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« Connais-tu quelqu’une qui puisse te servir de modèle ? »

Une fois dans mon lit, une véritable tempête se déclencha en moi. La journée de samedi avait duré une éternité, s’écoulant en même temps à une vitesse vertigineuse, sans me donner le temps de fixer une hiérarchie d’importance, pour le bien ou pour le mal, en tout ce qui m’avait touchée plus ou moins directement.
Devais-je me laisser bercer par le regard luisant de convoitise d’Olivier Jardin ?
Devais-je au contraire m’accorder le temps nécessaire pour me libérer définitivement du souvenir du prêtre abusant de moi ?
Devais-je suivre moi-même le conseil que j’avais prodigué à Michele, assumant finalement, moi aussi, toute la lumière sur moi ?


Quand je m’endormis, c’était encore Michele qui accaparait mon attention m’attendant au passage ! Sans doute, en conséquence de tout ce remue-ménage familial qui le menaçait, voyant l’insuffisance de ses vertus télépathiques, Michele avait peur de traverser son désert seul, sans témoins oculaires… Puisqu’il n’y avait que moi pour une telle besogne, je me suis trouvée de but en blanc entraînée au beau milieu du rêve de Michele. Ou alors c’est moi qui ai rêvé à sa place, par procuration.
J’ai précisé cette dernière hypothèse parce que le jour suivant Michele ne se souvenait pas d’avoir rêvé les mêmes choses que moi, comme s’il avait traversé ce rêve commun de façon distraite… et qu’il s’était bouché les yeux de temps en temps pour ne pas tout voir. Pourtant nos deux rêves parallèles et symbiotiques avaient été interrompus au même passage, à la même phrase : « Connais-tu quelqu’une qui puisse te servir de modèle ? »…

Mais, il faut que je raconte tout cela depuis le début… Ce fut un véritable rendez-vous dans un rêve. D’où venais-je ? Je ne sais pas. J’avais sans doute longuement voyagé, dans la préhistoire de ce rêve, en compagnie d’une silhouette de père qui devait être mon vrai père même s’il ne l’assumait pas. J’étais petite, il était grand, obligé de se pencher de façon ridicule pour me tenir la main. « Je n’ai pas de voiture », me disait-il en me serrant le poignet, « Nous pouvons bien courir, tous les deux ! »
Oui, je me rappelle maintenant que nous courions légers, la main dans la main, au milieu d’une rue longue et étroite absorbée dans l’obscurité. Sur les deux côtés, des arcades faiblement illuminées me rappelaient vaguement Bologne… « Où me portes-tu, babbo ? » disais-je. Tout de suite après, je me suis trouvée seule dans un taxi sans conducteur. En quelques courbes hasardées, on m’avait emmenée aux portes de Paris… De loin, accrochée tristement à la pointe embrumée de la tour Eiffel, la lune souriait. Le taxi me laissa devant une porte cochère. Je lus le numéro 9…
On sait bien que les rêves sont toujours constellés d’interruptions, de déviations, de passages sombres ou lumineux, de tunnels… Ce fut ainsi que je me trouvais coincée, sans que je puisse m’en donner une explication quelconque, dans un balcon fort ressemblant au nôtre. D’en haut, je vis mon babbo Nevio — c’était bien lui ! — en train de payer le taxi et s’éloigner en direction des Grands Boulevards, la main dans la main avec la fillette qui ressemblait étrangement à moi-même, ou alors à la fameuse Zazie de Queneau… Ensuite, pour me dérober aux vertiges ainsi qu’au vent sinistre sévissant sur le balcon, je me tournai et collai mon nez à la vitre…
Comme j’ai dit plus avant, mon rêve précédent m’avait emmenée au rendez-vous avec un nouveau rêve qui empruntait ses décors et son personnage principal à la réalité que je partageais avec lui de ces jours d’avril… À l’intérieur, étendu sur une malle ayant l’air d’un catafalque, Michele ne faisait qu’un avec un sac à couchage trop petit pour lui qui lui enlevait le souffle… Je n’eus même pas le temps de lorgner ses mouvements spasmodiques, que cette espèce de chemise de force rendait de plus en plus pénibles… car tout de suite après je m’aperçus que notre appartement avait disparu et je n’étais plus sur le balcon…
On était à Paris, bien sûr, mais je traînais dans une rue montante, ressemblant à la rue Lépic, tandis que Michele dormait dans une chambre fort illuminée que je voyais parfaitement depuis mon point d’observation. J’étais donc en train d’inspecter dans sa chambre à coucher, attirée par la cage chinoise accrochée au plafond où se balançait un canari de bois ainsi que par ses tableaux que la distance décolorait… quand j’entendis plusieurs coups de klaxon venant d’une voiture noire qui montait, les valises sur le toit, avec un évident esprit d’insouciance heureuse. Je vis les quatre membres d’une famille descendre bruyamment de la voiture avant de monter par l’escalier bien illuminé et visible comme celui de monsieur Hulot (1). Tandis qu’ils gagnaient le quatrième étage et que je montais avec eux, je fus fort bouleversée en voyant « en vrai » — tout en les reconnaissant une par une — les personnes que j’avais vues dans des petites photos en noir et blanc que Michele avait sorties de sa malle.
Son père Alfredo montait à mon côté, élégant et léger, tandis que sa mère Clementina et son frère Dodo nous attendaient déjà en haut, accoudés à la rambarde du palier. Quant à la petite sœur, Enzina, elle me suivait comme une ombre.
— Nous sommes venus te dire bonjour ! dit Alfredo Calenda s’adressant à son fils, figé dans un compréhensible étonnement au centre du lit.
— Voilà ta famille ! Nous sommes venus exprès pour toi ! ajouta sa mère, dévoilant sa belle voix de chanteuse lyrique.
Il s’en suivit un vent léger et capricieux dans lequel je vis voltiger de vieilles cartes postales ne faisant qu’un avec des flèches routières. Je lus nombreux noms, connus et inconnus, dont BLOIS, AMBOISE, CHAMBORD…

