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Mes chers lecteurs
Quelqu’un de vous constatera, en dehors de quelques modifications, que le récit d’aujourd’hui, faisant organiquement partie de l’histoire racontée, avait déjà été publié dans ce blog, à trois dates successives, en décembre 2016.
GM
Je suis trop petite et tu n’es pas assez grand
Mardi 12 février 1963
La nuit et le matin tôt il fait froid. Plus tard, avec le soleil et le chauffage central, depuis midi jusqu’en fin d’après-midi on est bien. À l’intérieur s’installe un chaud presque estival tandis que dehors…
Hier matin, avant l’aube, tel un brave camarade de la jeunesse communiste du quartier Mazzini, je me suis rendu chez Dario Incocciati. C’est là qui devaient se regrouper les quelques participants à la manifestation de solidarité avec les manœuvres agricoles en grève, intentionnés, selon ce que l’on disait, à « occuper les terres ».
Le père d’Incocciati est un homme plein de verve, qui a connu mon père du temps de la Résistance. Un véritable chef partisan, fils à son tour d’un peintre connu. Au cours de sa vie, en tant que critique d’art estimé, il a vécu pendant une période à Paris, où il a rencontré plusieurs fois Picasso :
— Je fus complètement bouleversé par l’oeil du maître, par ce regard auquel rien n’échappait, dit-il d’un air inspiré en me montrant une petite photo en noir et blanc. Tandis que j’essayais de m’absorber dans cette expression intense et fuyante à la fois, le père Incocciati s’est souvenu du fait que j’écris des vers :
— Selon Dario, tu passes tes heures de récréation à lire tes poèmes aux camarades ! Voilà que tu as finalement l’occasion de mettre ton talent à la preuve : tu vas sans doute écrire une ode ou un sonnet pour raconter au monde la grande journée qui t’attend !
Tandis que mon père, de façon beaucoup plus prosaïque, au sujet de la même perspective de traverser une longue nuit blanche, m’avait dit :
— Si l’on reste des heures debout, sans dormir, le lendemain on se soulage magnifiquement !
Nous étions entassés en trois voitures, les genoux contre la bouche, moi, Incocciati, Imbellone, Trentavizi, Ficcadenti, Bellobono, Lombardo, Quercia et Lucia Preziosi. Une fois arrivés, au cœur de la nuit, dans la place principale de Genzano, nous y avons attendu quelqu’un qui nous accompagne sur les lieux. Puis le cortège des voitures a emprunté une route blanche. Entre la fumée des cigarettes et le brouillard de dehors, on ne voyait rien quand nous nous sommes brusquement arrêtés au bord d’un champ plus sombre que la nuit même, où personne ne nous attendait.
Sans doute à cause de l’absence de sa « petite fiancée », Maria Piazza — forcément resté chez elle en raison de son âge — Imbellone affiche un air désinvolte et, pour nous faire courage, transporte une fiasque de vin blanc d’une voiture à l’autre, nous invitant à en boire discrètement :
— C’est le vin des Castelli ! ajoute-t-il, tandis que la fiasque passe maladroitement d’une bouche à l’autre.
Comme il arrive toujours, le vin facilitait nos verbiages. Tout en fixant dans l’obscurité, Ficcadenti n’oubliait jamais qu’il était le seul entre tous qui avait « dix » en toutes les matières :
— Nous ne verrons jamais le soleil de l’avenir, bougonnait-il. Ou alors :
— Spero, promitto e juro ça veut l’infini futur, très futur !
— Mais « spes ultima dea » ! lui ai-je dit, ravi de ma riposte éclair.
Marco Lombardo, un type maigre aux cheveux de jais, participe en « sympathisant ». Ayant deux ans plus que moi, il devrait s’inscrire l’année prochaine à la faculté d’architecture, suivant les pistes de son frère Andrea, qui est déjà assistant…. Un jour, Lombardo m’avait appelé « victorien » parce que je jugeais contre nature le fait d’héberger dans ma bouche, à mon tour, la langue de mon amoureuse de quinze ans. L’idée que je pouvais être classé de victorien, m’avait agacé même plus que son air d’homme expérimenté, rien que pour ses précoces fréquentations des promeneuses du Lungotevere. Voilà pourquoi Lombardo ne partage pas les espérances livresques de Ficcadenti. Tout en affichant un regard de condor étincelant dans la nuit, il est le seul à avoir le courage d’aller à contre-courant :
— C’est mieux cent ans de brebis qu’un jour de lion !
