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« As-tu vraiment opté pour une vie dangereuse ? »

Samedi 20 octobre 1962
Journée noire, à effacer, à cause de la taquinerie obtuse de mes camarades. Même les femmes, d’habitude indulgentes envers moi, ont donné la preuve qu’elles ne me comprennent pas. L’année dernière je n’étais pas invité à leurs fêtes. L’unique personne qui s’intéressât à moi avec de l’affection, Isabella Poidomani, n’était pas du tout bavarde. Depuis le deuxième rang, elle se tournait souvent en arrière pour me regarder — tout le monde s’en apercevait — demeurant longuement en cette disposition béate et « Béatrice » du regard et de la bouche subtile et magique. Les autres se déplaçaient par couples, complètement cachées par leurs longues blouses noires, ainsi que par la sueur des aisselles et l’acné juvénile. Un tel appareil défensif les rendait impénétrables comme les sarcophages étrusques que nous avions frôlés dans notre tour scolaire à la nécropole de Tarquinia.
L’année dernière — à cause de ma timidité et de mon allure maladroite et tordue, qu’empirait mon regard myope dû à l’absence des lunettes que j’oubliais à la maison —, on m’avait collé dessus un sobriquet, ou plutôt une variante de mon prénom lyrique et napolitain. Mes camarades m’appelaient Fred à l’honneur de Fred Buscaglione, le fameux chansonnier mordu du jazz américain qui s’était forgé un personnage de dur et de gangster sans scrupules. Évidemment, je n’aurais jamais pu égaler un tel homme qui faisait moisson de femmes blondes et dures. J’étais alors, selon mes camarades, un Fred tendre et craintif qui faisait rire. Pourvu qu’on me fiche la paix, j’acceptais avec orgueil et bonne humeur ce prénom qui me déplaçait de Naples à Chicago, puisqu’il s’agissait de toute évidence d’un jeu innocent et passager.
« Il est vrai », disais-je, en me regardant dans la glace au-dessus de la commode de mes parents… « Je suis un gangster avec la licence de tuer. Ils ne le savent pas, mais entre les pages 801 et 802 de mon dictionnaire de grec une femme nue se cache, que j’ai ravie sous la menace de ma fidèle mitraillette : elle est parfaite comme Fée Clochette, la sorcière en miniature qui assiste Peter Pan, et ne renonce pas, comme celle-ci, à se glisser dans une baignoire constellée d’étoiles colorées et de bulles de savon ».
Un beau jour, la nouvelle avait fait le tour de la classe et du lycée, s’éparpillant en un éclair dans les deux quartiers adjacents où nous tous habitions :
— Fred Nitrodi a sa copine !
Les commères avaient hâte de la connaître et Luisa Mascalzini m’avait invité. Mais celle-ci ne pouvait pas oublier d’avoir jeté dessus depuis sa fenêtre un seau d’eau gelée sur ma tête et, voyant Agata à mon côté, eut un brusque sursaut. Cela fut l’étincelle qui brûla la mèche d’où tôt ou tard le feu se serait propagé partout. Tout le monde me dévisageait sans cacher son incrédulité. Était-ce vraiment moi celui qui avait donné ce légendaire spectacle ? Où pourrons-nous assister à la prochaine représentation de « Baisers publics ? » Cela me laissait indifférent, car je n’étais pas seul, et je savais bien que les provocations de mes camarades n’auraient jamais été méchantes : cela faisait partie d’une langue connue, que je partageais même si ce n’était pas ma langue préférée… Agata, au contraire, ne supportait ni les sourires au miel ni les phrases idiotes :
— Dorénavant, tu devras t’adapter au « dur Fred » ! Tous les jours, du matin jusqu’au soir !
— Maintenant, Fred est au chaud !
— Bien sûr qu’il est au chaud ! Elle est une chatte !
Quand elle est tranquille, Agata paraît gracieuse comme le personnage appétissant d’un tableau où l’évidence de ses attraits est tempérée par une désarmante douceur. Mais « si on la touche là où est son point faible », elle devient hystérique, venimeuse. Une chatte, justement. Mais, où est-il son point faible ?

