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Samedi 18 mai 1963
« Chère Agata,
J’ai perdu les feuillets que je noircissais pêle-mêle, avec une sorte de pédanterie heureuse, en y déposant tout ce qui passait par ma tête, tandis que s’écoulaient nos jours les plus intenses et difficiles, dans une pénible alternance de hauts et de bas. Rien de tout ce que j’ai écrit ne touchait le noyau de nos peines. Et pourtant je regrette ces paroles perdues comme autant de personnes qui m’auraient quitté sans me dire si elles reviendront ou alors si elles ont décidé de disparaître à jamais. Je me souviens juste d’une phrase, échappée à la furie iconoclaste : “à présent, je deviens un Ours polaire, en dépit de tous les signaux que la nature m’envoie, brisant la couche épaisse de ciment et d’asphalte”.
Tandis que l’été approche, avec son exubérance sans bornes, toi aussi te renfermes en ton personnage : tu es une Autruche femme aux plumes lisses et blondes. Depuis longtemps, tu as cessé d’être la Puce que ton père Toto taquinait avec amour. Peut-être, une sorte de crise de la communication entre nous s’était déjà manifestée le jour de la fête chez Luisa Mascalzini, quand tu n’avais pas accepté de te voir, avec moi, dans le même miroir où les autres nous voyaient. Récemment, il ne nous manquait que de rencontrer un couple parfait ! Ce couple exemplaire que nous avons eu sur les pieds : Maria et Carlo, Carlo et Maria ! Tu n’as pas supporté mon indulgence envers leurs attitudes de couple idéal à la Katherine Hepburn et Spencer Tracy… Je te comprends : tu ne veux pas te voir, avec moi, en un “modèle” pareil… et tu as raison. Pourtant, de tout cela je devine, hélas, qu’il y a quelques autres raisons en ton refus d’assumer une forme d’union quelconque, avec moi. Ou alors la raison est une seule : tu ne m’aimes pas vraiment ! Je ne veux pas devenir trop analytique, mais, si je ferme les yeux, je nous vois, ma chère Agata, livrés à nous-mêmes comme deux êtres chassés d’un paradis terrestre de nos jours. D’abord, on nous a donné la chance d’un bonheur parfait, à condition que nous ne restions jamais seuls. Nous avons alors profité de toutes les petites libertés que nous offraient la rue, les escaliers, les fêtes, les plateformes du bus pour exploiter, là-dedans, jusqu’au bout, nos curiosités ou affections réciproques. En dehors de cet amour “sous les yeux de tout le monde” nous n’avons pas eu d’autre chance ! Ce qui était interdit était alors impossible et nous nous y sommes docilement accoutumés. Ce qui aurait dû se dérouler en secret, en des endroits adaptés à une sereine solitude à deux… tout cela est devenu, avec le temps, compliqué, fatigant et même redoutable. On nous a forcés, peut-être. Mais nous n’avons rien fait pour réagir, pour briser la chaîne des interdictions… »
Egon Schiele, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)
Mardi 21 mai 1963
Tandis qu’Agata devient de plus en plus belle et de moins en moins saisissable, j’ai commencé à me servir du mot « dépression », terme diffusé jusqu’à la nausée par Roberto Trentavizi, mais sans conséquence pour lui. Par cette habitude, désormais contractée dès le réveil, de me déclarer à tout venant « déprimé », je me suis finalement accordé une paresseuse indulgence envers mes côtés faibles. Voilà pourquoi Agata, fatiguée de me suivre dans mes oisifs pèlerinages physiques et verbaux sur les rapports entre les hommes et les femmes, perd souvent la patience et me met au pied du mur :
— Admets-le, tu es jaloux !
— Non, ce n’est pas ça !
— Qu’est-ce que tu es, alors ?
— Je suis orgueilleux, susceptible, ennuyeux, mais je ne suis pas jaloux !
Mardi 4 juin 1963
Hier, le pape est mort. Je ne fréquente plus la paroisse depuis quand j’ai reconnu tout à fait cohérent avec mon esprit ce que me disait avec conviction sincère mon vieux camarade Marco Testaguzza, celui qui nous attendait au passage, hors de la paroisse, mon frère et moi, rien que pour nous reconduire sur la bonne voie du « matérialisme dialectique ».
Mais j’ai ressenti une violente secousse électrique au moment du trépas de cet homme. Comme si Jean XXIII me parlait et me donnait une gifle bienveillante à l’instant même où il gravissait les invisibles marches célestes au milieu d’une fantasmagorie de bombes atomiques et de satellites artificiels.
John Singer Sergent, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)
Vendredi 7 juin 1963
Entre Agata et moi, les moments de bonheur ne sont pas manqués, malgré les interdictions familiales concernant nos sorties et nos interminables conversations téléphoniques : tout cela a rendu notre lien plus solide. Il est arrivé pourtant des incohérences, des dérapages, des manques soudains et involontaires.
Cet après-midi, Agata est montée chez moi après avoir vu le coiffeur. Au pas de la porte, je lui ai dit, qui sait pourquoi :
— Tu ressembles à un portemanteau !
