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La voix de son père pouvait-elle suffire à lui donner la force de briser la cage de ses servitudes volontaires ?
Le dimanche suivant (1), tout en me réveillant tôt, je décidai de m’accorder le temps paresseux d’une grasse matinée, pour essayer de ranger quelque part les souvenirs que Michele m’avait confiés au cours de longues conversations péripatéticiennes : des mémoires en haillons, où j’avais moi-même éprouvé des sensations presque physiques, jusqu’à m’inviter dans ses rêves abrupts et volages qui m’avaient pourtant donné la chance d’entendre des perles de sagesse de la vive voix d’Alfredo, mon Calenda préféré…
Pourquoi consacrais-je à cet être presque inconnu, Michele, une entière étagère de ma bibliothèque intime ?
Maintenant, neuf ans depuis, je saurais peut-être donner une réponse plus réfléchie. Alors, fouillant avec désinvolture dans ses mémoires, je rangeais mes émotions comme une sauvage et me perdais dans les mille pistes de toutes ces vies inachevées ou brusquement interrompues dont il me parlait… Sans doute, voulais-je éviter de m’arrêter à regarder la mienne, car je ne voulais certainement pas donner corde aux intrusions de tous ceux qui voudraient s’en emparer pour la changer. Ma vie… elle m’était tellement inconnue que je préférais l’ignorer, n’ayant pas le même esprit débonnaire et intransigeant à la fois que mes compatriotes bolonais… D’ailleurs, je ne savais pas si j’étais moi même une Bolonaise ou non !
Sans en avoir conscience jusqu’au bout, j’avais pourtant besoin d’un changement radical, d’une rupture, même violente… Olivier voulait me voir… Ses appels téléphoniques incombaient sur ma tête comme une épée de Damoclès… De l’autre côté Michele… Je me demandais avec insistance ce qu’il représentait pour moi, ce Napolitain orgueilleux et renfermé comme un hérisson dans ses préjugés hirsutes, qui devenait en ma présence transparente comme le Livre ouvert (2) de mes Apennins. Je ne saurais pas dire ce que je m’attendais de lui. Pour le moment, je me disais qu’il était un ami et qu’il resterait tel. Mais cela ne correspondait pas à ce que me suggéraient mes sentiments galopants. Michele était bien sûr un homme respectueux, qui ne forçait jamais les situations, quelqu’un qui n’aurait surtout pas agi de façon ambiguë. S’il avait eu des intentions… amoureuses, il se serait sans doute déclaré, même dans l’hypothèse d’un possible échec. Il se comportait donc en galant homme, mais, je ne sais pas pourquoi, j’avais la sensation inquiétante qu’il aurait pu, d’un moment à l’autre, changer, devenant farfelu dans l’action comme il l’était dans la parole, ouvrant la porte à sa véritable nature. À l’improviste, il aurait pu cesser de rôder innocemment dans notre appartement comme un animal en cage, et…
Quant à moi, est-ce que mes intentions étaient vraiment désintéressées ? Est-ce qu’au contraire j’utilisais Michele, cet homme prudent et discret — qui n’aurait jamais forcé mes résistances — comme un « homme-écran », pour me défendre des hommes réels, comme Olivier, qui, en un seul jour, aurait pu dépasser impunément les mille portes et les mille boîtes chinoises que j’avais installées pour protéger mon cœur et mon corps ? En tout cela, quelle était alors la place de ce rêve tout à fait innocent où Michele avait voulu me présenter sa famille au complet ?
