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« Je ne cherche pas de cadeaux, je ne voulais qu’une caresse ! »

— Il est vrai, commenta Michele. Cela arrive à moi aussi de m’accrocher aux souvenirs comme s’il s’agissait d’îles entourées par le brouillard… et là, ce n’est pas le brouillard volatil de Paris, mais le brouillard épais de Bologne !

— Exactement, et vous le constaterez ! Le jour de mon trentième anniversaire, je demandai à mon amie Patrizia de m’accompagner hors de Bologne, dans l’endroit où jadis m’emmenait Madame Lamy. Au départ, j’avais cru facile de revenir impunément sur le lieu du délit, mais, quand je fus là, il suffit d’une étincelle pour que je devienne incapable de tenir le secret que j’avais jusque-là si strictement verrouillé.
— C’était Madame Lamy qui vous avait demandé de garder le secret ?
— Attendez ! lui dis-je d’un ton péremptoire. Elle était très sensible aux anniversaires. Quand j’accomplis mes 17 ans, elle me fit une véritable surprise, venant jusqu’à la sortie de mon lycée en voiture.

— En voiture ? réagit Michele, interloqué. Si elle conduit, votre Madame Lamy ne peut pas être ma Rose, ça c’est sûr !
— Elle était tellement intrépide au volant ! Cela me faisait peur, puisque je savais combien elle était maladroite et inapte en tout ce qui est manuel… Tandis qu’elle dessinait fort bien des visages sombres sur les nappes en papier des cafés ! Ce qu’elle fit dans le restaurant de la Malacappa ce premier jour !

— Tout le monde me parlait de la Malacappa, dit Michele d’un air rêveur, tandis que je n’ai jamais vu Rose dessiner…

— Tant mieux ! lui dis-je, agacée. Gardez pour vous votre Rose et dites-moi si cela vous intéresse ou pas ce que je suis en train de vous raconter !
— Bien sûr que cela m’intéresse ! J’en suis ému même, continuez, donc !

— Pendant treize ans, repris-je doucement, chaque 21 mai, immanquablement, Madame Lamy et moi avons avalé les mêmes tagliatelles au ragoût, le même poulet rôti garni de pommes de terres brûlées, le même Sangiovese. Il s’agissait bien sûr d’un endroit magique — un édifice en guise de ferme qu’on découvrait à la dernière minute en enjambant les digues le long des rives du Reno (1) —, où je me laissais conduire toujours avec le même sentiment de bien-être et de confiance presque illimitée. Pourtant, malgré notre incroyable entente réciproque, mes rentrées à Bologne depuis la Malacappa étaient toujours imprégnées de mélancolie et de chagrin indistinct, car la Française à moi avait une telle rigidité au sujet de sa vie privée, que parfois, par réaction, je me refermais dans un mutisme résigné.

— Vous êtes donc revenue sur ce lieu qu’avant vous ne partagiez qu’avec Madame Lamy… et l’émotion est vite montée à la gorge…
— Et Patrizia a eu du mal à me consoler me voyant fondre en larmes… Vous savez déjà tout de moi, Michele !

— Continuez, je vous en prie !

— Ce fut à ce moment-là que le patron du restaurant s’approcha de ma table : « ne vous inquiétez pas, dit-il, la blonde étrangère est une habituée ici. Elle ne parle pas beaucoup, mais nous tient au courant de ses déplacements. C’est sa façon de nous montrer son affection… Donc, je crois avoir bien compris qu’elle a dû partir en France pour un travail… je ne sais pas lequel, mais ça ne doit pas être trop rapide. Elle nous a dit qu’elle reviendra. »

— C’est un drôle de personnage, ce patron du restaurant ! s’exclama Michele.

— Oui, cette incursion du propriétaire fut pour moi le meilleur cadeau pour mes 30 ans… Mais la vie devait continuer et mon père me manquait. Je pouvais bien sûr partager mon deuil avec ses anciens camarades, que je rencontrais à coup sûr au bar Mocambo en bas de la Marie. Mais avec eux, une fois dépassée l’émotion initiale, c’était vite devenu un rituel sans entrain. Jusqu’au jour où l’un d’entre eux profita de mes attitudes désemparées pour me faire des compliments déplacés sinon vulgaires et je dus ficher le camp. Il ne me restait que ma thèse et Mariangela, la seule personne à part moi qui regrettait sincèrement ce pauvre homme ordinaire au prénom d’intempérie (2). Mais ça ne marchait pas avec elle !

