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Cette différence entre homme et femme qui empêche l’amitié sans équivoques
Je m’assis sur une chaise imaginant qu’il s’agissait d’un strapontin du métro et je commençai à mimer les gestes suspendus de cette charmante dessinatrice, faisant semblant de gribouiller moi aussi des notes qu’au fur et à mesure je laissais glisser à terre comme les feuilles du calendrier. Pourtant ce jeu dangereux m’inquiétait, car je ressemblerais de façon impressionnante, selon ce que Michele a plusieurs fois affirmé, à la femme dont cette inconnue serait à son tour la photocopie.
— Elle gardait la main très ferme, même quand la rame virait brusquement, reprit Michele d’une voix hésitante.
— C’est à cause de son assurance d’artiste expérimentée que vous vous êtes souvenu de la couche de poussière qui s’est désormais installée sur vos peintures ! observai-je.
— Je pourrais recommencer, maintenant ! Ce chevalet-ci n’attend que ça !
— Vous ne manquez pas d’inspiration, ça, c’est sûr !
— Il me manque le courage nécessaire pour rassembler mon identité en pièces, mais cela ne m’empêcherait pas des œuvres dignes !
Je fis un tour de la pièce, l’imaginant remplie de tableaux en agréable désordre…
— Est-ce que je peux vous dire une chose ? lui proposai-je. À mon avis, vous avez juste le souci de rentrer dans un contexte, de vous découvrir utile à quelqu’un et à la société. Cela est tout à fait compréhensible et humain.
— Vous avez raison. J’hésite à m’installer définitivement à Paris et, de temps en temps, je me sens inutile !
— Mais, ici, vous pourriez être utile… à moi !
— À vous ?
Son regard subit me fit peur. Alors, je me rétractai :
— Je plaisantais ! Vous en avez déjà assez avec vos ancêtres !
Si ma boutade avait eu le pouvoir de le calmer, j’avais dû pourtant renoncer au propos que j’avais échafaudé pendant son récit. Sa façon de s’exprimer — craintive ou téméraire, en fonction de l’inspiration de l’instant —, son être tout compte fait pathétique… cela avait en fait déclenché en moi un sentiment de protection et de confiance à la fois : si je pouvais sans doute l’aider à se passer des pièges qu’il s’était lui-même fabriqués… il aurait pu m’aider, peut-être, à sortir des miens.
Mais il y avait encore entre nous cette différence entre homme et femme qui empêche presque toujours de bâtir une amitié sans équivoque.
Voilà pourquoi, ayant mis de côté toute fuite en avant au sujet de l’amitié, j’avais décidé de le taquiner un peu, contente même de lui troubler la sérénité :
— Vous ne pensez qu’à l’amour n’est-ce pas ?
— Oui, peut-être, répondit-il, avec un sourire reconnaissant : ma provocation lui convenait mieux qu’un compliment.
— Dans votre quête incessante de l’âme sœur, ajoutai-je alors, vous cherchiez toujours la même femme ?
— J’ai toujours poursuivi le modèle de ma mère. Je sais que ce n’est pas bien, mais c’est comme ça ! Ma dernière compagne était une collègue de Naples : ma mère venait juste de mourir quand j’ai commencé à me promener avec elle…
— Qui s’appelle Vera, n’est-ce pas ?
— Oui ! Comment le savez-vous ?
— Vous avez dit plusieurs fois son prénom dans le sommeil, la nuit dernière !
— Ah ! La nuit dernière ! J’en ai des souvenirs incroyablement exacts, mais je ne sais pas si j’ai rêvé ou si je me suis vraiment rendu, comme un somnambule, à la cabine en face du bureau de Poste, boulevard Bonne Nouvelle… Là-bas, entre chien et loup, je me souviens parfaitement d’avoir appelé Vera au téléphone !
Tout en demeurant incrédule, je le laissai continuer. Je savais bien que la nuit dernière il n’avait pas quitté la maison, mais comment croire qu’elle s’était déroulée dans un rêve, cette pénible conversation dont j’avais entendu quelques échos ressemblant à des sanglots ?
— Je voulais trouver une façon neutre de lui interdire de monter à Paris, s’exclama-t-il, mais de ma bouche ne sont sortis que des mots déplacés : « Je suis désolé, mais je vais tourner la page… Toi, tu resteras cloîtrée dans les chapitres précédents, ma chérie ! »
— Et vous l’avez appelée pour lui dire ça ? protestai-je, contrariée. N’aurait-il pas été préférable que vous en restiez là, la laissant tranquille ?
— C’est exactement ce qu’elle m’a dit !