J’étais juste en train de me rendormir, pelotonnée à nouveau dans cet escalier en colimaçon que j’avais monté en rêve avec ses miraculeux conjoints, pour y rechercher les traces de leurs mains, pieds, écharpes, lunettes, odeurs et lueurs cachées… quand Michele, après avoir traîné une chaise dans la salle commune, s’y assit bruyamment. Il attendait impatiemment que je sorte de ma cellule monacale, ce que je fis abruptement, avant de traverser la même salle en course :
— Aujourd’hui, on vote, chez nous ! lui dis-je avant de me catapulter dans la salle de bains. Dans mes vêtements assez succincts, je ne voulais surtout pas qu’il me regarde trop analytiquement. Donc, je fermai vite ma porte, en interposant une provisoire barrière entre moi et sa proposition dont je savais en avance le motif :
— Écoute, Anna ! C’était mon père la personne la plus importante pour moi ! dit-il enlevant la voix et posant sans doute la joue contre le bois séparateur. Il m’a rassuré, ajouta-t-il, en me recommandant de me promener librement dans Paris, prendre librement des photos et, surtout, peindre…
— Pourquoi ne t’a-t-il pas encouragé à peindre… librement aussi ? demandais-je avant de me soumettre à la volonté de la douche. Là-dessous… je ne pouvais pas oublier la phrase qu’Alfredo avait glissée depuis la fenêtre de la Fiat 1100 noire au moment de son départ définitif, et me demandais si cette petite phrase suffirait pour déclencher le changement de sa vie… tandis que Michele formulait, en hurlant presque, son dessein affreux :
— Veux-tu être ma modella ? (3)
Je pris mon temps pour réfléchir ou, pour mieux dire, pour me leurrer moi-même. D’abord autour de ces deux voix de baryton, identiques, de Michele et de son père, ensuite au sujet de cette folie du portrait. Comment ? De but en blanc, cet homme hésitant qui aimait se perdre dans des labyrinthes infinis décidait de s’appliquer à une seule chose à la fois : une seule lumière, un seul décor, un seul canapé, une seule fenêtre, une seule figure… de femme ! Tout cela pouvait déjà suffire pour me plonger dans une crise d’identité… Sans considérer le principal : je ne m’étais jamais déshabillée devant un homme à la lumière du jour. Cela aurait été beaucoup plus facile si celui-ci avait été un parfait étranger, un étudiant d’anatomie ou alors un être supérieur… Gramsci par exemple, ou, bien sûr, Renoir, Delacroix, Botticelli…
Quand je sortis, enveloppée dans mon peignoir de Monoprix, je lui adressai la parole, en affichant un air tranquille :
— Je ne crois pas que tu parles au sérieux. Tu n’as jamais fait de véritables portraits ! lui dis-je avant de me rendre à la hâte dans ma chambre. Là-dedans, à nouveau protégée par une porte fermée, je fus ravie par le souvenir éclair de plusieurs tableaux célèbres où j’aurais pu très bien figurer. « Pourquoi pas ? » me disais-je tout en endossant mon jean au bout du rouleau ainsi que mon chandail de bataille… « Je serais flattée par les attentions de monsieur Giorgione, me priant de poser devant un faux paysage de tempête champêtre ! Et je serais sans doute désinvolte, même nue, au milieu de ces hommes à l’air indifférent lors d’un faux petit déjeuner dans l’herbe. De quoi aurais-je peur, alors ? De ces hommes très peu fiables, de monsieur Manet ou de moi-même ? » D’ailleurs, si Michele n’avait jamais exploité jusqu’au bout son naturel de portraitiste, moi, au contraire, j’avais traversé une phase de ma vie, alors insouciante et presque joyeuse, où j’avais accepté de poser pour un ami peintre… Comment s’était-il produit un tel effacement ? Je ne crois pas qu’il s’agissait d’une censure esthétique ou morale. Au contraire, cette innocente expérience faisait partie de jours de bonheur refoulés par l’effroi de ce qui s’était passé avec don Silvano juste avant de quitter Bologne.
« Laissons ressortir librement ce talent d’interprète, de comédienne de l’immobilité ou des mouvements presque imperceptibles ! me disais-je. Redonnons au corps ses droits de citoyenneté, pour qu’il s’exprime et s’offre sans complexe au regard de l’autre… pour que chaque repli de ma peau, jusqu’ici caché et même nié, reprenne son souffle ! »
Plus tard, avec la complicité de cette journée d’élections redoutables, l’idée farfelue et scandaleuse du portrait commença à flotter d’une chambre à l’autre de notre appartement, s’installant finalement entre la cuisine et ma cellule monacale, dans un coin que la lumière du jour semblait vouloir ne jamais quitter. Michele y transféra la fameuse malle, sur laquelle il jeta une couverture indienne auparavant utilisée par ses parents pour protéger le dossier de leur voiture.
