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En attendant que la nuit passe mardi 7.03.2017
Venerdì 19 aprile 1963
Partout, dans cette Italie encore euphorique pour les Jeux olympiques, les cent ans d’Unité et la diffusion massive des machines à laver, une féroce campagne s’est déroulée pour les élections politiques. Mon père, Nino Nitrodi, malgré les appels de maman à la modération, a tenu vingt-cinq comices extraordinaires — touchant toutes les localités de la côte et de l’intérieur au sud de Naples, depuis Amalfi à Castellammare de Stabia, Portici, Torre del Greco et Salerno — jusqu’à perdre la voix du tout. Pour accompagner mon père, le train de ma vie s’était précipité loin d’Agata, se faufilant dans des tunnels enfumés où la silhouette de son corps souple disparaissait avec ses longs cheveux phosphorescents…
D’ailleurs, même si nous étions disloqués aux pôles opposés de la planète, nous aurions épuisé tous les sujets et toutes les profondeurs de nos âmes, Agata et moi, tout en demeurant très proches, l’un en deçà l’autre au-delà d’un fil…
Cependant, il faut l’admettre, il nous arrive de nous découvrir lointains, hélas, très lointains même en étant assis l’un à côté de l’autre, chaque fois que nous nous touchons, car il y a toujours une invisible écorce que nous ne réussissons pas à enlever…
Oui, en ces deux mois derniers, hantés par un sentiment d’égarement physique et mental, une espèce de « séparation de caoutchouc » s’est installée entre nous. Cela peut-être à cause de notre belle ville de Rome et aussi de notre horrible quartier, qui nous ont empêchés de sortir le nez de la prison… nous n’avons pas eu l’idée géniale de nous aventurer ensemble dans la mer qui baigne Naples ! Et ces extravagantes silhouettes noires qui découpent si joliment l’horizon ont resté inaccessibles, telles des madones du Moyen Âge recluses dans un couvent qui les oblige à porter la ceinture de chasteté.
Vittorio Pandolfi, Procida, image offerte par Anna Urli-Vernenghi (@urlivernenghi)
Ne pouvant pas franchir cette barrière de lumière et d’eau, j’ai eu pourtant la chance de me consacrer à la lecture de L’île d’Arturo d’Elsa Morante, que j’avais emmené religieusement comme s’il s’agissait du portrait encadré d’une figure exemplaire de la famille. Les premiers jours, en me retournant dans cette désolée chambre d’hôtel, j’hésitais : « il se peut que Procida ait changé ! » Un soir, je me suis dit : « si ce livre lui tient à cœur et qu’elle me l’a donné, cela veut dire qu’Agata veut que je le lise. Sans doute, dans le monde qui en jaillit, il y a quelque chose qu’elle ne sait pas ou qu’elle n’ose pas dire ! » J’ai réalisé ensuite qu’Elsa Morante a le même âge que ma mère et les mêmes vertus enchanteresses… En un mixte de confiance aveugle et d’étrange incrédulité, j’ai décidé alors de m’approcher de cet endroit sauvage sans me demander si je le trouverais accueillant ou affecté par les humeurs alternes d’Agata !
Je sais bien que depuis toujours cette île rocheuse et verte, parfumée de genêts et de poissons, ne fait qu’un avec elle, jusqu’à devenir sa seconde peau ! Mais mon approche « livresque » m’aurait donné la chance de visiter ce lieu longuement convoité avec l’avantage de pouvoir dire, en revenant, de n’y avoir jamais été !
Mon aventure a démarré avec les mots suivants, moins détaillés qu’envoûtants :
« Au flanc de ses collines, vers la campagne, mon île à des petits chemins solitaires enfermés entre de vieux murs, par-delà lesquels s’étendent des vergers et des vignes qui ont l’air de jardins impériaux. Elle a plusieurs plages au sable clair et fin, et d’autres rivages plus petits, recouverts de galets et de coquillages, et qui se dissimulaient parmi de grandes falaises. Dans ses rochers escarpés qui surplombent l’eau, les mouettes font leur nid, les mouettes et les tourterelles sauvages, dont, surtout le matin de bonne heure, on entend la voix tantôt plaintive et tantôt joyeuse. Là, les jours de calme, la mer est tendre et fraîche, et elle vient se poser sur la rive telle une rosée. Ah ! Ce n’est ni une mouette, ni un dauphin que je voudrais être : je me contentais d’être une scorpène — lequel est bien le plus laid des poissons de mer — pourvu qu’il me soit permis de me retrouver là-bas et de jouer dans cette eau. » (1)
Mais le fait de passer si près de Procida sans pouvoir l’effleurer, m’avait éloigné d’Agata, même plus que si la campagne électorale du candidat socialiste Nino Nitrodi, numéro deux de la liste, se déroulait à Livourne, Gènes ou Ventimiglia au lieu qu’aux environs de Naples…
de « Pour aimer Naples » de Renato Nicolini, éditions CLEAN, Napoli,
photo Dante Caporali
Lundi 29 avril 1963
Aux assemblées citadines et aux tracts se faufilant partout, jusqu’à combler les bouches d’égout aux bords des trottoirs et ont suivi, disciplinées et souriantes, les premières élections où j’ai pu exercer mon droit de vote. Mais cela ne s’est pas bien passé pour Nitrodi Nino, mon père, malgré sa renommée d’homme « bien ».