Mais où était-il le motif de notre marche forcée sur roues ? Y avait-il un but dans cette mystérieuse manifestation où rien n’arrivait ? Où étaient-ils les paysans ? Et où étaient-elles les terres ? Dans le silence, parmi les grognements et les rires suffoqués, Carlo Imbellone et Dario Incocciati ont entamé une conversation sur l’Amérique. Cela faisait toujours l’objet de discussions acharnées entre les communistes, inconditionnels de l’Union Soviétique et la plupart de leurs interlocuteurs, ne voyant que les États-Unis. C’était donc difficile, entre communistes, que quelqu’un osât toucher à cette foi aveugle : tout ce qui venait de là était simplement extraordinaire, parce que les Russes étaient en mesure de lancer des hommes dans l’espace et qu’ils avaient proposé au monde un cinéma d’avant-garde….
— On ne peut rien dire de mal du cinéma américain… Là, ce sont eux les champions ! ai-je osé dire, ouvrant dans ma timidité un trou pour une fumée libératoire.
— Mais Eisenstein s’écarte nettement de tous les autres ! a décrété Dario Incocciati. Sans compter certains films moins célèbres, mais tout à fait remarquables, comme « La ballade du soldat » !
— Non, cher camarade, ici Nitrodi, notre novice, a parfaitement raison, répliqua Imbellone, venant à mon secours sans renoncer, pourtant, à sa typique grimace sarcastique. Les films soviétiques sont extrêmement ennuyeux. Par contre, un film comme « Le petit fugitif » serait impensable en Russie.
Tandis qu’Incocciati insistait sur la poésie de « La dame au petit chien », un film inspiré à un récit d’Anton Tchékhov que je n’ai pas vu, je rêvais de Kim Novak, la femme de « Vertigo » qui vécut deux fois… Je me disais qu’elle ressemblait un peu à Agata… Tiens ! Mais, en quoi se ressemblent-elles, au juste ? Est-ce que Agata serait capable de cacher, elle aussi, une double vie ?
Le lendemain, c’est-à-dire ce matin-ci, en voiture, nous dormions tous. Sinon, pendant cette nuit éveillée, j’avais bien appris les mots de l’Internationale et de l’Hymne des Travailleurs, mais aussi — cela m’avait beaucoup plu —, la drôle de chanson populaire au rythme accéléré que Lucia débitait avec dévotion :
Ah, par ton zigzag
Tu m’as rompu l’aiguille
Tu m’as brisé le cœur
Tu me fais mourir
De la passion
De la passion…
Ah, par ton zigzag
Tu m’as rompu l’aiguille
Tu m’as brisé le cœur
Tu me fais mourir
De la passion
Je vais m’évanouir
Une fois arrivés devant l’entrée du « Terenzio Mamiani », notre lycée, nous avons décidé de ne pas entrer. Quelqu’un disait qu’il fallait se rendre à la section territoriale du parti pour « nous confronter à chaud » sur l’expérience que nous avions vécue. Mais, là-dedans, transis de froid et étourdis par le nuage gris des cigarettes, c’était pire qu’à l’école. Je ne savais pas quoi dire et je me considérais comme exclus, notamment par les clins d’œil que Carlo Imbellone et Dario Incocciati s’échangeaient. Lucia Preziosi, la copine fixe de ce dernier, montrait de l’intérêt pour moi, plongeant dans les miens ses yeux noirs qui m’invitaient… Oui, je n’exagère pas ! Comme dans un puits noir et bleu, j’ai vu couler dans les yeux de Lucia des scènes effrayantes de vexations qui s’alternaient à des instants heureux où la sourde lutte des insoumis atteignait l’heure « h » de la libération… tout cela emprunté à des films de grands réalisateurs soviétiques : un héros hissé par de dizaines de bras sur un piédestal provisoire tandis que des hommes communs protestaient au milieu des joues creuses de foules désespérées. Mais, peut-être, dans ce regard d’ébène, il ne se cachait qu’une seule question assez pédestre : « Est-ce qu’Alfredo Nitrodi a une copine ? » De but en blanc, Roberto Trentavizi, se passant de toute rhétorique, m’a proposé de « filer à l’anglaise ». Je lui ai demandé si cela est admis par la « ligne » de Togliatti. Il m’a répondu que dans les pays anglo-saxons aussi on rencontre quelques communistes, rien qu’à l’honneur de Karl Marx, hôte illustre de l’un des cimetières de Londres. Nous nous sommes éloignés de la section de la rue Montesanto avec un grand soulagement, fidèles aux idéaux internationaux, mais enclins aussi au zigzag et gênés par cette aristocratie de la conspiration aboutissant en des grimaces de faux sommeil ainsi qu’en une méfiance mal cachée pour les « nouveaux » inscrits.
