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On se trouve en bas, à la plage !

Samedi 3 août 1963 au soir
Le bus passe au ralenti, parfois de stricte mesure, entre les murs et les arcs saillants du centre ancien, avant de reprendre à sursauter sur les plaques carrées, usées aux bords. De temps en temps, on cogne contre les branches touffues d’un arbre… Ou alors l’on entrevoit : un jardin derrière une grille, la silhouette d’une femme ayant l’enfant au cou ; les jambes et les bras d’un petit garçon qui joue tous seul avec un ballon ; les têtes confondues d’un groupe d’amis qui traînent bruyamment.
À mi-chemin, Gianni descend après nous avoir serré la main de façon solennelle. Puis, sur l’arête de la colline en haut, le passage assourdissant des « motocarrozzette » (1) se raréfie sensiblement et brusquement la route paraît déserte et éblouie par le soleil brusque.
Il est une heure de l’après-midi, tout le monde est en train de manger, à l’abri de silencieuses terrasses et des cours en pénombre.
Le bus s’arrête juste en face de la maison à la coupole blanche de chaux que les Cellamare louent toutes les années, où la grand-mère d’Agata a fait longuement rissoler les oignons pour le véritable ragoût napolitain en notre honneur. Après le repas de « l’enfant prodigue », Toto Cellamare nous pousse sans trop de compliments, Dodo et moi, dans sa chambre :
— Changez-vous, les gars ! Il faut que vous ailliez tout de suite à la mer. Agata vous accompagne…
Dès que je me suis habitué à l’obscurité, j’ai lancé un coup d’œil rapide : Agata dort dans cette chambre avec le père et la grand-mère, sur un lit de travers, au pied du typique catafalque ayant deux matelas abondants.
J’aurais voulu l’embrasser et, si possible, l’étreindre dans mes bras, mais il n’y avait pas le moyen ni le temps. En voyant ma figure paraître comme une intruse au milieu de la glace vissée au placard en acajou, j’ai dit, sans réfléchir :
— As-tu vu combien j’ai maigri, Agata ?
— Tu es courbe et blanchâtre ! Il faut que tu te bronzes… sinon tu sembles vraiment un « tas d’os » ! a-t-elle répondu.
« N’est-elle pas capable de résister au plaisir de la boutade ? Est-ce que je ne le savais déjà pas ? »
Au bout de l’escalier, une fois sortis sur la rue Giovanni da Procida, nous avons dit adieu à la grand-mère, déjà encastrée dans la place très exiguë que la motocarrozzetta lui accordait.
— Où va-t-elle ? a demandé Dodo.
— Elle se rend à la Chiaiolella, chez son amie d’Amalfi installée là bas… a répondu Agata, à contrecœur, tandis que moi je scrutais le côté inconnu de l’île que ce nom « Chiaiolella » cachait en soi. Dodo, quant à lui, s’étonnait qu’on puisse ranger parmi les « étrangers » des personnes venues de Naples, Caserta ou Salerno…

Giancarlo Cosenza, Mimmo Jodice, « Procida Un’architettura del
Mediterraneo », CLEAN Edizioni, 1986 (reproduction interdite)

Ayant Agata pour guide, presque en courant, nous nous sommes rendus au sommet de la rampe aux innombrables marches par où, descendant au milieu des buissons de lentisque et des petits pins, on atteint la Chiaia, la plus vaste plage de l’île.
En ce point dominant, décontenancé par le bleu radieux de la mer et les parfums mêlés du laurier et du pouliot, encore piquants en dépit de la chaleur et de l’heure indifférente, j’ai vu Agate frémir d’impatience. J’ai compris alors que j’avais osé un geste vraiment risqué en me catapultant ici, à l’aveugle, en cette île vouée à l’amour, à la rencontre, aux plaisirs et, inévitablement, aux chagrins les plus déchirants et aux maladies incurables. Ici, tout changeait, inévitablement : j’aurais pu le prévoir et m’en protéger… Ici, maintenant, dès le premier instant de notre salut à la Marina, Agata s’adressait à moi comme si j’étais de toute évidence un vieillard, un estropié ou alors un ancien saltimbanque mal fichu… Quelqu’un qui prétend avancer sur les échasses tandis que, pour lui aussi, ce sont beaucoup plus adaptés désormais, les souliers bas.
Toujours est-il que cet escalier long et bien étroit (2) nous empêchait de nous perdre. Avec notre sens aiguisé de l’orientation, Dodo et moi, du moins ça, nous n’avions peur de rien. Loin d’être un véritable guide touristique au typique béret, Agata s’engagea, pendant une longue minute — l’avait-elle promis à Toto ? — dans le rôle de la « scugnizza » qui répète, tant bien que mal, les litanies qu’elle a apprises par cœur. Elle débita les différents sobriquets que les uns et les autres avaient attribués à cette indispensable voie de terre :
— Mon père l’appelle « Trinité des monts » ; pour ma grand-mère Mena, qui a le pied valgus, c’est la « Descente à l’Enfer » ; pour les joueurs de guitare, c’est « L’Échelle de soie » et pour les amoureux… — Agata évitait de me regarder — pour ces misérables c’est la « Remontée aux étoiles ».
Dodo était en train d’inventer un autre sobriquet pour cet escalier qui devenait une personne de famille tandis que moi, je demeurais étourdi, mal à l’aise. Agata a profité de cette impasse pour actionner l’accélérateur :
— On se trouve en bas, à la plage ! s’est-elle écriée, finalement affranchie de sa corvée, se précipitant vers tout ce qu’elle connaît, vers tous ceux qui l’attendent. Interloqués, nous sommes tombés de but en blanc dans le découragement. Est-ce que nous avions vraiment envie de descendre une à une ces marches restantes, pour atteindre cet univers inconnu ?
— Agata fait cela depuis qu’elle était une fille de trois ans ! Cela fait partie de son personnage, désormais… a observé Dodo.
« Elle n’est pas patiente du tout ! » Ou alors elle est partie avant nous pour nous annoncer à ses amis qui l’attendaient en bas, à « La Conchiglia » (3), un bar-restaurant ayant l’air d’un pont suspendu dans le bleu.

