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Mes chers lecteurs
Quelqu’un de vous constatera, en dehors de quelques modifications, que le récit d’aujourd’hui, faisant organiquement partie de l’histoire racontée, avait déjà été publié récemment dans ce blog.
GM

Tu ne me sembles pas vilain, ni lépreux non plus !
Soir de mercredi 24 juillet 1963
Dans l’après-midi, j’ai frappé à la porte du professeur Randazzo. Il habite une allée verte, transversale du boulevard des Milizie. Pas du tout gêné d’être surpris en maillot de corps, mon « maître » haletait juste un peu pour le chaud :
— Viens ! Asseyons-nous sur le balcon, il y a deux belles chaises, tout comme dans une loge de l’opéra !
Au commencement, il m’a parlé de « sa » Sicile à lui, sans que je puisse comprendre si l’endroit fabuleux qu’il me décrivait avec autant de participation était son pays natal ou alors le lieu habituel de ses villégiatures :
— Cefalù, un promontoire à pic sur la mer !
En cette image esseulée, ne s’appuyant que sur deux mots-clés — le promontoire à pic, la mer — ledit « Cefalù » devenait le titre d’une histoire dense et interminable, qui remplissait son regard tout en donnant à sa voix un timbre violent qui m’a vivement touché :
— Est-ce que vous vous souvenez, professeur, de ma première rédaction ? Cela a été l’unique fois de ma vie où je n’ai pas obtenu la suffisance dans un devoir d’italien ! En deux ou trois phrases, nettes et équilibrées, vous m’avez fait comprendre que je devais arrêter d’écrire en roue libre, secondant mes vices et caprices…
— Je ne m’en souviens pas, a dit Randazzo, mais puisqu’on est là je te dis qu’il faut que tu lises davantage, le plus possible : des romans, des essais, des poèmes ; sans te soucier de la longueur ni de tout comprendre… librement, et bien sûr en dehors de toute obligation scolaire !
Je lui ai répondu que je lis un peu, même si de façon désordonnée. Il n’y avait que deux auteurs « scolaires » qui me fascinaient vraiment : Ludovico Ariosto et Ugo Foscolo. Hors de l’école, j’avais découvert Italo Svevo et Cesare Pavese :
— Pourtant, je n’ai aucune intention de me suicider !
Tandis que nous conversions, par à-coups, parfois détournés par les vagues de chaleur imprégnées du parfum des arbres taillés comme des haies, les deux enfants de Randazzo — un mâle de trois ans et une fille de cinq — montaient et descendaient de ses genoux ou alors lui enlevaient les lunettes, avant de les remettre sur son nez en des guises ridicules…
— Je te connais, Nitrodi ! Quand je te vois depuis la chaire, tu as toujours la tête ailleurs, dans une île…
— Procida ! ai-je hurlé, sans réfléchir.
— Ah Procida, l’île d’Arturo ! a dit le professeur, de façon automatique. Un endroit qui existe juste dans les rêves, où personne ne réussit à dormir, même pas les morts !
— Professeur, vous savez tout…
— Il me semble avoir trouvé des traces de cette île dans l’un de tes textes poétiques ! Sache qu’un grand poète français, Lamartine, a situé lui aussi un de ses plus beaux romans à Procida, « Graziella »…
Randazzo s’est levé et, après trois longues minutes d’hésitations, il a attrapé, depuis une étagère effondrée dans l’ombre, un bouquin à la couleur ocre :
— Je ne trouve pas « Graziella » de Lamartine, je crois que je l’ai prêté à ma collègue Hortense Lamy… Mais j’ai ici une petite surprise : un livre à moi, que j’avais titré « Traduction depuis un inconnu », qui sait si tu devines pourquoi !
J’ai essayé de répondre :
— Le poète n’est pas un vrai poète s’il ne s’exprime pas à partir de lui-même… Mais il doit le faire incognito, évitant soigneusement de déclarer le prénom, le nom et l’adresse de son amoureuse !
— En ce cas, mon cher Nitrodi, j’aurais dû donner un autre titre : « Traduction depuis une inconnue » !
— Vous avez découvert le texte d’un inconnu qu’ensuite vous avez traduit… Voilà, j’ai compris, professeur ! Celui qui avait écrit ces poésies, tout à fait instinctivement, d’un jet, sans même les relire, comme j’ai fait moi aussi, ce n’était pas un poète, comme je ne le suis pas non plus. Il me semble évident que cet être — figé dans l’état d’une larve, incapable d’exprimer de façon universelle, voire planétaire, ses sentiments et impulsions — était destiné à mourir « inconnu », comme vous dites…
— Tu es sur la bonne route, Alfredo, vas-y ! dit Randazzo en riant.
Les ailes aux pieds, j’étais réconforté par la caresse des mots de cet homme — dont l’âge était le double de la mienne : il aurait pu être, pour moi, un père très jeune — quand j’ai finalement trouvé la façon de conclure :
— Grâce à une « deuxième invention », au travail sur la langue ainsi qu’à des inepties qui font la différence, le Poète transforme le Vilain Petit Canard en un cygne blanc et pur comme la neige ou alors, si nous voulons adopter une autre « métaphore »…
— Bravo, tu as découvert finalement l’ineptie qui fait, comme tu dis, la différence : la « métaphore » ! En un éclair, j’ai vu comme dans une photo en noir et blanc, le professeur Randazzo assis derrière la chaire. Malgré son air débonnaire et ses yeux lumineux, il paraissait las et sans entrain, avec quelques années de trop sur les épaules. Sa voix était la même… mais pourquoi, dans la classe, surtout quand il parlait de Dante, ne réussissait-il pas à capturer mon attention ? Était-il lui-même, absent et comme perdu dans une île ?