— Je vais « récupérer » Gianna au « Virgile », m’a dit Roberto Trentavizi.
Il est parti en direction du Lungotevere tandis que mon but c’était piazza Fiume. En attendant Agata devant le portail du « Tasso », j’ai essayé de me distraire en me demandant de quoi discutaient Roberto et Gianna en ce moment…une discussion assez pénible si Trentavizi avait vraiment trente vices et Refrigeri était pour de bon le rejeton d’une famille désormais consacrée à la fabrication des réfrigérateur !.
J’étais encore dans ce flux d’obsessions verbales quand Agata a sauté en un bond les trois marches de la liberté. Je lui ai alors demandé :
— Que fait-il un Trentavizi avec une Refrigeri ?
Puis nous nous sommes rendu Porta Pinciana, anxieux de nous asseoir confortablement dans les prés de Villa Borghese où j’ai passé une grande partie de mon enfance. Là, je lui ai raconté en quoi consiste l’héroïsme d’une nuit sans dormir, la tête appuyée à une vitre embuée dans une voiture garée à la belle étoile. Une expérience ayant quelque chose de surréel :
— Sur la surface gelée du lac d’Albano, les cosaques du Don patinaient…
Peu de minutes après, je me suis endormi sur son giron, et j’ai rêvé de fouiller mes mains sous sa jupe de velours… Mais une vieille n’ayant qu’une seule dent m’a brusquement réveillé par de gros mots ignobles, ruisselants de soupçons. Agata en était troublée. Tout en essayant de repasser de ses petites mains la chemisette chiffonnée, elle m’a dit que j’étais exagéré…
Mais je n’avais pas encore commis de fautes graves !
Giovanni Merloni, Banlieue, 1964
Mercredi 13 février 1963, matin
Comment fait-on à franchir le seuil de l’école en sachant que c’est un pas définitif et irréversible, tandis que la silhouette et le visage qui nous inspirent le plus intensément sont là, avec tout le reste d’elle, chez elle et que maintenant elle est seule ? À présent — après l’héroïsme de la nuit dernière, qu’on a passé cherchant à tâtons dans la campagne romaine, les paysans rebelles pour leur consigner des tracts et quelques drapeaux rouges, ayant la frustration de ne pas pouvoir les embrasser en fredonnant ensemble « Bella ciao » —, je me sens inapte comme un soldat sans uniforme, désorienté après le 8 septembre d’il y a juste vingt ans. Heureusement, véritable signe de la providence, un bouchon sur le boulevard a déclenché des retardements en chaîne. Quand le bus 99 a atteint la station en face du lycée, et que je me suis précipité vers l’entrée il était trop tard. « Agreste », le gardien aux joues rouges ayant le nez en forme de pomme de terre, m’a accueilli par un brusque hochement de la tête :
— Tu ne peux pas entrer !
— D’accord, je n’entre pas…
Giovanni Merloni, Trois types peu recommandables, 1963
Sur le bus 99 qui rebrousse honteusement chemin — en devenant ainsi complice de mon abandon du devoir en échange d’une vaine fainéantise —, on entend surtout le sifflement des freins, accompagné par un bruit souterrain qui fait trembler vivement la plateforme. C’est là que je me trouve coincé au milieu d’une vague épaisse de visages et de paletots m’empêchant de respirer… Pourtant, mon regard s’aventure au loin, comme s’il n’y avait, tout autour, que du sable du désert ou de la mer infinie, au lieu des mains s’agrippant dans le vide, des pancartes recouvertes de numéros de téléphone et des maisons en béton déjà noirci. Agata m’apparaît comme une coquille affleurante de la plage inconnue de Procida. Hier, à Villa Borghese, notre dernière étreinte — ô combien maladroite ! — était finalement en train de briser la fixité de notre lien… qui s’est borné jusqu’ici aux soupirs susurrés à l’oreille ou alors aux épuisantes rencontres de nos bouches naïves et désespérées… Mais cela a duré très peu, rien qu’un instant. Tout de suite après, un désir violent de rupture s’est emparé de moi et mon cerveau, sans le savoir, a commencé à fabriquer des châteaux dans l’air…
Giovanni Merloni, La ville, 1963
Sur le bus, à deux centimètres de mon bras, je reconnais soudainement le père de Marco Testaguzza, celui qui partageait mon banc aux écoles moyennes. Tous les dimanches, à l’âge ingrat de nos treize ou quatorze ans, Testaguzza m’attendait hors de l’église, avec son rire contagieux et, hochant la tête, il m’expliquait l’inutilité de mes efforts de croire en Dieu et, surtout, à la bonne foi des prêtres. Voilà ici le père Testaguzza qui ressemble exagérément à son fils. Il s’agit en fait d’un monsieur de petite taille, arborant un imperméable impeccable et un parapluie à la Watson, qui ne méprise pas le bus pour se rendre au bureau. Un syndicaliste, un communiste à part entière, et sans doute il en a vu de toutes les couleurs. Pourtant, il n’exhibe pas ses souffrances ni ses sacrifices. Il a trouvé ainsi une façon pour transmettre à son fils une vision matérialiste et libre des choses de la vie.