Pourtant, la négociation entre nous dura des heures avant que je ne me décide à poser pour un portrait pour lequel on n’avait même pas encore fixé des contraintes :
Devais-je poser nue depuis le commencement ?
N’était-il pas plus logique de s’exercer tous les deux avec des poses préparatoires, moins engageantes ?
Des heures s’écoulèrent avant qu’il se décide à prendre les pinceaux dans la main et qu’il déshabille le chevalet de toutes les strates qu’on lui avait accrochées dessus…
Notre première séance fut d’ailleurs interrompue, plusieurs fois, par les appels téléphoniques d’Olivier. Même si rien de scabreux n’arrivait dans cette salle commune ni dans le reste de l’appartement, quand je parlais avec Olivier je me comportais comme une femme gardée à vue par un mari jaloux… quitte à changer d’attitudes tout de suite après, en devenant une femme jalouse à mon tour. Jalouse de l’égarement béat de Michele ainsi que de ses digressions. Oui, Michele était beaucoup plus intéressant qu’Olivier !
Dans mon esprit, notre petite salle commune, qui avait déjà assisté à plusieurs coups de théâtre, se transformait en une salle d’attente sans personnalité où l’on devait exploiter quelques épreuves douloureuses avant que le naturel de l’art se déclenche, avec ses rôles établis et ses rites exclusifs. En fonction de la catharsis souhaitée, on devait consacrer chaque coin de cet espace assez limité à une nouvelle fonction. Tandis que l’appartement se transformait en atelier, ou du moins essayait de s’y adapter, stupéfaite, je regardais Michele sortir de sa malle prodigieuse une infinité de couleurs, d’outils, des feuilles grandes et petites… Et aussi des toiles, des cahiers, des fusains, ainsi que de dizaines d’oeuvres plus ou moins abouties… Et pourtant, au fur et à mesure que notre lieu de vie se peuplait des décors indispensables pour l’exploitation du portrait, ce même lieu se dilatait et perdait son âme !
Dans ce hall sans trains, nous attendions tous les deux, par l’action envisagée, des émotions et des surprises probablement supérieures à nos forces. J’avais hâte de voir les mains de Michele s’aventurer sur une de ces surfaces lisses et anonymes en y traçant des lignes ou des courbes ou des ombres, tandis qu’il attendait que ses doigts trouvent l’insouciance d’un pas, l’automatisme nécessaire pour atteindre la vérité de l’esprit et la ressemblance de la figure…
Entre-temps, je ne pouvais pas m’empêcher de naviguer en d’autres océans périlleux… En principe, la seule hypothèse d’une rencontre amoureuse entre Michele et moi me paraissait moins une désacralisation qu’un sacrilège. Un entrelacement de corps et d’âmes qui aurait été pourtant bien possible et tout à fait admis par les lois, les mœurs et les religions. À part la différence d’âge, vingt-sept ans, la même distance qui séparait de leurs temps Charlie Chaplin de sa femme Oona, nous n’étions liés par aucune parenté. Quelque temps après, l’idée rétrospective d’un sous-fond incestueux entre nous a mûri en moi… Cependant, tout au long de ce dimanche d’avril, je n’avais pas de soucis de ce genre, en dehors de mes résistances ancestrales. Et je voulais tout savoir de celui qui aurait pu être mon père, tout en représentant un modèle idéal de mari… C’était une marche longue et épuisante celle que j’avais devant moi, mais, il y avait aussi le raccourci. Cela dépendait du résultat de mon enquête au sujet de Michele : s’il se révélait un type mauvais sous l’apparence d’homme innocent et gentil, je l’aurais laissé tomber avec toutes ses fourmillantes mémoires. Si, au contraire, il se révélait un homme bien… pourquoi pas ?