002_arome-9_2-copieCarmen Laffon, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Ensuite, quand nous étions à nouveau seuls dans la rue, horrifiés, Agata a eu la main lourde, s’acharnant, comme s’il s’agissait de personnes de ma propre famille, sur les « lèvres pointues » de ces camarades « bourgeoises », auxquelles j’étais pendu de toute évidence, à son sentiment, avec l’ingénuité et le fatalisme de ce Jacques dont je lui avais parlé comme de mon plus grand ami !
Agata a parfaitement réussi, en cette pénible fin d’après-midi, à me crucifier par un réquisitoire digne de Cicérone : c’était moi le responsable unique de cette chaîne de mauvaises humeurs, moi le marionnettiste qui avait fait sauter, comme autant de pantins de carton-pâte, les « précieuses ridicules » et leurs complices mâles mal élevés devant les rideaux brodés et les abat-jour jaunes de Luisa Mascalzini, et bien sûr c’était moi celui qui avait choisi la chanson « Forever, love me forever », il n’y avait qu’à faire le pari.
— Tu as honte de moi ? demandai-je. Ne veux-tu pas que les autres sachent que tu as ton copain et que ce soit moi celui que tu as choisi ? Refuses-tu la seule idée d’avoir à tes côtés un copain « officiel » ?
C’est exactement à cet instant qu’Agata m’a parlé de sa mère, Vera Sarmientos. Elle s’est attendrie, en me prenant la main, avant de me raconter que « maman » n’avait peur de rien, et, au contraire, poussait Agata pour que je fasse toutes les prouesses les plus dangereuses qu’on lui avait interdit de faire :
— Tout en me serrant la taille pour que je demeure assise, les pieds branlants dans le vide, elle regardait au dehors de la fenêtre et me parlait de Naples, de son amour secret avec papa, de leurs escapades nocturnes au milieu des buissons frais de la Villa…
« Tu es neurasthénique, égoïste, indélicate et cynique, mais je t’aime ! »
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Kenton Nelson (Los Angeles) image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Dimanche 28 octobre 1962, une heure de la nuit.
Avec ma classe au complet, j’ai traîné Agata à la Salle Colaneri, où les jeudis se donnent rendez-vous les militaires et les femmes venues des montagnes alentour qui travaillent auprès des familles bourgeoises. Ces rencontres de photo-roman confèrent à cette salle une atmosphère désolée de vécu qui reste collée aux murs. C’est le même endroit où Roberto Trentavizi, sans aucune délicatesse, m’avait dit l’année dernière, à ma grande déception, qu’Isabella Poidomani serait escortée par son « fiancé ». Hypothèse qui s’était révélée ensuite inutilement erronée, puisque l’accompagnateur d’Isabella était en vérité son cousin. Aujourd’hui, il y avait aussi mon professeur d’histoire et le directeur du lycée qui avaient accueilli l’invitation du père de Colaneri. Cette fois-ci, Agata était la quintessence du miel et du plus savoureux des ragoûts napolitains. Plutôt que danser, nous demeurions assis derrière une colonne, pour nous dérober à la vue des professeurs. Nous attendions qu’on éteigne les lumières, ce qui arrivait régulièrement, pour nous embrasser voluptueusement, comme dans ce fameux film américain tourné à Rome : j’étais Grégory Peck et elle Audrey Hepburn.
— As-tu vraiment opté pour une vie dangereuse ? m’a dit au passage mon professeur d’histoire tandis que j’essayais de faire passer un sandwich et un verre de Coca-Cola destiné à Agata.
Puis, les heures coulant, nous n’arrêtions plus de danser, même en manque de musique, et n’arrêtions non plus de nous embrasser, même en pleine lumière.

Giovanni Merloni