Un jour, il y a deux années — j’avais presque atteint mes seize ans — nous montions au poste panoramique du « Zodiaco » avec Dodo et Lello Rizzacasa. Tout d’un coup, Marco Testaguzza me dit qu’il était l’heure d’en finir avec nos discours nébuleux :
— Avant de faire l’amour, la première fois, tu n’en sais rien. Juste « après », quand tu l’auras fait, tu comprendras combien elles étaient inutiles et cruellement trompeuses tes hypothèses. En même temps, tu verras qu’au fond de toi-même tu savais bien à la rencontre de quoi tu étais en train d’aller, avec tous tes sentiments…
Mais Agata avait dit :
— Arrête !
— Pourquoi ? avais-je demandé, même si je savais sa réponse en avance.
— Je suis trop petite et tu n’es pas assez grand.
— Donc, à ton avis…
— Je crois que nous nous sommes rencontrés trop tôt, avait-elle dit, ouvrant et refermant les yeux comme le ferait une poupée chinoise pressée d’être rangée le plus vite possible dans une belle boîte laquée au vernis noir.
Giovanni Merloni, Le théâtre, 1963
Quand finalement le bus débarque à la Balduina, le village petit bourgeois, accroché comme une crèche de Noël au boulevard qui toujours monte (et toujours descend) — un « quartier » que j’ai vu naître il y a rien que neuf ans, où tout le monde me connaît, chacun à sa manière — je me souviens qu’aujourd’hui c’est mon anniversaire. J’accomplis pour de bon dix-huit ans, qui ne son pas les « dix-huit ans par jambe » dont je me suis vanté de centaines de fois pour accéder aux films interdits. Une pensée court, synthétique et essentielle, à ma sœur cadette, Enzina, aussi petite qu’impatiente de grandir vite… En tout cas, personne ne s’en est souvenu, même pas Maman Gréco !
La tête tout à fait détachée du corps, les yeux dilatés et une étrange sensation d’essoufflement, je frappe à la porte au premier étage de l’immeuble aux accents circonflexes. Sans attendre, le sang reprend son flux joyeux, quand Agata m’accueillir sans cacher sa surprise :
— Fais-moi tes vœux, dorénavant je peux voter ! Et je vais tout de suite attraper le permis de conduire !
Je suis entré dans cette maison presque fumante à cause du chauffage mis à fond. J’avais un jean et des chaussures usées. Agata était seule dans la maison. Au-dessus de la chemise de nuit, elle avait un peignoir court avec des fleurs jaunes et vertes. Ses pieds, nus, disparaissaient dans des pantoufles poilues que maman Gréco aurait jugées horribles tandis que pour moi elles étaient la quintessence de l’intimité. Dans un élan fougueux, je l’ai prise dans mes bras et je l’ai déposée sur le piano avant de l’embrasser avec force, tandis que ses pieds battaient sur le clavier en provoquant un grondement sourd.
— Puisqu’il est désaccordé, ce n’est pas grave, a dit Agata en riant.
Nous avons dansé en silence, dans ce petit appartement qui restait rarement inhabité. En ce magique intervalle — sa grand-mère Mena étant partie voir une amie à l’autre bout de Rome —, je me prenais pour un roi.
