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Une dame élégante, que j’imaginais assise sur une chaise de fortune

— Vous avez eu besoin de vous exiler à Paris, pour comprendre que Vera n’était pas la femme de votre vie… Ou alors, vous avez tout quitté avec le seul but de vous séparer d’elle ! Si vous me permettez de le dire, cela demande de la force et du courage, mais relève aussi d’une certaine faiblesse…
— Oui, je ne suis jamais capable de couper net ! Si je quittais Vera sans abandonner Naples, il n’y aurait pas eu de rue ni de vitrine ou de voix dans la rue qui ne me la rappelait pas, qui ne me renvoyait pas nos conversations à la fois acharnées et délicates… Pourtant, elle n’était qu’une compagne de route, une réplique, comme je lui ai dit… par la voie télépathique !
— Et l’original ?
Dès que je prononçai ce mot — « original » —, j’eus un violent frisson. Sans doute, la température dans notre salle commune avait baissé, comme il arrive souvent dans cette ville où même le climat a des allures abruptes et frénétiques. Je courus fermer la porte-fenêtre, me demandant au passage pourquoi j’avais autorisé Michele Calenda, mon colocataire, jusque-là très respectueux, à s’aventurer dans un sujet si pénible pour moi. Avec cet homme qui pouvait être mon père, que pouvais-je connaître des femmes de sa génération dont je n’avais rencontré que des exemplaires figés et distants ? Que pouvais-je m’attendre, moi, du récit des circonstances où son bonheur avait été interrompu ? N’avais-je pas souffert assez, moi-même, pour un état de grâce qui s’était brisé à jamais ?
— Elle était une femme qu’on ne rencontre pas tous les jours ! continua-t-il, s’accompagnant par des gestes vagues. On s’est perdu de vue, et je ne sais pas où elle est… Pourtant il n’y a que deux endroits où elle pourrait décider de s’installer : Bologne ou Paris, Paris ou Bologne !
— A-t-elle un prénom ?
— Oui, elle s’appelle Rose. Chaque fois que je prononce ce mot velouté, elle s’épanouit immédiatement dans mon cœur et serpente dans mes veines jusqu’à devenir tout mon sang, tout mon esprit, tous mes rêves… Mais il arrive aussi qu’un souvenir affreux s’affiche à l’horizon, chaque fois qu’elle me vient à l’esprit. Une espèce de bourrasque, ayant la fonction de tout interrompre, tel le robinet de l’Écluse Saint-Martin. Vous connaissez le canal, n’est-ce pas ? J’y vais souvent et je me réjouis avec une petite multitude de camarades retraités quand je vois le formidable mécanisme à l’œuvre. La péniche amenant quelques touristes du bassin de la Villette à l’Arsenal attend patiemment que le niveau de l’eau en aval soit le même qu’en amont… et finalement les deux battants de l’écluse s’ouvrent en octroyant la liberté intrigante d’un autre segment de canal à parcourir. Ensuite, on attendra qu’à la prochaine écluse s’applique à nouveau le principe des vases communicants ! Il s’agit bien sûr d’une drôle de liberté, assaisonnée de vertu et de respect des règles d’un progrès à mesure d’homme et de péniche… mais on était bien loin de ça, lors de mon histoire bolonaise. Là, il n’y avait pas de robinets libératoires ! Tout au contraire, hélas, mon souvenir des circonstances de notre dernière rencontre n’a même pas le temps de démarrer ni de s’acheminer… puisqu’il cogne soudainement contre un mur de brouillard. Un sortilège s’est installé là-dessus, m’empêchant chaque fois de reconstruire ce qui s’est vraiment passé entre Rose et moi au moment de notre séparation… Ou alors, j’ai affaire à un odieux trou de mémoire !