Pendant la nuit suivante, au fur et à mesure que les nouvelles arrivaient, j’étais seul avec maman Gréco devant la télévision. Mon père et mes frères s’étaient rendus à Naples pour y suivre de près le dépouillement des votes. C’était la première fois de ma vie qu’on passait une nuit dans les conjectures et l’angoisse. Allongés sur nos canapés en « L », ma mère et moi nous avons conversé longuement, nous éloignant souvent du thème spécifique des élections, notamment pour ce qui concernait directement notre famille.
Une autre angoisse, encore plus pressante, pesait sur ma poitrine : Agata avait été hospitalisée, en bas de chez moi, aux urgences d’une clinique ayant la physionomie floue d’un petit hôtel tranquille. Depuis cet endroit devenu d’emblée menaçant et insaisissable, je venais d’apprendre de son père qu’Agata devait être immédiatement opérée : l’attaque d’appendicite — qui avait explosé après notre innocente promenade de vendredi dans la pinède de Belsito, que nous avions consacrée à nos glaces au chocolat ainsi qu’à nos habituelles discussions oiseuses — avait été tellement violente qu’on craignait la péritonite !
de « Pour aimer Naples » de Renato Nicolini, éditions CLEAN, Napoli,
photo Dante Caporali
Ce fut donc une nuit pénible. Les nouvelles venant du collège électoral de mon père n’étaient pas nettes… et j’avais peur pour Agata, demeurant contrarié de ne pas pouvoir courir chez elle, murée dans l’enceinte sanitaire, écrasée par l’empressement familial et seule dans un horrible bloc opératoire.
Deux angoisses s’alternaient par vagues : d’un côté mon inquiétude pour l’hospitalisation d’Agata était très contagieuse ; de l’autre un sentiment de culpabilité serpentait dans l’air : nous avions adhéré idéalement tous les deux, ma mère et moi, au Parti communiste, épousant une « ligne » politique hérétique au sein de la famille. Cette déchirure s’était approfondie lors de l’entrée, récente, des socialistes dans la coalition gouvernementale avec les démocrates chrétiens guidés par Aldo Moro et Amintore Fanfani. Ce choix douloureux, stigmatisé par Palmiro Togliatti dès le début, laissait les communistes seuls à l’opposition… Les deux âmes de la gauche avaient les mêmes racines et les mêmes idéaux, mais il y avait en elles, hélas, des hommes ayant perdu le talent nécessaire pour qu’elles restent soudées. Comme il se vérifie aussi dans la famille Nitrodi : elle est la plus heureuse des familles ; elle est aussi une famille qui souffre.
Au petit matin, on a su que mon père n’avait pas été élu pour une différence de quatre-vingt-trois votes. En revanche, le Parti communiste avait fait un bond partout dans le pays. Mon père disait que cela n’était pas une bonne chose qu’un italien sur quatre soit relégué à jamais à l’opposition, d’ailleurs les communistes avaient voulu cela ! Ma mère et moi, nous répliquions que les catholiques au pouvoir étaient une pieuvre… et cela aurait entraîné sans doute la corruption de nos idéaux communs !
Quand le premier rayon de soleil nous fit visite, j’eus un sursaut de peur soudaine et demandai à ma mère, avec insistance, d’appeler la clinique au téléphone. Je n’avais pas le courage de le faire. Fronçant les sourcils, maman Gréco s’adressa à un opérateur qui lui dit : — Un instant, s’il vous plaît.
Agata répondit à ma mère de sa meilleure voix. Tout c’était bien passé. Elle était là.
Couverture de « Pour aimer Naples » de Renato Nicolini, éditions CLEAN, Napoli,
Photo Luciano Ferrara
Giovanni Merloni
Agata roule souvent au loin comme une bille (très belles illustrations au demeurant)…