Je n’avais jamais savouré un tel vide. Elles demeuraient bien vivantes, ici et là, les traces du passage de Toto Cellamare, le père d’Agata, qui a toujours montré envers moi, cela il faut le reconnaître, une sincère affection ne faisant qu’un avec une sorte de « protection ». En fait, il intervenait souvent pour que sa belle-mère m’invite à leur table et qu’Agata aussi m’accepte… jusqu’au bout ! Ou alors c’est Mena, la grand-mère âgée, qui le contrarie, lui interdisant d’installer un chien sous le prétexte que l’appartement est trop petit ! En plus, Toto n’a jamais caché sa déception pour n’avoir pas eu le temps de se fabriquer un enfant, un mâle, avec sa femme si précocement partie. Et moi, avec mon caractère doux et apparemment malléable, je pouvais bien remplir ces deux manques, celui de l’enfant et celui du chien. Sans doute, j’aurais été en assonance avec ces quatre murs assez spartiates, sans intérêt pour les meubles, pour la plupart hérités de vieilles maisons de campagne, adaptés à la taille d’un logement « fonctionnel » et vernis à nouveau… Maintenant, au-dessous de la lumière horizontale d’un soleil plus net que d’habitude, la maison où cohabitaient trois générations dont j’avais connu les explosions et les bleus me paraissait l’hôtel particulier d’une famille en trêve.
Se prenant pour un guide impeccable comme la Nathalie de Gilbert Bécaud, Agata m’a introduit dans les « méandres » de son labyrinthe imaginant peut-être de m’emmener du For romain jusqu’à la basilique de Massence. Tout récemment, ils avaient fait des travaux, sous le prétexte du carrelage de Vietri destiné à la salle de bains ainsi que de l’achat — une folie ! — de deux lustres ultramodernes et d’une crédence ultra résistante. Pendant une demi-heure, nous nous sommes oubliés de nous-mêmes ainsi que des jours qui s’étaient écoulés sans qu’on puisse rester seuls et des décisions primordiales que chacun de nous avait prises. Tous les deux, nous étions tendus dans l’observation respectueuse des murs et des décors, avec le même esprit que nous font jaillir les reproductions des nymphéas de Monet, des Baigneuses de Renoir ou des Repasseuses de Degas… Cet appartement était sinon le fruit d’un compromis entre les personnalités énergiques et rêveuses de deux membres de la famille et l’irrépressible vocation à la vie pratique de la vieille grand-mère, qui n’avait aucune intention de se mettre de côté.
— Que dirais-tu de Toto, si tu n’étais pas sa fille ? ai-je demandé, comme si j’étais un interviewer.
— Avec les hommes, il travaille tandis qu’avec les femmes il couche ! a répondu Agata de façon automatique, avant de se corriger :
— Toto est un homme bien…
Antonio Canova, Psyché ranimée par le baiser de l’Amour, Musée du Louvre
En reculant, nous sommes alors passés du salon à sa chambre. Gauchement, je suis écroulé comme un sac sur le lit. Agata était absente, perdue dans ses limbes, sans doute en voyage, déjà, ratatinée dans l’une des malles que chaque été la famille Cellamare expédie à elle-même dans l’exil de Procida, plein de mystères pour moi.
Le radiateur était au maximum, on transpirait. Agata avait mis un disque :
Et maintenant, que vais-je faire
de tout ce temps que sera ma vie ?
Agata aussi chantait, arborant deux pantoufles roses et un « deux-pièces » blanc se détachant contre sa peau encore légèrement bronzée…
De tous ces gens qui m’indiffèrent…
Tandis que mes vêtements glissaient à terre, l’un après l’autre — le jean chiffonné, la veste de velours, la chemise rouge —, je voyais se raréfier la menaçante personnalité du père-patron de la maison. Et maintenant… Gilbert Bécaud n’était plus si désespéré : à présent, il accompagnait Nathalie dans la Place Rouge… vide…
En raison des limites que notre âge nous impose, l’étreinte a été intense et sincère, mais assez rapide et, bien sûr, incomplète.
— Nous ne pouvons pas faire l’amour, dit Agata en posant son index sur ma bouche tandis que je l’écrasais sous mon corps maigre et osseux.
