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Je ne crois pas que votre génération soit meilleure que la mienne !
Il faut pourtant se rappeler que la salle de l’appartement clair et calme avec balcon rue de la Lune ce n’était pas autant vaste que la nef principale d’une église. Néanmoins, cela me fit penser à Notre Dame de la Bonne Nouvelle, juste à côté, dont j’admirais les colonnes néoclassiques et l’air discret… ensuite, fatalement, me vint à l’esprit San Martino, à Bologne, dont j’avais assimilé surtout l’air sombre et les pas furtifs malgré la splendeur de ses structures en pierre et briques…
— Savez-vous, Michele, qu’un beau jour j’ai été baptisée dans l’église de San Martino, pas loin de l’Urbanisme, via Alessandrini, où se trouvait votre bureau, si j’ai bien compris ? Je ne me rappelle plus si les Bolonais fidèles y profitent de chaises de paille, comme à Saint-Eustache… Toujours est-il qu’au baptême, en plus que mes parents adoptifs, il y avait Anna Comandini, une cousine à eux qui venait de Romagne…
Tandis que le récit de ma vie jaillissait tout seul, essayant de se frayer un chemin au milieu de pensées furieuses et indisciplinées, Michele déposait la valise dans sa chambre avant de transporter le pain et le yaourt dans notre microscopique cuisine sans congélateur. Est-ce qu’il m’avait entendu ?
— Il faut s’adapter à l’idée que nous sommes à Paris, maintenant ! dit-il en revenant de sa besogne. Nous ne pouvons pas vivre tiraillés par deux trains en course ni voyager en même temps dans deux directions opposées…
— Je sais bien que nous sommes à Paris ! répondis-je, vivement agacée. (1) Deux Italiens qui transportent l’Italie, d’une façon tout à fait illusoire et illusionniste, dans un appartement typiquement parisien ! D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas qu’une Italie ! Il suffit de songer à Naples et Bologne — les deux seuls coins d’Italie qui nous appartiennent vraiment —, pour y découvrir deux mentalités tout à fait différentes, qui se traduisent en des comportements opposés ! Chez nous, par exemple, on n’a pas l’habitude de couper la parole à notre interlocuteur, comme vous le faites habituellement ! C’est pour cela que vous avez raté votre rendez-vous avec des élections normales ! ajoutai-je, emportée par la colère. Avec moi aussi, il y a deux minutes, vous avez raté des choses ! Est-ce que vous avez compris ou vaguement imaginé que c’était la première fois de ma vie que j’osais parler de moi à quelqu’un ?
— Ah, oui, excusez-moi, Anna ! Vous étiez en train de parler de votre baptême et, si j’ai bien entendu, de vos parents adoptifs… cela m’intéresse et d’une certaine façon me regarde !
En signe de paix, il s’approcha de moi et me serra la main, tandis que je me forçais à assumer une expression magnanime.
— Ah je suis content que vous ayez compris ! reprit-il, soulagé. En fait, depuis que je vous ai rencontrée je me demande pourquoi vous avez quitté Bologne… Y a-t-il une raison majeure qui vous a poussée à partir ?
— Ma décision arriva il y a presque cinq ans, quand j’avais déjà terminé mes études universitaires à Bologne avec le Master d’Histoire et que j’avais entamé ma thèse doctorale concernant l’antifascisme en Europe, notamment dans la période cruciale de la guerre civile espagnole de 1936…
— Vous êtes quand même en train de fouiller dans une époque assez révolue !
— Je dois mon intérêt vif et intransigeant à la famille où j’ai grandi, répondis-je énergiquement, notamment à Nevio Buonvino que, selon l’usage, j’appelle encore babbo tout en sachant qu’il était mon père adoptif. Il était inscrit au Parti communiste et son enthousiasme désintéressé était contagieux. Grâce à lui j’ai respiré à pleins poumons une vision constructive et ouverte de la société où l’engagement idéal n’a jamais été sombre ni tortueux. Voilà pourquoi, dès le début de mes études universitaires, je me suis consacrée à l’histoire du mouvement ouvrier et au thème de l’antifascisme.
— Toujours est-il que des mots tels antifascisme, mouvement ouvrier ou classe ouvrière plongent, il me semble, dans l’oubli ! observa Michele en s’accompagnant par des gestes typiquement napolitains.
— Je ne crois pas, répondis-je calmement. Il suffit d’un seul nom : Antonio Gramsci, qui mourut en 1937, quelques mois après les événements que j’examine de près… On parle encore de lui, parce qu’on reconnaît que son analyse et ses propositions clairvoyantes sont encore valides aujourd’hui !
— J’admire vraiment votre engagement. Je trouve que c’est rare chez une jeune femme de votre âge !