Michele s’était arrêté, comme le ferait une mule au bord d’un gouffre. Je ne savais pas quoi dire. Pourtant, cette femme insaisissable m’intéressait. Je ressentais sa présence comme une ombre s’agitant au-delà de la vitre, sur le balcon. Une dame élégante, que j’imaginais assise sur une chaise de fortune… Elle aurait pu profiter de la nuit pour frapper de l’extérieur contre la porte-fenêtre, susurrant avec énergie : « ouvrez ! Ouvrez ! »
— Où l’aviez-vous connue ?
— À Bologne. J’y habitais depuis six années, dans une espèce de camaraderie masculine où l’amour était banni… Le jour même où j’eus enfin un petit appartement pour moi seul, je rencontrai Rose Bertrand ! Ce fut en octobre 1978… dans le hall du cinéma Roma, via Fondazza ! À l’affiche, il y avait « Il vizietto » avec Ugo Tognazzi et Michel Serrault…
— C’est « La cage aux folles », pour les Français ! murmurai-je, en me souvenant de mon ami Olivier et de ses expressions enthousiastes au sujet de cette œuvre extraordinaire, si bien transportée du théâtre au cinéma…
— Elle m’avait toujours caché quelque chose, une seule chose peut-être, reprit Michele, haletant. Le jour de notre adieu… on voyait bien qu’elle avait envie de vider le sac. Pauvre Rose ! Elle était tellement bouleversée à cause de mon départ soudain ! Maintenant, je me souviens qu’elle avait les larmes aux yeux et qu’elle débitait son récit très lentement, tandis que le train courait déjà… J’aurai dû reporter d’une heure ou deux mon déplacement au chevet de ma mère… Patience si j’allais voyager debout ! Mais je crois qu’il arriva quelques accidents entre nous. Elle avait peut-être dit quelque chose qui m’avait contrarié… et je ne lui donnai pas le temps de tout avouer. Le train partait déjà et le bruit des roues sur les rails m’empêchait d’entendre sa voix !
— Par contre, vous vous souvenez très bien de cet adieu ! Ce fut bien dramatique !
— Oui, peut-être les choses se sont-elles passées comme ça… Mais il est bien possible que je me trompe… parce que c’est à vous que je raconte tout cela… et que vous n’êtes pas indifférente à ce que je suis en train de dire, peut-être… D’ailleurs, vous ressemblez tellement à Rose Bertrand, du moins au point de vue physique… car elle était exagérément timide, parfois mystérieuse, tandis que vous êtes un livre ouvert, du moins pour moi !
— Ne me mêlez pas à vos souvenirs ! protestai-je.
— Non, non, ne vous inquiétez pas ! Il arrive seulement, en discutant avec vous, que mes souvenirs se transforment un peu, car je m’autorise à y ajouter de petites circonstances tout à fait inventées… Au contraire, tout ce qui concerne Rose est désormais emprisonné sous une couche épaisse de glace, telle une Blanche Neige de Disney dans le cercueil vitré !
— Vous vous êtes passé du baiser qui l’aurait ressuscitée ! D’ailleurs, je ne vous vois pas bien dans les draps du Prince charmant !
— Oui, je me suis dérobé au geste que peut-être elle attendait ! Mais après, si vous saviez combien j’ai regretté tout cela ! Cet adieu à tout coupé entre nous. Dès que je suis descendu à Naples, j’ai essayé de la rejoindre, par la poste, par téléphone. Rien. Elle avait disparu sans même me donner le temps de saluer ma mère souffrante et de redescendre dans la rue pour chercher une cabine…
— Pour vous, ça marche beaucoup mieux avec les conversations télépathiques, n’est-ce pas ?
Indifférent à ma provocation, il avait besoin, apparemment, de se rassurer par d’autres sortilèges :
— Bien que baptisé, je ne suis pas croyant. Mais, puisque j’habitais à  nouveau à Naples, je me disais, surtout dans les mauvaises impasses, que rien ne m’interdisait de m’adresser à San Gennaro pour Rose ! J’étais devenu un habitué de cette église avec mes petits dons et agenouillements auprès de l’autel du saint patron. Donc, j’étais convaincu que Rose, toujours protégée par ma bienveillante cloche de verre, ne courrait aucun danger !