Giancarlo Cosenza, Mimmo Jodice, « Procida Un’architettura del
Mediterraneo », CLEAN Edizioni, 1986 (reproduction interdite)

Avant-hier… le jour de notre arrivée — ô combien il est distant déjà — jeudi, donc, je n’avais même pas eu le temps de me rendre compte de ce coin d’ombre écarté du monde qu’un grand berceau en osier protégeait ; je n’avais même pas savouré le plaisir de m’y arrêter un instant pour regarder la mer ; j’avais à peine saisi que cette terrasse même ressemblait à une longue-vue qui m’aurait servi aussi bien à me rapprocher de la mer que de m’en éloigner… quand, encadrée au milieu de cet immense hublot, Agata, libérée de son T-shirt et de ses sandales japonais, avait plongé dans l’eau avec l’élégance de chacune des trois Grâces. Et déjà était-elle en train d’atteindre la bouée où commence la haute mer, assumant d’abord les traits d’une sirène pour incarner ensuite, de façon tout à fait naturelle, la perfection d’un dauphin, disparaissant enfin, sans un adieu, au-delà du premier promontoire rocheux.
Malgré ce commencement traumatique, nous avons trouvé assez tôt la façon, grâce à l’esprit d’initiative de Dodo, de nous intégrer dans le groupe des habitués de « La Conchiglia », où les garçons et les filles jouent aux cartes dans les heures creuses. De ce groupe faisait partie Gianni Solchiaro, la seule personne dont Agata m’avait parlé un jour, à Rome :
— Gianni c’est comme un frère, pour moi ! avait-elle dit d’un ton grave et sincère.
Et c’était Gianni qui était avec elle à la Marine au moment de notre arrivée sur l’île. Dans son embarras pour ma venue qui menaçait, il faut l’admettre, sa liberté d’être elle-même et de vivre sans contraintes son rapport exclusif et symbiotique avec l’île, son impulsion de partager avec moi l’amitié de son meilleur ami avait été un acte vraiment généreux. D’autant plus que Gianni — elle le savait en avance — avait beaucoup de points en commun avec Dodo et moi.
Et maintenant, c’est comme si l’on se connaissait depuis toujours ! La chambre de Gianni, à côté de l’hôtel Eldorado, est vite devenue — avec la Conchiglia, le parc Margherita, la Marina et Terra Murata — l’un des pôles d’attraction de nos vacances, surtout dans nos longs ou courts intervalles de normalité. Nous avons désormais, Dodo et moi, l’habitude de nous rendre en bas de sa fenêtre « voir si Gianni est là », l’invitant à descendre pour « faire un tour ».
Il arrive alors que le nouvel ami — par ses bizarres intercalaires, par ses étranges raisonnements, par sa façon de parler par saccades — nous aide énormément à briser la distance avec ce monde « napolitain » qui serait sinon beaucoup moins accessible et compréhensible :
— È chiaro ! (4)
— Celui-là est « uno buono ». (5)
— Celui-ci est un « mariuolo ». (6)
— Cet autre est un « sforcato » (7), un dieu de « farabutto ». (8)
Rien qu’en deux jours, Gianni s’est installé, entre Dodo et moi, dans la place consacrée au « troisième ami ». La grossièreté et la gêne du « beurre liquide », dont nous parlait naguère Lello Rizzacasa, sont remplacées chez lui par la souillure et la viscosité du « sfaccimme » (9), terme qui désigne aussi bien quelqu’un de très rusé : un gagnant. Quel mot auront-ils forgé, les Napolitains, pour désigner un perdant ?
D’un air circonspect et mystérieux, Gianni Solchiaro se range parmi les communistes. Dans ses expressions graves, il me semble de retrouver les camarades de la rue Montesanto, surtout Imbellone et Incocciati… Sinon, quand il se prend au sérieux, Gianni donne à sa voix le même timbre de ténor que mon grand-père Alfredo, quand il hurle :

