance, j’ai eu toujours l’impulsion d’aimer même trop les choses, de courir à la rencontre, avec ce train, des tunnels sombres et vides ou des haltes sur des voies de garage…
Là, le désespoir explosait violemment, car je touchais de la main la disparition de ces corps et de ces visages tandis que se volatilisaient aussi ces couloirs et ces lumières inaccessibles, ces villes et ces personnes si accueillantes, perdues…
Par le même élan enthousiaste et aveugle, j’ai couru au téléphone et j’ai fait et refait le numéro d’Agata, qui répondait longuement « libre », comme un train dont on voit la queue de lueurs rouges tandis qu’il se perd dans l’obscurité d’une galerie. « Agata n’est pas là, que je suis idiot ! Elle est sans doute repartie à Procida pour la Toussaint ! » ai-je constaté, tout en m’apercevant que le combiné était entièrement recouvert de poussière. Durant deux mois de solitude, deux siècles d’absurde et insondable silence, je croyais avoir grandi, découvrant une façon « objective » de m’éloigner des sentiments, des idées et des souvenirs… Je m’étais même bercé de l’illusion que j’appartiendrais finalement au monde des hommes libres, que je redeviendrais maître de ce que j’étais avant, de mon essence, de ma force et — pourquoi pas ? — de mon « charme ». Un mot, ce dernier, dont j’ai honte, que je ne saurais pourtant pas remplacer par un autre. Mais, il n’y a rien à faire. C’est lui qui fait la loi, ce téléphone qui m’a attendu pendant deux mois dans un appartement presque toujours vide et, il y a quelques minutes, il a sonné « libre » tel un train qui emporte au loin tout ce que j’aime le plus au monde. Je ne suis pas libre du tout ou, du moins, je ne le suis pas encore, au fur et à mesure que cette étrange parenté amoureuse entre nous devient indestructible et tenace… Agata demeure la seule personne au monde qui puisse influencer mes jugements et partager, sans perdre le nord, les hauts et les bas de mon existence compliquée.
Je croyais qu’Agata, s’éloignant de moi, deviendrait moins redoutable, tandis que mon esprit critique me donnerait la chance d’examiner calmement ses défauts ainsi que nos incompatibilités. Mais ça, ce n’est pas passé ainsi : si je pense à Agata lointaine je me souviens surtout des choses que j’aime d’elle. Voilà pourquoi j’ai honte de mes trahisons et de mes gestes irréfléchis. Et, à la tombée de la nuit, je me repens s’il n’y a plus de place pour elle dans mon lit !
Giovanni Merloni (1963)
(1) Cette photo est tout un programme… Cela pourrait être un groupe de maisons dans un pays de Romagne (ou plus à sud) sur l’une des routes enjambant les Apennins !
« Monter nu, sans armure, sur un cheval sans selle… » : cela m’a fait penser à l’aphorisme célèbre de Lichtenberg : « Un couteau sans lame auquel manque le manche. »
Belle production Merloni 2017… (et photo « française » de @aucoat)…