Je la regardai dans la pénombre :
— Ne vois-tu pas, Agata, que nous sommes en train de suer ? L’air est ferme, donc je peux souffler légèrement au-dessus de ta peau. Tu ressentiras mon haleine comme un courant froid sur ton corps mouillé. Plus tard, ce « gel » se transformera en une pierre précieuse : l’un de ces cailloux gris et lisses qui luisent à chaque va-et-vient de petites ondes de la mer…
Le stylo à la main, nous avons gravé sur nos corps, réciproquement, ce que notre amour nous dictait. J’ai laissé mes traces embarrassantes, pas faciles à cacher sous sa chemisette, au beau milieu de ses seins, tandis qu’elle a tracé un vaste et compliqué gribouillis sur mon estomac. Nous étions assis sur les tomettes de marbre, enveloppés dans le drap qui avait glissé à terre avec nous. Je commençais à éprouver le froid partout, quand Agata se leva en souplesse et emprunta d’un air de mystère le sombre couloir. Elle revint avec un petit cabaret en céramique où trônait gracieusement une tartine avec du thon, des tomates et bien sûr de la mayonnaise :
— Tu ne sais pas nager, me dit-elle, mais tu aimes éperdument la mer, et cela est déjà beaucoup ! Et puis, mon cher Alfredo, chacun a son arme secrète. Et toi, tu as le don d’expliquer si bien les origines et les conséquences de ta maladresse !
Le soir descendra avec nous dans la nuit
Mercredi 13 février 1963, après-midi
Puis, il est arrivé « quelque chose » tandis que je l’effleurais, songeant de lui serrer les flancs, la taille, les jambes, les coudes, les épaules, le cou… Cela n’a duré qu’un instant, tellement bref qu’ensuite, pendant des mois, je me suis demandé de quoi s’était-il agi, si cet « acte » vital et solennel s’était-il effectivement produit… parce qu’en ce moment — ça, c’est un fait indéniable —, nous avons entendu un typique remue-ménage dans l’escalier suivi par un bruit de clés à la porte. Sans attendre, Agata m’a donné un coup de pied, s’est levée d’un bond, a enfilé son peignoir — ou alors avait-elle refermé la porte de la chambre avant ? — puis elle m’a indiqué un coin vide, derrière le placard, que la porte, s’ouvrant vers l’intérieur, allait cacher.
Ainsi, tel que moi seul je me connais, nu comme l’Adam de Cranach et honteux à l’idée d’un possible scandale de famille, je retenais le souffle dans cet étroit rectangle sans air, tandis qu’Agata fêtait son père, en me rendant complice de ses chichis de fille dont j’étais pour la première fois de ma vie le témoin embarrassé. Assez vite, elle a réussi à installer son père Toto sur le fauteuil que celui-ci appelle « panoramique ». J’entendais un à un les gémissements intimes di Toto et ses bruyants commentaires sur la laideur de l’immeuble d’en face, tandis qu’Agata, rentrée à la hâte, me passait mes vêtements.
Ensuite, en parfaite synchronisation, Agata attirait son père vers la cuisine au bout du couloir… et moi, à la vitesse d’un spadassin français, j’enfilais mes pantalons, mes chaussettes, mes chaussures, ma chemise… Il me restait à attraper, hélas, la veste restée sur le lit et j’avais peur que Toto la voie…
— Viens ici, papa ! J’ai une surprise pour toi !
Comment faire à sortir sans faire du bruit ? Voilà l’escamotage trouvé. Depuis le palier, j’ai refermé la porte des Cellamare tout en poussant la sonnette. La parfaite synchronisation qu’on peut obtenir si l’on a deux mains n’aurait abouti à aucun salut si la sonnette, véritable espèce d’orgue en miniature, n’avait pas eu un fracassant tintement :
— Dlin Dlon !
Cette espèce de carillon en piteux état avait englouti le bruit de la serrure mal huilée. Rentré de nouveau, tandis que je saluais Toto — qui m’accueillait avec son habituel sourire figé et affligé —, je devais m’apercevoir que la convulse étreinte de tout à l’heure avait laissé une trace sur mon jean.
Apparemment, Toto n’avait rien remarqué. Nous avons alors allumé une cigarette et traîné un peu à parler. Puis Toto a allumé la télévision s’en laissant capturer. Tandis qu’il s’y absorbait, se remémorant sans doute d’un passé heureux, nous nous sommes embrassés, Agata et moi, dans la cuisine, tels deux fiancés chassés des fastes du lit… Pourtant, dans nos étreintes demeurait une fougue taquine, un esprit de revanche à entretenir au jour le jour.