Étonnée pour la tournure très ou trop intime de notre échange, j’aurais voulu rejoindre les cafards au-dessous des lames du parquet, me dérobant ainsi à la suite de ses confessions embarrassées :
— Au lieu de la rassurer, s’exclama Michele, j’ai renchéri en lui disant : « Tu n’étais pour moi que la réplique d’une autre ! »
— Heureusement, ce n’était pas une conversation réelle ! m’écriai-je, tout en saisissant la poignée de la porte-fenêtre pour me sauver dans le balcon… Mais il avait deviné mes intentions, trouvant tout de suite, par des gestes et des mots appropriés, la façon de rattraper ma curiosité ainsi que ma bienveillance… Le ton inspiré d’un véritable jongleur de mots, il reprit :
— Quand j’appelle quelqu’un très loin à l’étranger, j’ai le sentiment, à chaque numéro, d’avancer avec des bottes de géant… Un premier ZÉRO, et déjà hors de Paris je respire le brouillard du périphérique à la hauteur de Porte d’Orléans. Un autre ZÉRO, et je tombe dans les labyrinthes de la banlieue de Lyon. TROIS, je glisse à Chambéry où l’on est déjà bousculés par le vent froid des Alpes… NEUF, je suis sous la marquise de la petite gare de Modane, en deçà du dernier tunnel menant à l’Italie. Un nouveau ZÉRO et, brûlant tous les records de l’histoire, j’atteins la paisible Bardonecchia, joliment entourée de montagnes familières. C’est là ce point-là que j’hésite entre le UN, qui me catapulterait à Turin, le CINQ ouvrant un œil d’aigle sur Parme, Bologne ou Florence et le SIX aboutissant placidement à Rome… Enfin, je choisis le numéro qui plus m’appartient (évoquant toute une vie de petits déplacements, de longues attentes, d’amitiés bruyantes et d’amours jamais aboutis, le numéro marquant le passage d’une ville à l’autre, d’une gare à l’autre, d’une maison à l’autre) : HUIT ! Et voilà que j’échoue devant une grande porte fermée. Je suis à la fameuse et fabuleuse Cuma, juste en amont de Naples, mais j’hésite à m’agenouiller devant la Sibylle, parce que de toute évidence elle n’est pas là pour m’aider à trancher… C’est à moi de décider si je veux arriver jusqu’au bout ou alors si je raccroche, en revenant en arrière ! Bon, je rassemble toutes mes forces et ne raccroche pas ! Mécaniquement, je reconnais sans faille le numéro qui manque : UN ! Voilà qu’en 7 touches seulement — 0 0 3 9 0 8 1 — je pose mon pied à Naples, dans le vacarme de la gare Vittorio Emanuele II, aussi frénétique que n’importe quel quartier de Paris au fond noir de la nuit… Je m’arrête juste une seconde pour constater combien ces deux villes, Naples et Paris, se ressemblent… Cela me donne même l’impression que je ne suis pas parti… Pourtant, aux tréfonds de mon attention spasmodique, j’entends une rengaine assez mélancolique qu’on n’entendrait jamais à Paris, même dans les rames du métro…
Sul mare luccica, l’astro d’argento
Placida è l’onda, prospero è il vento
Venite all’agile barchetta mia
Santa Lucia, Santa Lucia… (1)
Je m’aperçois finalement que je suis à l’autre bout du monde, tout près du terminus de mon voyage sur le fil gris. Je ne peux plus revenir en arrière et je l’assume ! Dorénavant, je vais de plus en plus m’enfoncer dans le corps de pierre et de mer de ma ville natale… TROIS, QUATRE… Me voici dans mon quartier ! UN, vicolo de la Neve ! SIX… je frôle les fenêtres de mon atelier solitaire… UN. Je suis dans l’escalier, je hume à fond l’odeur de la sauce napolitaine montant de la loge au rez-de-chaussée… HUIT… Je suis là, la tête collée au combiné. J’entends à peine mes mots affolés et les étincelantes réponses d’elle… La musique du jukebox du bar recouvre les nuances, les soupirs, les sanglots…
C’était moi, bien sûr, qui parlais, évidemment, depuis un endroit qui n’était pas le même de mes appels éveillés. J’étais à côté des toilettes, dans la cabine abîmée d’un bar du boulevard Bonne Nouvelle… D’abord, j’étais debout, puis j’avais glissé à genoux sur le parterre de l’habitacle. Avec cette musique à plein tube, s’il y avait eu quelqu’un près du comptoir, il n’aurait rien compris de notre colloque télépathique. Certes, j’étais plongé au beau milieu d’un rêve fort agité, mais je suis sûr et certain qu’il n’y avait personne !
Giovanni Merloni
(1) Enrico Caruso – Sul mare luccica (Santa Lucia). Enregistré 20 mars 1916. Victor Orchestra.
Les chiffres nous font voyager (on pourrait en imaginer d’autres)…