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Mes chers lecteurs
Quelqu’un de vous constatera, en dehors de quelques modifications, que le récit d’aujourd’hui, faisant organiquement partie de l’histoire racontée, avait déjà été publié récemment dans ce blog.
GM
001_abbraccioSi j’étais auprès de toi…

Mercredi 24 juillet 1963, matin
Chère Agata,
La nuit dernière je n’ai presque pas dormi. D’abord, je m’obstinais à rester éveillé, car je savais que tu traînais encore, dans la piste du bal, là-bas, au bord de la mer… Je me suis figuré alors la scène de mon arrivée inattendue et pourtant élégante, quelques minutes après minuit, en cet endroit que je ne connais pas, mais je peux très bien deviner. J’ai rêvé alors que tu accordais à moi le dernier « slow » et qu’en dansant joue contre joue nous poursuivions une spirale molle, qui s’étirait ensuite avant de devenir irrésistible quand nous atteignions en un éclair la petite porte sombre de ta maison, je crois. Et tandis que j’essayais de nous voir confrontés, moi et toi, au mot « bonne nuit » avec toutes ses déclinaisons possibles, je me suis souvenu du jour où tu m’as donné le livre d’Elsa Morante.
Ce jour-là, c’était la seule fois où tu m’as parlé de Procida…
Que c’est difficile, pour moi, ma chère Agata, de me convaincre que tu es vraiment en train de m’attendre, que tu es tranquille, sereine, indifférente aux feux réels et artificiels qui explosent en toi et autour de toi !
J’ai écrit alors une poésie, qui n’est pas fidèle à ce que peut-être tu t’attends de moi ; elle est fidèle pourtant à ce que je vois mûrir en toi. Eh oui ! mon trésor, tu as toute une vie devant toi… et ce que tu vis maintenant nous amènera qui sait où… Mais ce que je vis moi, soyons honnêtes, où va nous amener ? 
Oui, c’est tout à fait vrai ce que tu as toujours dit : « nous nous sommes rencontrés trop tôt ! »
Le cœur me dit qu’un ver se creuse une piste quelque part dans ta tête, t’obligeant à courir deçà et delà dans un labyrinthe tortueux… sans moi ! Je voudrais être en mesure de te protéger, te défendant comme un lion des prétendants de Procida qui te braquent par milliers en ces méandres ensoleillés ou sombres… Mais je ne peux pas le faire, car ma présence t’empêcherait de courir mais tu serais de plus en plus prête à exploser comme une bombe à retardement. Si j’étais auprès de toi, tu ne serais plus libre du tout de fouiller librement partout !
Je devrais peut-être taper des pieds, admettre ma jalousie et me battre pour mon amour. Et je ferais ainsi ton bien aussi. Cependant, je serais assez égoïste, en suffoquant ton épanouissement : tu es une plante qu’on ne doit pas déranger au moment même où elle engendre ses fleurs odorantes et ses fruits savoureux…
La nuit dernière, j’ai écrit une poésie qui va à la rencontre de ma mort moins physique que psychologique, car je sais en avance que c’est un bonheur à moitié celui qu’on poursuit au risque de la mort…

002_img_0497 Auguste Macke, Le chemin rouge, image empruntée
à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Accepte, Agata, cette poésie comme le récit de ce que j’ai découvert en regardant dans une boule de verre et y découvrant ton île, fourmillante d’inconnus… Tout d’un coup, dans mon esprit éloigné et aveugle, tous ces gens sans visage et sans nom se sont réduits à un seul homme, que j’ai appelé Arturo, mais qui pourrait être aussi bien Zorro. Dans mon imagination, ce n’était pas que toi qui ne faisais qu’un avec l’île. Arturo-Zorro aussi ne s’en séparait jamais pour l’arpenter sans cesse, en long et large…

Tu racontes tes souvenirs, d’où jaillit un dessin confus de toits, de pierres et de rues très étroites coupées dedans. Un homme qui ressemble à ma jalousie — au visage imprécis bronzé par le sel — va, court, disparaît dans un port lointain.

Si je scrute encore dans la boule de verre épais je vois ta silhouette pointer au milieu de la brume de l’aube et tout de suite après poursuivre d’étranges trajectoires à zigzag parmi les maisons qui entourent le port, avant de longer les barques de l’embarcadère, giflées à leur tour par des vagues furieuses. Qui sait si elle rencontrera Zorro-Arturo ? Celui-ci, on le voit très bien, est en train de suivre, lui aussi, des droites biaises, entrant et sortant du grand plateau du port :

Toi tu es faite d’écume de mer comme ce port. Ma solitude ressemble à cet homme inconnu, ou bien à tes mots susurrés lui ouvrant un sourire, tandis que demain, te voyant arriver, ce port s’ouvrira au soleil, et qu’un arc-en-ciel de barques te saluera.

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Henri Matisse, Allée d’oliviers, image empruntée
à un tweet de Stephane Bergès (@Revizorsb)

Pour souffrir un peu moins, Agata, j’ai essayé de me convaincre que cet être inconnu, que tôt ou tard tu rencontreras, vit dans l’esclavage d’une solitude qui ressemble à la mienne : il me ressemble, en fin de compte ! Tes mots nets et drôles, juste susurrés, seront pour lui un véritable nectar, comme ils le seraient pour moi. Donc, il te sourira. Eh, oui, il te sourira !
Je sais que je ne devrais pas te dire tout cela, m’exposant ainsi à tes réactions indignées. Au contraire, tu aurais besoin d’un homme taciturne et résolu, qui se donne une contenance, se bornant à faire mine de parler ou alors s’exprimant par gestes pour dire n’importe quoi, comme dans une farce, sans jamais adhérer jusqu’au bout au véritable sens des rapports entre les êtres humains. Parce que parfois il n’y en a pas besoin : il est beaucoup mieux de se dérober aux vérités de toutes sortes. Il y a tellement de personnes qui savent le faire ! Mais, entre nous, il y a un pacte non signé… que pourtant je m’efforcerai de respecter, même en des circonstances aussi difficiles… Ce pacte, je le sais très bien, pour qu’il soit insensé, il prévoit qu’au moins un entre nous deux soit sincère. À présent, c’est à moi de l’être, à moi qui vis éloigné de cette île pleine de pièges et de joueurs de fifre :

Tu descendras et monteras ces escaliers, et le temps glissera dans un gouffre sans âme. Sans te voir, je reviendrai vers ton rêve lointain.

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Gustav Klimt, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Giovanni Merloni