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Assume, finalement, toute la lumière sur toi !

À la fin de cet après-midi de révélations quelque peu embarrassantes, je m’étais décidée, coûte que coûte, à faire semblant de n’avoir rien vu, même si le jeu absurde entre Michele et son ancienne fiancée napolitaine m’avait bien bouleversée. Pourtant, je ne pouvais pas tout refouler sous le tapis de ma chambre… Voilà pourquoi, voyant Michele effondré dans son fauteuil, en train d’observer, bouche bée, les nouvelles reliques qu’il avait sorties de la malle entrouverte, je décidai de le taquiner en fredonnant le refrain de la chanson qui avait abruptement jailli de la rue en sanctionnant le grotesque adieu des deux amants perdus :

Che fretta c’era, maledetta primavera !

J’étais déjà prête à répéter la même rengaine quand Michèle me coupa la parole et déclara sans entrain ce que je savais déjà :
— J’ai décidé que je ne pars plus voter !
— Mais qu’est-ce qui se passe ? demandai-je, sachant déjà qu’il n’aurait pas répondu.

Il préféra se lever et sortir de la malle un étui en paille gonflé de lettres, de photos et de cartes postales, avant d’effeuiller un album à la couverture fleurie :

— Ma mère s’appelait Clementina. Elle disait souvent : « avant de mourir, je veux partir en Amérique ». Bien sûr, elle n’y aurait pas apporté une malle bourrée de mémoires comme celle-ci. Même si elle n’était pas Marilyn (1), elle serait partie sans doute avec une valise minuscule elle aussi !

— Elle voyageait souvent ?

— Quand j’étais enfant, elle avait surtout l’habitude de sortir le soir, avec mon père, après avoir dîné. Lorsqu’elle franchissait la porte de notre appartement, je tombais dans le désespoir. Pour me calmer, elle faisait alors des pirouettes et des révérences, comme un mousquetaire, avant de promettre : « je ne pars pas en Amérique ! » Je me demandais alors pourquoi elle avait chanté aux quatre vents que c’était justement l’Amérique sa patrie d’élection…

Michele ne pouvait pas savoir combien son déchirant colloque avec Vera m’avait blessée à mort. Donc, il ne pouvait pas imaginer que maintenant j’avais des éléments en plus pour le juger ou, pour mieux dire, le comprendre. Cependant, son retour nostalgique aux jupes de maman me gênait beaucoup :
— Arrête ! Arrête ! m’écriai-je, sans cacher ma contrariété. Après ton joli croquis, ta mère m’appartient elle aussi ! Mais je ne suis pas indestructible comme elle devait l’être !

Cela dit, je faufilai au hasard un bras dans la malle et j’en sortis deux chapeaux sans me soucier du tout de son expression abasourdie.

— Je connais très peu de choses de ta famille, Michele. Pourtant, je suis sûre… Si je devais trancher dans mes préférences, j’opterais pour ton père, cet homme élégant et silencieux (je posai sur mes cheveux le Borsalino d’Alfredo, qui sans doute me mettait en valeur). Ta mère, au contraire, elle me semble une femme hautaine, un peu gâtée (pour expliquer mon idée, je m’étais calé sur le front, de façon maladroite, la casquette de Clementina).

Ensuite, feignant d’être un peu découragée par son silence opiniâtre, je pris un ton sérieux :

— Je commence à te connaître mieux, Michele… Tu passes d’emblée, comme si de rien n’était, des pulsions fusionnelles… à la nostalgie pour le paradis perdu ! Ce n’est pas grave si tu ne pars plus, si pour une fois tu n’as pas voté… patience ! Mais, nous aurions dû consacrer au moins quelques minutes à ce sujet, n’est-ce pas ? Non, cela ne rentre pas dans ton style ! Tu passes tout de suite à autre chose. Cela m’étonne et m’inquiète aussi !
Si mes reproches à propos du vote ne l’avaient pas touché, Michele ne put pas cacher sa contrariété devant ma critique substantielle :