— Je vois arriver le moment critique, hélas ! murmura Michele, me serrant le bras.
— Un an depuis, quand j’accomplis mes 31 ans, repris-je en détachant gentiment son bras, je n’avais plus aucune envie de me rendre au restaurant. Ce jour-là, tout au contraire de son ancienne habitude, Mariangela oublia de me souhaiter un bon anniversaire ! J’en fus contrariée, bien sûr, vexée même, mais je ne pensai pas qu’il y eût de la méchanceté en cela. Le soir, j’étais bien triste. J’aurais voulu jeter par la fenêtre tous mes dossiers et partir en scooter pour ce « easy rider » que je n’avais jamais eu le courage d’oser. Me présentant au pas de la porte de la chambre inanimée de mes parents, je susurrai : « Tu ne m’as pas dit bon anniversaire, Mariangela. Merci ! Demain, je partirai et tu ne me verras plus ! » « Tu pars ? répondit-elle. C’est une très bonne idée… Car je n’attendais que ça pour te parler… Maintenant que tu ressens le désir irrésistible de te façonner une nouvelle vie à toi… Ce que je te dirai t’aidera sans doute à réaliser tes projets ! Maintenant… avec le cadeau que Nevio a voulu qu’on te livre un an après sa mort… je crois avoir le droit de te dire la vérité ! » Il s’ensuivit une pause, dans laquelle j’essayai de reculer en disant « je ne cherche pas de cadeaux, je ne voulais qu’une caresse ! » Mais elle saisit mes mains et continua : « Tu sais qu’à la période de ta naissance je travaillais comme infirmière au Sant’Orsola et que j’aidais les sages femmes à faire accoucher les jeunes mères… peu de temps après, je suis passé dans le service administratif où je n’avais à faire qu’avec des paperasses… Mais alors… j’étais mariée avec Nevio depuis quelques mois et je venais d’avoir la nouvelle plus douloureuse qui peut arriver à une femme amoureuse : je ne pouvais pas accoucher, j’étais de façon irrémédiable stérile ! Voilà. Un jour — que je n’oublierai jamais pour le bien qui m’a enlevé et pour le mal qu’il m’a apporté —, une jeune femme est arrivée boitant aux urgences. Il s’agissait d’une très jolie femme, à peu près de mon âge, avec qui j’ai eu juste le temps d’échanger quelques mots d’encouragement… Quand tu naissais et que je te prenais dans mes bras, elle eut juste le temps de dire qu’elle ne savait pas qui était ton père… »
« Elle est morte en accouchant de moi, n’est-ce pas ? » hurlai-je. En voyant son visage tremblant et ses mains tombant comme des élastiques sur les côtés… je crus m’évanouir. Mais ma torture n’était pas finie : « Nevio et moi t’avons accueillie parce que la pauvre femme nous avait touchés… Ce fut Nevio même qui courut tout de suite au guichet pour déclarer que c’était lui ton père… et moi j’acceptai de devenir ta mère pour lui faire plaisir ! Ce que je ne me pardonnerai jamais, parce que le fait de se savoir stérile ce n’est rien face au choix débile de vivre dans le mensonge. Je te voyais fragile, jolie, affectionnée et m’attachais à toi. En même temps, je ne supportais pas que Nevio t’aimât… Et maintenant, voilà que cet homme bon, avant de mourir, a voulu te protéger de moi… Puisqu’il savait que ta bourse à l’université ne serait pas éternelle, il a ouvert un compte bancaire à ton nom y versant une somme suffisante pour au moins cinq ans, chargeant la banque de t’envoyer tous les mois ce qu’il a appelé ton salaire… Oui, il était très orgueilleux de toi… Oui, il savait que sa mort serait très proche ! » Après cette phrase, Mariangela tomba dans un état confusionnel m’obligeant à la rassurer et lui préparer une tisane.
Plus tard, dans ma chambre, je fus asphyxiée par mes sentiments contradictoires. Tout en remerciant pour sa générosité inattendue mon père moral, qui n’avait pourtant pas eu le courage de me dire la vérité… j’aurais voulu étrangler la femme qu’il avait supportée pendant les années longues ou courtes où j’étais devenue une petite femme. Effondrée sous la couverture, je me dis que Nevio Buonvino avait été un père parfait, pour moi ! Cet homme sinon très ordinaire, qui s’enflammait quand il me parlait du charisme sans rhétorique de Berlinguer ou de la grande journée de la rencontre Marchais-Berlinguer sur la piazza Maggiore, ou alors de l’immense Fête de l’Unità de 1974 où un million de personnes se rassemblèrent… Cet homme gentil et taciturne qui m’emmenait aux fêtes qu’on organisait partout dans les communes autour de Bologne, où je voyais les gens s’amuser très simplement en dansant le « liscio » ou en chantant en chœur… « Et maintenant, dois-je croire à cette femme folle ? me disais-je. Son mari serait-il un menteur ? Un faux père qui avait voulu enfin se nettoyer la conscience en me confiant la totalité de ses épargnes ? Cette hypothèse est tellement absurde que je suis forcée à y croire. Cependant, je ne peux plus lâcher prise. Je dois absolument garder ma cohérence à moi, en mettant de côté toute hypothèse de reconnaissance… Désormais, mon identité ne fera qu’un avec mes idéaux. Grâce à son soutien, à la fois moral et financier, je continuerai, coûte que coûte, ma lutte contre l’effacement des choses positives auxquelles des générations entières ont consacré leurs vies ! »

Giovanni Merloni

(1) Le fleuve de Bologne.

(2) Le prénom Nevio est sans doute inspiré à la « neve », c’est-à-dire à la neige, phénomène atmosphérique qu’on peut bien considérer comme une intempérie.