Enfin, notre tendresse réciproque nous avait rendu les yeux humides. Même si transpirant pour les émotions cumulées, je me sentais provisoirement heureux tandis qu’Agata, éreintée, mais tranquille, appuyait son front contre mon épaule. Puis elle a bondi comme un ressort, est courue à l’étagère à côté de Toto, avant de revenir riante vers moi : — ne vois-tu pas ? Je l’ai trouvé en un éclair ! C’est « L’île d’Arturo » d’Elsa Morante. Il a été publié quand j’avais neuf ans, et c’était le neuvième été de ma vie qu’on m’emmenait dans l’île. Donc, l’une de ces fillettes qu’on rencontre dans ce roman c’est moi, j’en suis sûre ! Je te le prête ! Ce libre te servira de guide, et tu comprendras ce que je veux dire quand je parle avec toi de Procida… Écoute, je t’en lis un morceau :
« Ces élégants bateaux, de sport ou de croisière, qui peuplent toujours en grand nombre les autres ports de l’archipel, n’abordent presque jamais à notre port ; en dehors des barques de pêche des habitants de l’île, on n’y voit que des chalands ou des bateaux marchands. À de nombreuses heures du jour, l’esplanade du port est presque déserte ; sur la gauche, près de la statue du Christ Pêcheur, une seule voiture de louage attend l’arrivée du vapeur qui fait le service de l’île et qui ne s’y arrête que quelques minutes, débarquant en tout trois ou quatre passagers, pour la plupart des habitants de l’île. Jamais, même pendant la belle saison, nos plages solitaires ne connaissent le tapage des baigneurs qui, venus de Naples, de toutes les villes et de toutes les parties du monde, vont peupler en foule les autres plages des alentours. Et si, par hasard, un étranger desçend à Procida, il s’étonne de ne pas y trouver cette vie bariolée et joyeuse, cette atmosphère de fête et de conversation dans la rue, de chansons, d’airs de guitare et de mandoline, pour lesquelles la région de Naples est renommée dans le monde entier. Les Procidains sont revêches et taciturnes. Leurs portes sont toutes closes, rares ceux qui se mettent à la fenêtre, chaque famille vit entre ses quatre murs, sans se mêler aux autres familles. Chez nous, l’amitié n’a pas bonne presse. Et l’arrivée d’un étranger éveille non pas la curiosité, mais plutôt la méfiance. S’il pose des questions, on lui répond de mauvaise grâce, car les gens de mon île n’aiment pas que l’on cherche à percer leurs secrets.» (1)
Agata lisait d’un air inspiré, mais je voyais bien qu’elle était jalouse de me révéler un secret… le secret du caractère secret des gens de Procida qui était devenu le sien : elle avait le même besoin de garder « quelque chose de soi rien que pour soi ». Mais il y avait entre nous notre secret à nous, une île entourée de parois de ciment aussi dure et inexpugnable que l’île de Procida.
J’aurais voulu l’interrompre et lui dire que la vie nous oblige à être patients tout en cherchant des distractions, sans cesse, car je ne suis pas Maurizio Ficcadenti et que je n’ai pas la paix des sens comme lui… Mais j’étais justement distrait parla la couverture du livre d’Elsa Morante, figurant un homme ratatiné sur une plage. Un homme probablement plein de secrets et bien expert de la vie…
— Ce pêcheur de Guttuso, qu’on imagine imprégné de soleil et de sable, c’est un Procidain, n’est-ce pas ? ai-je dit, d’un ton incertain.
— Au-dessous d’une invisible ligne géographique, tous les gens du sud se ressemblent, a dit Agata, faisant tournoyer ses cheveux blonds. À moins qu’on n’échoue sur les rejetons des envahisseurs Normands ou Slaves ou Cosaques…
Elle connaissait son livre comme sa poche, et trouva immédiatement ce qu’elle cherchait :
« Ils sont de race petite, brune, avec des yeux noirs de forme allongée, comme les Orientaux. Et l’on dirait, tant ils se ressemblent, qu’ils sont tous parents. » (1)
— Et les femmes ? avais-je demandé sans réfléchir.
« Les femmes, selon l’antique coutume, vivent cloîtrées comme des nonnes. Beaucoup d’entre elles ont encore les cheveux longs et se font un chignon, elles ont un châle sur la tête, leur robe desçend jusqu’aux pieds et, en hiver, elles portent des sabots et de gros bas en coton noir ; l’été, néanmoins, certaines vont pieds nus. Quand elles passent ainsi, rapides et sans bruit, évitant les rencontres, on dirait des chattes sauvages ou des fouines. Elles ne vont jamais à la plage ; pour les femmes, c’est un péché que de se baigner dans la mer, et même de voir autrui s’y baigner, c’est un péché. » (1)
Après avoir prononcé ce dernier mot, « péché », Agata me scruta longuement, avant de me susurrer :
— Est-ce que nous sommes des pécheurs, nous aussi ?
