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Je ne veux pas coucher avec la Baleine Blanche ! J’aime Madame Bovary !
Jeudi 14 mars 1963
Depuis sept mois désormais, j’essaie de mettre d’accord cet enchevêtrement physique et mental, qu’il serait peut-être exagéré d’appeler Amour, avec mon autre côté qui doit se charger de la vie de tous les jours, avec ses petits plaisirs et ses grands devoirs. Je suis fatigué, je l’avoue. Parfois, j’aimerais me promener, seul, sur une plage hors saison, m’étendre à terre, à l’abri d’une pinède agressée par une pluie discrète… ou alors explorer des jardins avec des statues et des fontaines enveloppées dans le musc et le bruissement des frondaisons. Je désire la paix, mais je subis la guerre. J’expérimente sur moi-même, tel un cobaye volontaire, toutes les façons possibles de vivre l’amour sans jamais atteindre le bout. Hors de question, sinon, de m’aventurer là où se promènent les p….. ! Je suis prisonnier d’une promesse ou d’une menace, ou alors d’une crainte dont je ne me souviens pas. Y a-t-il quelqu’un qui me menace et me fait peur ? À quelle autorité ai-je promis que je m’arrêterais à la limite du gouffre ? Agata ne m’a jamais demandé cela. Mais, entre nous, il y a la question de la responsabilité. C’est moi l’homme qui doit monter à cheval de l’Hippogriffe avant de saisir la brebis désemparée et la flanquer de travers sur la croupe nue de cette chimère ailée ayant un bec à la place du museau ! Seulement comme ça, en laissant derrière moi d’infinies destinées possibles, je pourrai l’étreindre dans mes bras, dans une grotte confortable ou dans une baie n’attendant que nous, réchauffée par des sources sous-marines… elle serait sans doute étourdie par le jet violent de cette eau miraculeuse ayant curieusement mon nom de famille, Nitrodi… Je pourrais ensuite l’emmener dans une jolie terrasse donnant sur la mer d’Ischia et sur la silhouette endormie de « sa » Procida…
Mais tout cela n’est qu’un rêve trompeur. Je suis un poisson sans eau, dépourvu de tout moyen pour la survie, otage intolérant de parents fatalistes. Je demeure ici, dans un purgatoire doré, tel un voleur repenti, qu’on a reconnu coupable, ensuite pardonné, puis excommunié à nouveau, un être ardent qui ne se résigne pas… mais c’est ici que je dois rester, amadoué et drogué par les rythmes rassérénants d’Yves Montand :
Casquette, chapeau mou
Elle vend des violettes
Et moi je vends du papier
Qu’on lit et qu’on jette.
Ces voltigements de la musique s’ouvrent des fissures entre les portes d’où nous pouvons entrevoir des sociétés sans bûchers ni tribunaux… Mais ils ne sont pas en mesure d’effacer mon cauchemar : je suis condamné à vivre dans un monde hypocrite et indifférent où personne n’admet que les sentiments religieux sont devenus anachroniques.
Richard Avedeon, Audrey Hepburn sur le plateau de « Funny face »,
Paris 1956. Image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)
Depuis ma très laïque famille, une morale encore plus féroce me tombe dessus, m’obligeant à procéder par degrés… jusqu’au moment où je m’aperçois que cette ascension vers l’âge de raison se traduit en un véritable calvaire ! Être déjà homme à quatorze ans et attendre les quinze pour entrevoir à peine, par mille soubresauts, une femme, pas tout à fait nue ni fatale, depuis le trou de la serrure… Échanger le premier baiser à dix-sept ans et, puis, à dix-huit, quand finalement la grossièreté masculine s’évanouit — ou se cache — et des femmes en chair et os accepteraient volontiers de te fréquenter, tu dois encore attendre, décomposer ton corps en pièces habilitées au compromis physique ou, au contraire, en pièces rigoureusement interdites !
Des pièces ou des actes, ou alors des morceaux d’actes d’amour que l’on doit censurer, reporter à une autre vie qu’il n’y aura pas, avec une autre femme qui ne nous aimera pas et que nous-mêmes n’aimerons pas !
Comme si je ne faisais qu’un avec une bande de branleurs frustrés, je me vois dérouté par des colonels en uniforme beige, fouet et courte épée, avant d’être renvoyé dans une sombre grotte consacrée à la lecture obligatoire de livres d’aventure pour les garçons… Non ! Je ne veux pas coucher avec la Baleine Blanche ! J’aime Madame Bovary !
Giovanni Merloni
Le Merloni noir et blanc s’allie agréablement avec la photo de « Funny Face »…
J’aime Audrey Hepburn !
Cette femme était belle de toutes les manières possibles.
Préférer Emma à la Baleine Blanche, aveu courageux! (impossible pour moi de lire « Moby Dick »)