Une mortification vraiment cruelle pour elle, qui s’est immédiatement sauvée dans l’escalier, en larmes.
— Ne vois-tu pas que je plaisante ? ai-je hurlé en me précipitant à sa poursuite.
Mardi 11 juin 1963
Depuis quelques jours, l’école est fermée. J’ai été reçu au bout d’une année médiocre et sans éclat… « Sanza infamia e sanza lodo » (1), dirait plus élégamment Maurizio Ficcadenti, l’enfant prodige du Mamiani. Pour moi, puisqu’on recueille ce qu’on a semé, je suis pleinement satisfait d’un tel résultat, d’autant plus que le troisième trimestre a été un triomphe pour mon orgueil et le désaveu des préjugés de mon père. Cela dit, pour être enfin reçu, j’ai beaucoup peiné à atteindre la suffisance en sciences…
Je montais avec Agata à la pinède, avant de nous asseoir sur l’un de ces bancs publics tout abîmés. Elle m’interrogeait au sujet de la langue ou de l’intérieur de l’oreille.
— Quelle horreur ! s’écriait-elle quand je lui racontais que quelque part dans la langue tous les humains ont des poils…
Quant à elle, Agata n’a pas cessé d’étudier, la nuit durant aussi. Elle est très inquiète :
— Je ne veux pas tomber dans le rattrapage, je veux partir à Procida !
Mercredi 19 juin 1963
En dépit des anathèmes de son enseignante de lettre, la redoutable Cosma Filmé, les examens d’Agata se sont bien passés, très bien même. À l’improviste, nous avons découvert un vide à remplir. « Suffira-t-il l’amour ? »
Lundi 24 juin 1963
— On va à la piscine ! dit Agata.
— Ce n’est pas pour moi, réponds-je.
— Je n’y vais pas seule, c’est plein de « pappagalli » (2), là-bas !
L’idée de la piscine ne m’intriguait pas beaucoup, en raison de ma peau blanche et du climat de compétition obligatoire qu’on trouve là-dedans, mais je me suis bientôt résigné. Avec le métro, nous nous sommes rendus tous les deux jours à la piscine des Roses à l’EUR, de la part opposée de Rome :
« Le premier tour est terminé
Ceux qui désirent rester
doivent acheter un autre billet ! »
Agata a décidé de m’apprendre à nager. Au commencement, je m’accrochais à son cou comme un enfant transi de froid et, quand je remontais bleui à la surface, je m’étendais auprès d’elle, à l’ombre d’un transat, cherchant quelques dérivatifs à la défaite. Avec le temps et la bonne volonté qui toujours m’accompagne, il y a eu enfin un petit progrès. Au bout de ma première longueur à la nage libre, Agata m’a embrassé avec emportement, avant de murmurer :
— Je suis tombée amoureuse à nouveau !
Le prince de Homburg, Jeanne Moreau et Gérard Philipe
image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)
Vendredi 5 juillet 1963
Cet après-midi, le dernier jour avant le départ d’Agata, nous avons vu, par une ironie du hasard, un film sur le débarquement en Normandie, « Le jour le plus long ». Ensuite, Agata est montée chez moi. Pour une seconde ironie du destin, qui sait pourquoi, tandis que Dodo regardait la télévision dans le salon, nous avons entamé notre colloque dans sa chambre…
— Un jour vraiment long, le plus long ! dit Agata, en m’embrassant.
On ne décide pas le bonheur en avance. D’ailleurs, avec Agata en particulier, cela va facilement exploser dans le moment et l’endroit le moins appropriés. Dès que le tourbillon est fini et Agata n’était plus là, mon frère ne s’est pas comporté avec la même supériorité distraite de mon presque beau-père Toto Cellamare. Dodo a hurlé, s’est indigné en accrochant des affiches partout, jusqu’à traîner toute la famille dans sa chambre pour que tout un chacun constate de ses yeux le scandale.
— Ne l’as-tu pas rendue enceinte ? a tonné ma mère, tandis que mon père ajoutait d’autres choses, pas du tout flatteuses.
D’emblée, je ne savais pas quoi dire. Par une violente déchirure, une côte venait de se détacher de ma poitrine, tout près du cœur : Agata était déjà en voiture, avec Toto, sa grand-mère Mena et une malle comblée de caprices. Tout d’un coup, j’ai eu une fulguration au sujet de cette tache — horrible, dégueulasse, vulgaire et forcément indélébile — qui avait fait passer le bleu de la housse au drap au-dessous :
— Cette tache-là, je le jure, ce n’est que de banals « spermatozoïdes », produits de façon artisanale ! Voulons-nous en faire un scandale, ou pire, une intrigue internationale ?
Giovanni Merloni
1) tant bien que mal
2) en français les « perroquets »; Il s’agit de tous ceux qui attendent les femmes au passage pour les draguer.
Si c’est Agata dans la première illustration qui est de ta main, il aurait fallu la représenter en maillot de bain… 🙂
Vos textes : du soleil, du soleil, du soleil !