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C’est un peu tordu de s’empêcher de petites joies innocentes sous le prétexte de plus graves responsabilités…

Excusez-moi si dans ma reconstruction de ces jours désormais révolus d’avril 2008 je ne vais pas ôter l’hypothèse que m’avait alors suggérée la clairvoyance inébranlable de Dante à propos de la femme-écran (1).
En fait, à la fin d’une journée à bout de souffle, toujours à l’écoute de ce malade mental imaginaire qui ne possédait pas la proverbiale imperturbabilité de son archange homonyme, lasse de cet inextricable enchevêtrement de souvenirs bons et mauvais faisant jaillir des fantômes charmants ou méchants, j’avais eu besoin de tout arrêter pour ne pas devenir folle.
Renfermée dans ma chambre, j’avais alors étalé contre la glace de ma cheminée de marbre rouge les questions plus difficiles… Jusqu’à quelle limite aurais-je pu jouir de mes ressources d’allégresse et de patience avant de succomber ? Voilà la première inquiétude. Deuxièmement, je m’étais demandé pourquoi cet homme m’intéressait qui m’avait offert une chambre en échange d’innocentes conversations. Enfin, qu’avaient-elles à partager avec moi ces femmes-de-sa-vie que j’avais vu défiler en guise de spectres dans la salle commune ?
Je m’étais alors accrochée à la longue soutane rouge de Dante, résignée à devenir l’une de ces femmes-écrans qui se promènent sous les feux de la rampe, prenant sur elles les applaudissements et les sifflements… Tels des miroirs pour les alouettes, celles-ci attirent l’attention des gens indiscrets juste pour les détourner de la seule femme que l’homme jalousé et traqué aime vraiment. Mais comment deviner, entre les deux rivales, laquelle quittera la scène en première ? Jusqu’ici, les comptes-rendus de mon colocataire, constellés d’exagérations et de lacunes, ne m’avaient servi à rien !
Je survole sur l’effet boomerang que toutes ces fouilles ont risqué de faire rebondir sur moi… C’est tellement étranger à ma sensibilité, tout cela ! Car je n’ai jamais envisagé de me cacher à mon tour derrière un homme-écran, ni de profiter de mes amis empressés pour attirer dans mon filet à papillons des hommes-de-ma-vie ! D’ailleurs, je n’ai pas encore rencontré quelqu’un qui me conviendra, qui sera prêt quant à lui à mêler ses pas aux miens…
D’un coup, dans mon for intérieur, je me suis dit que ce n’était pas le cas de prendre trop au pied de la lettre ce que Michele Calenda était en train de me flanquer par ses confessions hallucinées. Je me suis alors armée d’une carapace adaptée à la besogne… cela m’a permis de demeurer imperturbable vis-à-vis de son côté théâtral et de sa façon paradoxale d’aborder les choses de la vie. En fait, dans son avalanche de suggestions apocalyptiques, il n’y avait qu’un but, celui de relativiser aussi bien ses fautes que ses responsabilités !
Même en dehors de ses histoires sentimentales, Michele se sert assez souvent de cet escamotage de l’écran. Par exemple, voyageant sur la ligne 9, entre TROCADÉRO et LA MUETTE, il n’avait pas su m’expliquer s’il avait croisé deux sujets distincts ou bien un seul homme ayant l’habitude de se dédoubler par à-coups, avant de reprendre sa propre physionomie. Toujours est-il que l’un et l’autre l’avaient longuement dévisagé avec une expression incrédule, avec la même surprise qui accompagnerait la découverte d’une aiguille dans une meule de paille, je suppose. Vraie ou hypothétique qu’elle fût, cette rencontre l’avait plongé dans un double cauchemar : d’un côté la peur morale d’une vague de reproches de la part du patriarche pour avoir quitté Naples et ses responsabilités ; de l’autre côté, la peur physique d’avoir été détecté par son ennemi juré, venu exprès pour l’empêcher de se faire une nouvelle vie à Paris…
Pauvre Michele ! Quels délits avait-il commis ? Avait-il essayé de se soustraire aux règles du jeu ? Il est bien possible. Mais de quel jeu s’agissait-il ? Et comment ce double cauchemar symétrique pouvait-il cohabiter avec l’image idyllique d’une liseuse de Renoir ou d’une danseuse de Degas en train de tisser dans le vide accordé par les bras et les jambes des autres voyageurs une toile colorée d’émotions et de mystères ?
Pourquoi la silhouette légère de cette jeune voyageuse à la queue de cheval a-t-elle dû lutter, le bloc-notes serré contre la poitrine, pour rester accrochée à ce souvenir menacé par les déferlantes de ses lourdes pensées ?
C’est un peu tordu de s’empêcher de petites joies innocentes sous le prétexte de plus graves responsabilités, mais il avait bien le droit de le faire. Cependant, Michele exagérait, car son récit asthmatique ne se bornait pas à l’évocation de la double rencontre de la gueule charismatique d’un socialiste persécuté, son grand-père Gaetano, et de la jeune fille aux mains souillées de fusain. Ce jour-là, au tournant critique de son installation en France — resterait-il ou ferait-il demi-tour ? — toutes les cartes en jeu dans le sort de Michele Calenda se rencontraient sur le même redoutable tapis vert.
Rentrée dans la salle commune, notre conversation avait repris comme si de rien n’était. Après un premier moment d’angoisse effrénée, que mon colocataire n’avait pas su maîtriser, je n’avais eu aucune difficulté à l’attirer sur une question qui me tenait à cœur, lui donnant l’illusion de s’aventurer dans des digressions innocentes.

Certes, je ne me souviens pas si je lui ai hurlé que je ne voulais pas écouter davantage le récit du braquage qu’il avait subi dans les rues de Naples… Je ne suis pas sûre non plus si je lui avais dit, à propos de son grand-père, qu’il pouvait encore attendre un peu, ayant déjà patienté soixante-deux ans sous la pierre lisse, tandis que moi, une femme, je ne pouvais pas… Mais je me souviens bien du point précis où notre conversation a commencé à devenir bouleversante pour moi :
— Cette femme à la queue de cheval, avais-je demandé, vous l’avez rencontrée pour de bon ?

— Dans le voyage de retour… À TROCADÉRO elle est entrée, en courant ! m’avait-il vite répondu.
— Maintenant, vous souriez.
— Non, je ne souris pas, répondit Michele, hochant la tête.
— Si, vous avez l’air rêveur !

Giovanni Merloni