— Des pulsions fusionnelles ? De la nostalgie ? s’exclama-t-il, en se regardant tout autour, de la peur que Vera fût là, prête à le tourmenter encore… Puis, il essaya de se justifier :
— Je ne t’avais pas caché mes amours malchanceux, Anna !
Pour toute réponse, je fis un geste sec d’où il put saisir mes intentions : je ne voulais rien savoir de cette Napolitaine envahissante, mais j’étais par contre disponible à l’aider, car je voulais, égoïstement même, qu’il apprenne à minimiser la gravité de ses fautes !
— Michele, si tu veux, je t’explique ce que j’entends pour pulsions fusionnelles, lui dis-je. Quand tu décides brusquement de partir en autostop, songeant que tu as encore vingt ans, c’est une pulsion fusionnelle avec tes idéaux ainsi qu’avec tes racines qui se déclenche. Ou alors, quand tu te laisses emporter même physiquement près des parapets des balcons… et que tu t’adresses à Naples comme si elle était juste au-delà de la porte Saint-Denis, je vois là aussi une pulsion fusionnelle… Oui, bien sûr, il s’agit d’élans amoureux, parfois redoutables, mais positifs, en fin de compte ! Cependant, quand tu te plonges dans les malles et dans les lunettes à pince-nez, je te vois moins courageux, avec un penchant pour l’auto-effacement qui m’inquiète ! J’appellerai cela art de la renonciation !
— Si je dois être sincère, puisque je peine, désormais, à garder mon centre sur moi, reprit-il en fixant mes mains, provisoirement abandonnées sur mes genoux. J’ai perdu la désinvolture pour partir en Italie et me déplacer d’une ville à l’autre comme si de rien n’était ! Je renonce de plus en plus volontiers à franchir cette distance physique…

— Oui, je le sais, répondis-je, quelque peu perturbée par cette allusion, sans doute inconsciente, au fait qu’au contraire nous étions bien proches, nous deux…
— Mais je vois de même deux courants qui se croisent et s’affrontent en toi, repris-je d’un élan. D’un côté, le courant de tes pulsions de vie dangereuses et parfois destructives, mais vivantes. De l’autre côté, celui des pulsions de mort que tu subis par le biais de ta famille qui t’a chargé de souvenirs qu’on ne pourrait plus lourds et encombrants ! Et ces souvenirs sont vite devenus des obligations insoutenables, qui te rendent mélancolique et enclin à te dérober aux responsabilités. D’ailleurs, il n’y a pas que la distance physique entre les gens qui habitent Paris et ceux qui habitent Naples, par exemple : deux peuples bien éloignés, coincés dans leurs réalités séparées et incomparables. Il y a aussi la distance entre les vivants et les morts ! Combien de morts ont voyagé et, comme on dit, ont laissé leur cœur dans un endroit à la beauté incontournable ? N’ont-ils pas le droit, eux aussi, à leur nostalgie ? Ils voudraient revenir en arrière, emportés par cette nostalgie personnelle, amoureuse, utopique même. Pourquoi pas ? Pourquoi devrions-nous les arrêter, leur opposant des obstacles ? N’as-tu jamais songé aux morts italiens qui voudraient revenir à Paris ? Et les morts français veux-tu les empêcher de revenir à Parme, à Venise, en Toscane, à Rome ? Je les vois déjà, à Rome, tous ces Français qui se rendent dans les lieux sacrés de leurs anciens pèlerinages : la place Farnèse, la Villa Médicis, l’église de Saint-Louis des Français, avec les grands tableaux du Caravage…

Cela dit, je décidai pour l’instant de jeter l’éponge, en le laissant seul au milieu des courants de la vie et de la mort. Je me levai bruyamment du fauteuil qu’il m’avait gentiment offert et gagnai vite ma chambre. Au pas de ma porte, la main appuyée sur la poignée, je lui lançai pourtant un énième signal de fumée :
— Arrête de te cacher derrière les stèles et les photos figées de ces personnages dont tu portes encore le deuil ! Assume, finalement, toute la lumière sur toi ! Et bonne nuit !

Giovanni Merloni

(1) Marilyn Monroe dans « Certains l’aiment chaud » (1959)