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Es-tu sûr que tu as eu de la chance, toi ?

Vendredi 21 septembre
On s’est rencontrés devant l’arrêt du bus. Avant qu’Agata arrive, je me suis demandé si je l’aurais reconnue à coup sûr. L’unique chose dont je me souviens parfaitement ce sont ses cheveux blonds branlants à chaque pas, ou alors quelques étranges inepties de son expression moqueuse…
Dans une ville de Napolitains, Siciliens, Calabrais et de gens originaires des Abruzzes, aux cheveux pour la plupart noirs ou châtains, les femmes aux cheveux blonds et lisses sont assez rares. Cependant, on peut y croiser ou poursuivre involontairement une réplique de Belinda Lee ou d’Anita Ekberg ainsi que Catherine Spaak en personne… qu’elles soient grandes ou basses, maigres ou grassouillettes, jeunes ou vieilles, depuis le dos, quelqu’un comme moi, légèrement myope, peut les confondre. Généralement, elles sont beaucoup plus simples et abordables de ce qu’on n’imagine pas avant qu’elles nous regardent, épouvantées ou curieuses/ Mais, quand elles se tournent, c’est une déception indicible d’avoir alors la certitude que ce n’est pas elle !
…La voilà ! Agata arrive, sortant de qui sait où, sans que je ne m’en aperçoive, et déjà elle veut se rendre aux grands magasins s’acheter le rouge aux lèvres. Puis elle assume une allure molle, s’approche de mon flanc et laisse que je pose mon bras sur son épaule, à l’instar de « tous les garçons et les filles de mon âge ».

Derrière l’église, au sommet de l’escalier de travertin, on peut profiter d’un muret, assez incommode avec cette grille blanche qui laisse très peu de place. S’y asseyant en un bond, Agata s’amuse à poser sur mon nez ses lunettes de soleil qui lui font de miroir.
— Arrête ! dit-elle avec une moue de clown, s’appliquant le rouge avec une sorte de pédanterie congénitale.
Je me souviens de Rosanna Ribaldi, la Milanaise faussement timide de Cesenatico, qui m’avait accordé le premier baiser sur la bouche de ma vie et, tout de suite après, s’était peignée doucement devant un petit miroir cassé.
— Ne sais-tu pas que le rouge ne se met pas avant ? dis-je.
— Avant quoi ? dit-elle, saisissant mes épaules. Ansi assise, grâce au muret, elle se trouve à la même hauteur que moi debout. Son baiser c’est tout un rock.
— Ça fonctionne ! m’exclamai-je, haletant. Maintenant, si tu veux, tu peux mettre le rouge. C’est ce que fait Jeanne Moreau dans ses films !
— J’aime ta saveur, dit Agata, se glissant la langue au-dessous du nez, comme si elle était en train de lécher un reste de chocolat.
Puis, tout au long de l’après-midi, jusqu’au soir, nous avons continué à nous embrasser comme dans les films américains — moi j’étais James Stewart, elle était Kim Novak — devant tout genre de spectateurs : des hommes distraits, des femmes pressées, des enfants rêveurs, des vieux retraités jaloux, des prêtres indignés, des balayeurs paresseux et des commerçants en sueur. Avec le temps et la déclinaison du soleil et de l’ombre, nous avons changé nonchalamment de muret, de banc public, de porte cochère, de pré et de rambarde, jusqu’au moment où, juste en face de l’entrée de la hautaine clinique privée de Villa Stuart, nous avons savouré jusqu’au bout la gloire du « happy end ».
J’avais l’impression que nous étions dans une pièce sans meubles où nous avalions toutes les rumeurs et les stupeurs du monde, nous promenant, en même temps, comme les deux « chassés » de Cranach en une espèce de nirvana perdu… quand une douce d’eau gelée nous a inondés brusquement de la tête aux pieds. Cela nous a fait rire et vite reprendre notre exhibition gratuite. « Fiancée baignée, fiancée chanceuse ! » me suis dit le soir même, tout en faufilant ma langue dans une bouteille d’eau pétillante ayant la silhouette de la reine de Naples, avec le but ambitieux de revivre la dynamique, la saveur et l’émotion des mille baisers de Lesbie.

002_villa-borghese-x-rome-7 Image empruntée à archiwatch, le blog de Giorgio Muratore

Mercredi 26 septembre 1962
Je ne suis plus la même personne qu’avant. J’ai passé mon temps à parler tout seul avec une fille, à chercher des prétextes pour la rencontrer : le cahier ; le shampooing ; les chaussures chez le cordonnier. Dimanche, nous avons même réhabilité la messe : un bel escamotage pour une longue flânerie à Villa Borghese, agrémentée de glaces et baisers, où que nous nous trouvions, même au milieu des familles en promenade.
Demain rentrera Bellobono. Je me suis comporté ni plus ni moins à l’instar de ceux qui essaient de se dérober à la conscription en exagérant un petit défaut physique ou mental avant d’assiéger sans aucune honte les femmes et les fiancées des soldats partis pour le front. Maman Gréco m’appelle « tombeur de femmes » et ne cache pas son euphorie pour mes succès. Qu’est-ce que dira Bellobono ? Mon frère Dodo soutient qu’il vaut mieux se taire :
— Es-tu sûr que tu as eu de la chance, toi ?

003_finestra-muratore-x-rome-7 Image empruntée à archiwatch, le blog de Giorgio Muratore

Giovanni Merloni