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Mon « sit-in » de protestation était tout à fait justifié et compréhensible

Au petit matin de jeudi 10 avril — juste à l’heure où Paris s’éveille (1) — je m’étais exilée sur le balcon. Debout (ou de temps à autre assise sur la petite chaise pliable qui était là), j’étais revêtue tant bien que mal de mon jean usé et de mon chandail informe. Ainsi emmitouflée, grâce à l’écharpe rouge et au béret de laine, je me dérobais bien sûr aux gênes du froid, toutefois je tremblais d’effroi.
De quoi avais-je peur ? Je ne le savais pas exactement. Je ne songeais pas à d’autres incursions des wagons brinquebalants du métro dans le calme apparent de notre salle commune. Et j’aurais salué, avec enthousiasme même, une nouvelle apparition d’un tel monstre. Je ressentais néanmoins au fond de mon esprit un écho, une voix qui revenait de loin, pour me dire…
Je m’étais collée au balcon dans un état de vertige. D’abord, j’y avais cherché une illusion d’insouciance, comme on en trouve parfois dans les terrasses des bistrots aux jours de soleil. Ensuite, me découvrant serrée entre la porte-fenêtre et le parapet de ciment, j’avais eu la sensation opposée : tout le monde pouvait s’apercevoir de mes cheveux châtains en désordre, ou alors s’évertuer à imaginer mes formes cachées au-dessous de l’épaisse laine irlandaise…
« Que fait-elle, l’Italienne ? Est-ce qu’elle attend quelqu’un ? Un inconnu, qui rentrerait par la fenêtre s’accrochant à sa tresse ? Un type qu’on aurait chassé par la porte ? Et cet homme qui partage son toit tout en cachant derrière son air bien de pénibles secrets… est-ce qu’il dort à l’intérieur comme si de rien n’était ? »
Tous les passants ne pouvaient pas savoir que Michele — oubliant combien il avait pu bouleverser, par ses mots imprudents, mon équilibre fragile —, était sorti faisant bien attention à ne pas faire du bruit avec la porte. Si l’un des concitoyens d’en bas m’avait demandé : « où est-il le Napolitain ? »… j’aurais répondu, d’un air assuré : « il est parti en Italie pour accomplir son devoir de patriote ! » Est-ce qu’ils m’auraient cru ?
Pourtant, je ne savais pas grand-chose et son absence m’inquiétait. Pour me distraire, j’avais suivi le va-et-vient d’un pigeon se promenant sur le bord du parapet avant de s’arrêter pour m’inviter à observer les différents panoramas. À droite, je pouvais rouler mes yeux tout au long de la descente de la rue jusqu’à la porte Saint-Denis, où je découvrais la Lune encore perceptible, en filigrane, contre le ciel gris. À gauche, la présence m’était chère de Notre Dame de la Bonne Nouvelle… en raison surtout du nom joyeux que l’église avait donné au village où je venais de m’installer.
Ce jeudi matin, ce nom Bonne Nouvelle — que je répétais à manivelle au beau milieu d’une ritournelle remplie d’hirondelles anxieuses d’atteindre la Grange aux belles — affichait une gueule inattendue, assumant pour moi un rôle symbolique et prémonitoire… D’un coup, accoudée sur le parapet, les cheveux écroulés devant les yeux, je me souvins de mon nom de famille : Buonvino. Un drôle de nom sans doute, qu’en Français sonnerait « Bonvin ». Je me demandai immédiatement s’il y avait ou pas une parenté possible entre Bonne Nouvelle et Bon Vin…
Sans doute, aux jours de fête (et pas que…) en France comme en Italie l’arrivée d’une bouteille de bon vin est unanimement accueillie comme une bonne nouvelle. Pour ainsi dire, le bon vin brise les frontières, surtout dans les pays baignant dans la Méditerranée. Donc, même s’il ne m’appartenait pas — venant de mes parents, Nevio et Mariangela, que j’avais crus naturels et s’étaient révélés, au contraire, adoptifs —, ce nom Buonvino faisait désormais partie de moi-même, m’aidant à apporter dans mon installation à rue de la Lune une touche de brio…
Certes, l’hypothèse d’une bonne-nouvelle-ivre contrastait avec ce quartier sinistre et abandonné d’en bas ainsi qu’avec ce balcon à l’air suicidaire. Cependant, quand j’étais montée pour la première fois à ce quatrième étage clair et calme, j’y avais immédiatement reconnu la manifestation spontanée d’un nouveau destin…
Maintenant, m’amusant à inverser ces deux noms — bonne et nouvelle — j’échouais sur une nouvelle bonne tout à fait inattendue. Par un hasard vraiment incroyable, je rencontrais sur mon chemin les traces évidentes du passage d’une « dame élégante » qui me tenait à coeur… celle qui s’était longuement occupée de moi avec l’empressement d’une femme de ménage affectionnée. Serait-elle ma véritable mère, cette bonne sans tablier qui m’aimait avec une intensité jamais rencontrée chez Mariangela Buonvino ?

Serait-elle une mère pour Michele ? Une mère pour moi ? Ou bien pour tous les deux ? La question était affreuse et inextricable. Je décidai d’attendre qu’un tel écheveau fût dénoué, plus tard, avec tout le temps nécessaire, à l’intérieur de notre tribunal clair et calme. Il valait mieux se plonger en des casse-têtes insensés !
À présent, si je repense  à ce matin absurde, je me dis que jamais je ne répéterais une expérience pareille. Qu’est-ce qui m’empêchait de rentrer, arracher au vol mon sac et mes clés et sortir à la hâte me jetant la tête première dans l’escalier ? La peur de rencontrer Michele ? La crainte de savoir quelque chose de définitif au sujet de ce personnage flou dans ma mémoire qui prenait corps et vie dans les mots enthousiastes de mon compatriote ? Je savais bien que Michele était sorti, parce qu’en fait je l’avais vu descendre vers la porte Saint-Denis. Mais il n’avait qu’une très petite valise… J’avais peur qu’il rentre, j’étais même sûre qu’il rentrerait bientôt… et je voulais absolument qu’en rentrant il sache que je m’étais délibérément installée sur le balcon… en signe de protestation, pour souligner mon indisponibilité à tout mêler. Dorénavant, chacun de nous devait garder sa propre Italie pour soi, sans plus dépasser certaines limites…
Dans cet état d’âme et d’esprit, mon « sit-in » de protestation envers mon colocataire-patron était tout à fait justifié et compréhensible, d’autant plus que notre salle commune était encore hantée par ses cauchemars publics et privés, tandis que depuis mon palier aérien je pouvais essayer de rattraper mon rapport avec le monde tout à fait réel de Paris. C’était la première fois que je m’accoudais à la rambarde sans avoir le réflexe de m’acheminer, telle une ombre, sous les arcades de Bologne. J’étais à Paris, où personne ne m’obligeait à quoi que ce soit.
Affranchie de mes sentiments de culpabilité envers tous ceux et celles que j’avais abandonnés dans ma première vie, je pouvais dorénavant, comme une souris dans le fromage, me créer de nouveaux labyrinthes !

Giovanni Merloni


(1) Paris s’éveille...