Maintenant, dans le bois touffu et nuageux de ma mémoire à rebours, s’ouvre une clairière… Ce jour-là, Michele avait besoin de se défouler et se dégourdir aussi de toutes les peines qui l’avaient empêché de réfléchir… Il s’était toujours arrêté en deçà du gouffre parce qu’il avait eu besoin d’une autorité qui lui indiquait la route. Or, son grand-père incarnait pour lui un devoir noble, mais constellé de sacrifices ainsi que de zones d’ombre, tandis qu’au contraire son père, ô combien négligé, représentait la liberté. Donc, si son grand-père était son alter ego, son père était son ego… Banal ! Cependant, cette occasion du portrait et de la redécouverte des pinceaux était peut-être son unique chance pour arriver à trancher entre l’autorité et la liberté et je ne pouvais certes lui enlever mon soutien en ce moment crucial ! Toujours est-il — même en absence d’interdictions extérieures, même avec mon encouragement de modella dévouée, prête à le contenter pour qu’il se libère et s’exprime — que je me demandais s’il le faisait ou pas, s’il avançait dans le terrain vague du plaisir absolu que seul l’art peut donner, demeurant libre comme l’air, sans autre contrainte que sa rigueur dans le travail… La voix de son père défunt pouvait-elle suffire à lui donner la force de briser enfin la cage de ses servitudes volontaires ?
Au fond de la décision digne d’Hamlet qu’il devait prendre — portrait ou non-portrait ? —, on revenait immanquablement à une question majeure pour lui, se croisant étrangement avec la décision que je devais trancher à mon tour : la question de son rapport avec les femmes !
Probablement, ce n’était pas l’ombre du grand-père socialiste qui suffoquait l’épanouissement de l’artiste prisonnier dans son cocon. C’était une femme. Laquelle ? La petite ombre grassouillette venue de Naples ? La fée taquine de Bologne qui flottait qui sait où, dans un nuage gris ? Maman Clementina ?
Il y avait sinon un nœud intime encore plus difficile à défaire, qui s’était brusquement révélé ce même jour, quand Michele avait dit, l’air contrit :
— À chaque départ, à chaque rupture dont je me jugeais responsable, je me voyais mourir sans avoir vécu !
— Je ne crois pas que tu n’aies pas vécu, lui dis-je, en proie d’une rage furibonde. Tu as juste raté des trains en course, tu as gaspillé les trésors que tu aurais dû garder en toi ! Ne cessant jamais de te prendre pour un pauvre exilé innocent — de Naples à Bologne ; de Bologne à Naples et maintenant de Naples à Paris — combien de cœurs as-tu brisés, en passant ? Tu ne parles que de cœurs endurcis ou malades, de femmes sans cœur qui auraient coupé en deux le tien… N’est-il pas arrivé, au contraire, qu’à ton insu, à Bologne ou à Naples, des femmes t’aimaient qui auraient volontiers et partagé sans réserve leurs attentes de bonheur avec les tiennes ?
Giovanni Merloni
(1) « Libro Aperto » est une montagne située dans les Apennins pas loin de Bologne ayant effectivement la forme d’un livre ouvert.
(2) dimanche 13 avril 2008
(3) Je fus immédiatement d’accord avec Michele, d’utiliser dorénavant le mot modella. Car le mot modèle décliné au masculin nous embarrassait beaucoup. En Italie, si le modèle est une femme, on parle carrément de « modella » depuis le commencement de la séance…
On a tous besoin de modèles… (même pour le rangement dans un appart) !
« comme une femme gardée à vue par un mari jaloux… »
ce pourrait être aussi comme une adolescente surveillée par des parents suspicieux, soucieux d’imposer leur autorité morale/un modèle social conformiste rigide et prédestiné sur son corps/ses sentiments ?…
Bien évidemment, il s’agit du ressenti d’Anna, n’ayant rien à voir avec ce que peuvent dire ou penser d’autres personnes, comme Michele ou Olivier. D’ailleurs, Anna est une Bolonaise, elle a grandi dans une ambiance familiale et sociale assez libre et pas du tout moraliste. Juste un peu de tristesse, chez elle. Pourtant, avant d’abandonner Bologne, elle a eu une très mauvaise expérience avec un prêtre…
La relation entre le peintre et son modèle. Et Michèle déjà en avance sur son époque, introduisant la différence subtile entre « ne nous soumet pas à la tentation » et « ne nous laisse pas entrer en tentation ».