— Je veux visiter Azay-le-Rideau, avant de mourir ! murmura Clementina.
— Maman, ça suffit ! On a déjà visité Angers, Chenonceaux et Cheverny ! dit le frère cadet, Dodo, d’un air sarcastique.

— Je vous laisse libres de voir tout ce que vous voulez ! protesta fermement Alfredo. Moi, le chauffeur, j’écoute ma radio dans la voiture !
— Je n’ai pas envie de vous suivre… Je reste avec papa, dit la petite voix d’Enzina.

— Tu viens, Dodo ? demanda Clementina de façon péremptoire, tandis qu’un nouveau bruit de voiture remplissait l’espace sombre du rêve. Plus tard, j’étais agréablement coincée dans cette prodigieuse voiture de famille, debout dans le coffre postérieur ouvert sur l’habitacle, en cet endroit sacrifié que les Calenda consacraient d’habitude à leur caniche, mon museau très humain appuyé sur le dossier postérieur, au milieu des têtes d’Enzina et de Michele.

— Dans dix minutes, nous serons à Valençay, annonça Dodo.
Mais, puisque la voiture ne s’arrêtait pas, Enzina, d’une voix zélée, demanda :

— N’y a-t-il pas de châteaux, par ici ?
Un bruit d’accélération soudaine ce fut la réponse.

— Pourquoi n’avons-nous pas fait une halte à Valençay ? protesta Clementina. Si je ne me trompe pas, là-dedans il y a des traces du passage de Richelieu !

— Parbleu ! hurla Dodo en ricanant.

— Qu’on le donne pour vu ! conclut Alfredo.

Plusieurs fois, dans mon rêve, cette expression révélatrice retentit dans mes oreilles… « Qu’on le donne pour vu ! » Je me répétais cela intérieurement, avant de m’apercevoir qu’on n’était plus en voiture. À nouveau dans son lit catafalque, Michele observait un à un les membres de sa famille chérie. C’était la dernière panoramique, car le moment de l’adieu était arrivé. On le voyait bien de l’attitude des bras collés aux corps. Le regard halluciné, Michele se leva brusquement pour s’approcher de son père, sans imaginer, bien sûr, que celui-ci aurait prononcé des mots si retentissants :
— Pourquoi es-tu passé à côté de moi, cherchant ailleurs ton père moral et matériel ? Est-il possible que ton grand-père Gaetano soit le seul exemple à poursuivre ? N’as-tu pas considéré que ton père à toi pouvait te servir également et même mieux ?

Dans le rêve, j’eus le sentiment de rêver, tellement cette phrase me semblait insolite. D’ailleurs, la réaction de Michele fut étonnante aussi :
— Papa, que dois-je faire ? demanda-t-il abruptement.

— Rien d’autre que te promener dans Paris, prendre des photos et, surtout, peindre ! répondit Alfredo, inspiré, passant la tête par la fenêtre de la voiture prête à partir…
— À propos ! ajouta-t-il à la dernière minute, connais-tu quelqu’une qui puisse te servir de modèle ?

Giovanni Merloni

(1) dans « Mon Oncle » de Jacques Tati