J’étais absorbé dans ces fumisteries quand Randazzo m’a serré le bras : — Réveille-toi, Alfredo Nitrodi, tu n’as pas fini ton propos, n’est-ce pas ? Tu étais en train de me suggérer une autre image…
— L’histoire pénible de la belle et la bête ! Ma mère, qui est française, m’a presque obligé à lire un roman de François Mauriac, « Le baiser du lépreux ». Tout ce que ma mère pense « pour mon bien » est un mystère pour moi, pourtant ce livre colle parfaitement à ma situation…
— Tu ne me sembles pas vilain, ni lépreux non plus ! a protesté Randazzo.
Photo Ferdinando Scianna, (Sicile, Italie, 1963), image empruntée
à un tweet de Maria (@MariaRiv2)
Je ne savais pas quoi dire. Il me semblait d’avoir trop parlé de moi et, entre les lignes, d’Agata. Sans doute, le professeur savait que j’ai l’amoureuse tandis qu’il juge, tout comme bien d’autres, que cette espèce de fixation est le principal obstacle à mes études. D’ailleurs, il me semble de les voir, mes parents, pendant l’heure de réception, en train de hocher la tête… Surtout mon père, qui néglige une circonstance tout à fait évidente : je n’ai pas la paix des sens, comme il arrive, par exemple, à Maurizio Ficcadenti. Ou alors c’est Roberto Trentavizi qui a « craché » à l’oreille de Randazzo mon secret : sans qu’on puisse dire qu’il est un espion, il est, tout le monde le sait, un grand bavard…
— Pense plutôt à Catulle ! a dit Randazzo tout en m’envoyant un regard complice. Celui-là n’avait pas besoin d’être beau ni laid pour aimer et être aimé… Et il ne se cachait pas non plus derrière de faux noms. Certes, ce n’est pas dit que Lesbia s’appelait vraiment Lesbia…
— Où est-elle, alors, la « métaphore » de Catulle ?
— Ne te souviens-tu pas de sa phrase sublime : « c’est une journée à marquer d’une pierre blanche » ? Chaque pierre évoque un souvenir, donc si nous suivons le sillage des cailloux blancs nous retrouvons nos jours les plus heureux !
— Le « caillou luisant », qui paraît dans l’un de mes vers, ce serait alors une métaphore… poétique ? ai-je dit d’une voix prudente.
Il m’a invité à chercher dans mon cahier rouge :
Personne n’entendra, personne ne commentera, personne…
…et notre amour, tel un caillou luisant,
brillera, fou de joie, dans le noir.
— C’est un joli fragment… a commenté le professeur. Mais il y manque quelque chose.
— Quoi ?
— Cette femme de l’île, qui ne s’appelle pas Graziella, j’imagine, tu dois la serrer dans tes bras, la caresser et la rendre heureuse. Prenant bien sûr des précautions ! Mais, si cela t’est interdit, tu dois chercher une autre femme ! À présent, dans ta poésie, un véritable chagrin demeure absent ! Malheureusement, en dehors d’un sentiment profond, extrême, cela devient presque impossible de trouver une métaphore qui puisse le dissimuler et, en même temps, le dévoiler !
— Comment se peut-il, professeur, que vous me connaissiez si bien ?
— Ne néglige jamais la « duplicité » de chaque Sicilien, qu’on critique à tort, sous le prétexte que cela dégénère, parfois, ou même souvent, en « ambiguïté ». Nous avons appris à garder en nous une deuxième pensée sinon une deuxième vie… Au jour le jour il s’agit d’une arrière-pensée qui nous surveille quand nous nous laissons emporter par nos élans ou qui, au contraire, nous pousse à agir si nous sommes attrapés par la déception et l’envie de lâcher prise. Grâce à cette duplicité, qui s’est révélée parfois encombrante et gênante pour moi aussi, j’ai pu transporter de façon lucide « d’une rive à l’autre » la poésie d’un inconnu qui pourrait être mon alter ego ou moi-même. Un être sans doute assez jeune et impulsif, comme toi !
— Que dois-je faire, alors ?
— Ne pense jamais que la vie va finir demain, essaie de mettre de côté cette peur ancestrale de mourir jeune, que tout le monde lit dans tes yeux ! Et attends qu’une femme « née pour toi » vienne te chercher. Avec la poésie, tu dois faire le même : travaille dur, lis, étudie, passionne-toi pour ce poète-ci et ce poète-là, tout comme pour chaque roman ou tableau ou monument ou paysage qui te frappe et te touche au long de ton chemin. Le temps que tu consacreras à ces amours désintéressés ne sera jamais gaspillé et, un beau jour, la Poésie viendra tout à fait spontanément à ta rencontre, bras dessus bras dessous avec une belle fille amoureuse !
Marc Chagall, Les amoureux à la demie-lune (1926), image empruntée
à un tweet de Laurence (@f_lebel)
Giovanni Merloni