— Ici ce n’est pas comme à Procida, ici on ne cloître pas les femmes, donc il est plus difficile d’accepter autant de tabous et superstitions qui sont tout à fait à l’opposé de cette vie « facile » qui semble venir à ta rencontre, t’offrant « Sourires et chansons » (2) ainsi que des voitures aux sièges rabattables et des lits matrimoniaux en vitrine…
Agata avait à présent le front renfrogné, comme toutes les fois que je m’exprimais, selon elle, de façon prosaïque. J’ai essayé de remonter la pente en lui citant une phrase de ma cousine Marie-Claire :
— « Un très grand amour, ce sont deux rêves qui se rencontrent et, complices, échappent jusqu’au bout à la réalité. » (3)
Agata m’a souri. Sans doute, elle était déjà en train de me pardonner pour mes invocations « prosaïques » des sièges et des lits. Mais elle n’aurait jamais eu la même « complicité » qu’on lisait sur les visages inspirés de Carlo Imbellone et Maria Piazza quand ils dansaient au rythme marécageux de « Only you » ou alors, avec tout le monde, au rythme frénétique de l’Hully Gully !
Une sculpture de Jacklin Bille
— Nous avons frôlé le ciel d’un doigt, ai-je ajouté, affichant un air presque sombre. Mais ce n’est pas cette maison qui en a le mérite… au contraire, celle-ci a été un obstacle, au commencement…
— C’est vrai, a dit Agata, en glissant dans mes mains son livre précieux. Quand on est amoureux, il suffit d’un ciel étoilé, mais il faut aussi avoir la sensation, sinon la certitude qu’il n’arrivera personne…
Personne ne nous entendra,
personne ne commentera, personne.
Ces quatre murs blancs nous regarderont.
Toi et moi, nous entendrons la peur,
la peine accablante du bonheur.
Le soir descendra avec nous dans la nuit,
et notre amour, tel un caillou lucide,
brillera, fou de joie, dans le noir.
Samedi 16 février 1963
Le soir descendra avec nous dans la nuit… Aujourd’hui, j’ai ouvert, en cachette de moi-même, le livre de la Morante. Il fait encore trop froid pour que je plonge, la tête première, dans l’île tabou. Je le ferai bien sûr, quand je verrai l’été s’approcher et que, affranchi de tout risque scolaire, je pourrai m’exposer à la lumière éblouissante d’une telle émotion. Entre-temps, ce matin-ci je me suis amusé à feuilleter le livre, juste pour y trouver le morceau qu’Agata m’a lu mercredi. Et le destin a voulu qu’à côté de celui-ci, j’en trouvasse un autre, plus adapté encore à m’introduire dans son enchantement :
« Les îles de notre archipel, là-bas, sur la mer napolitaine, sont toutes belles. Leur sol est en grande partie d’origine volcanique, et, plus particulièrement dans le voisinage des anciens cratères, il y pousse des milliers de fleurs spontanées font je n’ai jamais retrouvé les pareilles sur le continent. Au printemps, les collines se couvrent de genêts ; lorsqu’on est en mer au mois de juin, on distingue leur odeur sauvage et caressante aussitôt que l’on approche de l’un de nos ports. » (1)
Voilà, c’est « juin » le bon moment ! Attendons alors le commencement de l’été pour nous accouder sur l’île d’Arturo… et d’Agata !
Giovanni Merloni
(1) Elsa Morante, « L’île d’Arturo, mémoires d’un adolescent », Folio Gallimard, 1978, traduit de l’italien par Michel Arnaud
(2) « Sorrisi e canzoni » est une revue hebdomadaire italienne créée en 1952, ayant la fonction de guide aux émissions TV et aux approfondimenti sur l’actualité, la musique, le cinéma et le spectacle.
(3) Romain GARY (1919-1980)
La production de GM du début des années 60 est déjà remarquable (et la banlieue est rouge).
Beaux souvenirs d’engagement…
L’affiche finale est digne d’une exposition, mais ce n’est pas trop le style du Louvre : au Centre Pompidou, alors !