Impoli, malotru, canaille ! (10)

Cette camaraderie forcée entre mâles m’a fait du bien, pendant quelque temps, me donnant la possibilité de me caler physiquement dans l’île et de m’en approprier un peu. Car j’ai bien compris que l’île appartient à Agata et à elle seule. Et c’est l’île même qui rend les choses plus difficiles !
Et voilà mes premières découvertes : depuis la terrasse du parc Margherita, donnant sur la plage de Chiaia, on peut se rendre à Terra Murata, au pied du Pénitentiaire, bâti sur les remparts de l’ancien château d’Avalos. Depuis cet endroit imprégné de mystérieuses histoires, par de jolis escaliers qui n’ont pas besoin de sobriquets, on descend au village de la Corricella, idéal pour les amoureux frustrés. Pour rentrer dans la chambre que je partage avec Dodo, on doit remonter la plus longue artère de l’île et la plus bruyante aussi à cause des motocarrozzette furibondes qu’on y entend scander un nouveau rythme qui m’électrise. Oui, je l’avoue, j’aime ce mouvement chaotique et apparemment insensé qui rend cette île moins introvertie et aristocratique ! D’ailleurs, je ne peux pas partager la nostalgie de l’île peuplée de quelques ânes et chevaux que ces bolides remplacent.

Giancarlo Cosenza, Mimmo Jodice, « Procida Un’architettura del
Mediterraneo », CLEAN Edizioni, 1986 (reproduction interdite)

Profitant de ce tourbillon désacralisant sur trois roues, Dodo et moi nous avons signé un pacte, concernant notre refuge. Nous ne rangerons jamais nos vêtements ni nos effets personnels : on prélèvera au hasard, pêle-mêle, T-shirts et slips depuis nos valises, qui resteront rigoureusement ouvertes, à terre. D’ailleurs, notre « grotte » est très négligée et mal à l’aise avec ses vieux interrupteurs en porcelaine et les câbles électriques entortillés. Sinon, nos lits n’ont pas de forme tandis que le placard, muni de glace, a été peint en blanc comme s’il s’agissait de la crédence d’une cuisine. La lumière est faible tandis que le couple au-delà de la cloison n’arrête jamais de produire son énergie scandaleuse.
La route ombilicale — en dehors de laquelle je ne pourrais joindre Agata ni la mer ou alors le lieu de ma peine nocturne, ou enfin la Marina pour le départ de l’île — se poursuit de l’autre côté en direction d’autres endroits inconnus, qu’alternativement je désire et ne désire pas connaître. Je crois d’ailleurs que la plage de la Chiaiolella est une espèce de succursale de la Chiaia, un endroit où la peine quotidienne, imposée par une diabolique accumulation de conventions sociales et familiales, se condense là aussi en des regards de toutes sortes : doux, féroces, méchants…
— Gianni, comment est-elle la Chiaiolella ?
— Elle est embêtante, comme Agata !
Par ces mots, Gianni me fait comprendre combien Agata est connue, ici, et bien sûr pardonnée, quoi qu’elle fasse :
— Il faut se souvenir qu’elle n’a plus de mère. Elle vit avec cette espèce d’énergumène de père tandis que sa grand-mère a les mains d’un géant !

Giancarlo Cosenza, Mimmo Jodice, « Procida Un’architettura del
Mediterraneo », CLEAN Edizioni, 1986 (reproduction interdite)

Giovanni Merloni

(1) Les « taxis » de Procida à l’époque du récit d’Alfredo : des scooters sur trois roues modifiés pour le transport de deux personnes en plus du conducteur
(2) Dans le texte italien « scalinatella », faisant référence à une célèbre chanson napolitaine, très adaptée au sujet spécifique du récit
(3) « La Coquille »
(4) « C’est clair »
(5) « Un homme bien »
(6) « Un voleur, un homme malhonnête et rusé »
(7) « Gibier de potence, homme de sac et de corde » 
(8) « Un voyou impénitent »
(9) « Sperme » en napolitain
(10) « Ineducato, screanzato, lazzaro ! » dans le texte italien.