— Vous l’aimiez sincèrement, jusqu’au bout ?
— Oui, je l’adorais même avec son indomptable esprit de contradiction, même si elle se dérobait à mes propositions de tout fusionner, de tout mêler…
— Rose Bertrand était-elle vraiment française ?
— Oui, une Française originaire de Besançon.
— Est-ce qu’elle était engagée avec quelqu’un d’autre ?
— Non, il n’y avait aucun en-dehors de moi, ça c’est sûr !
— Avait-elle alors une raison plus forte que l’existence d’un mari… pour ne pas courir vers vous ?
— Maintenant, c’est vous qui vous adonnez à la télépathie pour découvrir des choses que je ne sais pas.
— Vous n’avez rien imaginé ni su, pendant tout ce temps qui s’est déroulé ?
— Surtout, je n’ai rien remarqué quand j’étais auprès d’elle… J’étais assez naïf, à cette époque-là ! J’étais toujours transporté envers cette femme et concentré dans la recherche d’escamotages et stratagèmes pour rester seul avec elle. Pour moi, il n’y avait que l’attente de cet instant libératoire où la joie subite efface tout… cet instant où la fougue de l’étreinte s’échoue dans le petit délire d’une conversation dépossédée, où les mots voltigent partout et nulle part, sans besoin de syntaxe…
« Mon Dieu, j’ai besoin que vous existiez ! Soyez magnanime, accueillez pour une fois la prière maladroite d’une athée convaincue ! Faites de façon que Rose Bertrand ne soit pas Madame Lamy, la Française en deuil perpétuel soi-disant originaire de Saint-Malo qui m’attendait à la sortie de l’école ! Je vous en prie, laissez-moi croire qu’à Bologne il y a eu en même temps deux Françaises blondes aux yeux bleus ! »
J’étais en train de sortir de mon vœu quand Michele, visiblement épuisé, coupa court son récit :
— Du jour au lendemain, je quittai Bologne et mon espoir de voir enfin l’amour triompher.
— Vous rougissez, maintenant, comme si elle était encore là… !
— Oui, elle est là, au-delà du magnolia ! dit-il sortant dans le balcon. Là… Là, ajouta-t-il, pointant le doigt en plusieurs directions. D’ailleurs, avant de partir, j’avais fait une longue visite à San Gennaro, qui m’avait rassuré : « Elle est bien vivante ! avait-il murmuré. Un beau jour vous vous rencontrerez comme ça, par hasard ! »
— Au marché du dimanche près du boulevard Richard Lenoir, par exemple ! m’exclamai-je. Je me la figure splendide, habillée en noir… Sinon, vous ne m’avez rien dit de ses cheveux !
— Elle avait alors des cheveux châtains très longs dans le cou, fins et légers !
Heureusement, je me souvenais que Mme Lamy, dont je n’avais jamais su le prénom, était blonde avec les cheveux noués en chignon et portait les lunettes solaires Ray Ban…
— Vous l’aimez encore ? lui demanda-je, intimement rassurée.

— Je ne sais pas. Sans doute, pendant ces vingt années qui se sont écoulées, mon corps vivait à Naples tandis que mon esprit vivait à Bologne ! Certes, un mécanisme d’autodéfense s’est déclenché en moi, m’amenant à me convaincre que mes regrets se bornaient à la ville de Bologne, à ses beautés uniques, à sa culture solidaire. Oui, on peut bien aimer une ville sans qu’il y ait forcément une liaison d’amour ou de passion éphémère qui fait tout déclencher… Mais ce ne fut pas le cas de Bologne, pour moi ! Et je vous mentirais si je disais que j’aime Bologne en dehors de ce que j’y ai découvert et aimé avec Rose, de ce que j’y ai pu voir avec ses yeux… des yeux bleus où se niche l’océan, comme les vôtres, Anna !

Giovanni Merloni