— Ce n’est pas de ma faute si je fais partie d’une génération condamnée pour ainsi dire à l’insouciance dans un monde qui aurait besoin, au contraire, de gens responsables et rigoureux… Mais je ne crois pas que votre génération soit meilleure que la mienne, même si vous avez été gâtés par de meilleures opportunités de travail et par un climat politique plus optimiste…
— Je voudrais vous embrasser, me dit de but en blanc Michele, en me coupant la parole. Platoniquement, bien sûr ! ajouta-t-il avec un sourire. Puis, suivant une longue péripétie de mots, il voulut savoir ce qui s’était passé au juste, dans ma maison.
— C’est bien là la réponse à votre question primordiale : j’ai dû assister à la désintégration de ma famille et de moi-même, jusqu’à devenir étrangère à tout ce que j’avais aimé jusque-là, étrangère à ma ville chérie aussi… Certes, il y a des documents et des analyses qu’on ne trouve qu’ici à Paris et à Londres ! Mais ce n’était pas indispensable d’abandonner Bologne, la plus belle ville du monde, pour accomplir ma thèse…
Avant d’entrer dans le vif de mes dernières années de cauchemar à Bologne, j’expliquai à ce Napolitain au regard rêveur combien j’étais redevable à mon babbo… C’était lui qui m’avait inculqué l’amour pour la justice et la cohérence ! En même temps, il m’avait tout caché !
— Au petit matin du jour de l’an 2002, cet homme gentil et affectueux, élégant et plein d’humour, mourut d’un AVC cérébral impromptu, dis-je doucement, essayant de rester le plus possible en dehors de ce que j’allais relater. Mon babbo (2) avait accompli soixante-trois ans cinq jours avant, tandis que moi j’en avais 29 et venais juste d’entamer ma première année de doctorat auprès de l’Université de Bologne. De façon progressive, je plongeai dans un chagrin de plus en plus insupportable ne faisant qu’un avec l’état de détresse que me transmettait Mariangela, cet être une fois énergique et carrée que je tenais pour mère…
Michele suivait les articulations inquiètes de ma bouche avec une appréhension de plus en plus évidente qui passait des yeux aux mains, des mains aux jambes sans qu’il fût en mesure de maîtriser quoi que ce soit.
— Je ne savais rien de mes véritables origines, qui demeurent obscures, hélas ! ajoutai-je d’un ton altéré. Avec cette disparition, mon insouciance a été brusquement remplacée par un engagement dans les études plus fort, mais de plus en plus solitaire… Mariangela, de son côté, n’avait plus la tête et parlait à tort et à travers, s’aventurant en des soliloques incompréhensibles. En revanche, je n’avais plus de nouvelles de Madame Lamy, disparue qui sait où avec le Nouvel An.
— C’est l’année qui suit l’attentat des tours jumelles à New York ! observa Michele. C’est à cette époque que j’entamais à contrecœur ma relation avec Vera, tandis que je pensais encore à Rose… Dès lors, l’avez-vous revue, votre Madame Lamy ?
— Non, je ne l’ai plus rencontrée… Et elle me manque beaucoup ! Pendant mes derniers temps de Bologne, si critiques, je ne m’aperçus pas tout de suite de son absence…
— Parce que vous n’aviez jamais eu besoin de la chercher, n’est-ce pas ?
— « Où sera-t-elle ? me demandais-je. Comment faire avec mon français qui va devenir indispensable pour ma thèse internationale ? »
— Vous aviez déjà décidé de partir à Paris ?
— Non, pas du tout, répondis-je. Mais je trouvais aux archives une marée de documents en langue française, textes philosophiques, articles de journaux, feuilles clandestines, lettres… D’ailleurs, je n’avais pas accompli ma recherche de base pour établir le corpus de ma recherche ! Mais… laissez-moi suivre mes pénibles souvenirs sans perdre le fil ! Car en fait il me semble que j’ai tout effacé de ma mémoire… à part deux dates… l’une agréable et tout compte fait positive, l’autre affreuse et dramatique…
Giovanni Merloni
(1) Ensuite, me souvenant de son intervention, si j’ose dire, brutale, je me suis plusieurs fois demandé jusqu’à quel niveau il obéissait à la règle universelle de l’incommunicabilité entre humains, dont le génie de Michelangelo Antonioni nous avait fourni des preuves irréfutables…
On voit hélas peu de femmes sur de telles montures à Paris… cela manque (même si dans la Garde républicaine il doit bien y en avoir quelques-unes qui portent la queue de cheval). 🙂
Deux générations, deux histoires, un homme, une femme, italiens de surcroît, mots à mots et tentation du corps à corps.