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Je ne me cache pas qu’ainsi je risque de m’éloigner encore plus de moi-même !

« En avril, ne te découvre même pas d’un fil ! » dit le proverbe. Et pourtant, j’étais obligée de me découvrir et d’espérer que la laine serait remplacée par les couches de couleurs que Michèle allait verser idéalement sur mon cou et mes épaules…
Maintenant, je ne me souviens pas comment, par quelle mise en scène instinctive je parvenais à endiguer ce naturel de l’artiste qui aurait pu, d’un moment à l’autre, laisser l’initiative au naturel de l’homme… Parce que, ayant franchi la barrière superstitieuse qui l’avait longuement empêché de peindre — notamment des portraits de femmes, non nécessairement nues —, Michele avançait déjà dans une autre dimension, se plongeant dans une inédite désinvolture du corps et de l’esprit.
Cependant, la question d’Hamlet se jouant dans les viscères pensants de Michele revenait avec trop d’insistance à ma ressemblance avec cette fée fugitive ! Parfois, lors de ces deux premiers jours consacrés à l’art (1), il se trompait même, en attribuant mon prénom, Anna, à cette inconnue aux yeux bleus comme les miens. Ou alors il m’appelait carrément Rose, parce que mes cheveux châtains retombaient sur mon cou de la même façon, avec les mêmes nuances que les siens…
Cet après-midi (2), je ne pouvais pas m’empêcher de voir du danger en tout cela, surtout dans la mise que j’avais adoptée après une longue hésitation : une ridicule robe de chambre des années quatre-vingt que Michele avait triomphalement extrait de la malle, avec un grand décolleté et le corsage semi-transparent en soie. Si donc mon intimité n’était protégée que par de faibles défenses, mon corps, allongé en fonction des exigences de la pose, peinait à s’adapter à la malle, trop courte et incommode.
Un pinceau dans la main droite et la palette dans la gauche, Michele paraissait armé, et cela pouvait l’encourager davantage à l’agression spontanée que mon corps inspirateur pouvait bien déclencher en son esprit inspiré sans qu’il y eût une véritable faute de sa part ni de la mienne.
Quant à moi, je n’avais aucune épée ni baguette magique pour me défendre ou attaquer à mon tour. Il ne me restait que la dialectique apprise dans les assemblées populaires ne faisant qu’un avec un certain savoir-faire inné dans le choix du temps et du rythme. D’ailleurs, si je n’avais eu que le souci de ma dignité et de mon indépendance, j’aurais refusé cette compliquée mise en scène qui n’avait d’autres spectateurs que nous. Je voulais finalement savoir qui était cette Rose dont j’avais peur justement parce qu’elle me ressemblait trop… Car au fond je préférais que cette femme fût morte, disparue à jamais, quitte à m’investir de l’éventuel remplacement de son mythe et de sa figure, jusqu’à accepter de devenir moi-même la femme qui vécut deux fois !
Sinon, elle devait sortir de ses limbes, venir ici, dans cet endroit de plus en plus facile à découvrir. Si elle avait demandé à n’importe quel passant où habitaient la Bolonaise et le Napolitain, celui-ci aurait immédiatement indiqué la rue et le numéro de notre immeuble…
 Oui, elle devait venir, frapper à la porte, assumer son charme exagéré avant d’accepter de partager un amour partagé ! Devant cette évidence, j’aurais volontiers disparu, quittant le clair et le calme en échange du bruyant et du sombre. À condition d’avoir la vie sauvée…
Cela dit, avant de desserrer ce nœud coulant, rien ne pouvait être envisagé, en dehors de cette innocente camaraderie entre Michele et moi.
Avant d’entamer cette deuxième séance — consacrée à ma tête de danseuse de Degas et à mon cou à la Modigliani —, dans le premier tiroir de ma commode j’avais trouvé un petit cahier d’école où Michele avait de temps en temps griffonné des vers et dès réflexions intimes. Idéal pour une longue pose, utilisable comme éventail pour chauffer l’air et refouler l’odeur de la térébenthine…
Il s’agissait d’un petit volume, titré « Quaderni napoletani », dans lequel Michele avait déversé des gribouillis de mots au bord de la poésie pour commenter les principales contrariétés de ses dernières années dans sa ville natale. La première circonstance que j’y découvris ce fut la rentrée scolaire d’octobre 1988 :
« Je m’aventure aujourd’hui dans une école fréquentée par des individus tombant d’une autre planète. Je me pince les bras. Oui, je suis encore en Italie ! »
D’autres récits racontaient ses impressions de la grande maison de famille où il vivait seul avec sa mère malade, parce que son frère Dodo et sa sœur Enzina s’étaient depuis longtemps créé une famille avec des enfants… D’autres textes racontauent les personnages qui l’entouraient au quotidien dans l’école où il enseignait et dans le quartier où il habitait… Dans ce cahier, Michele ne s’exprimait jamais au sujet de Vera et, quand il s’adressait à une femme idéale, celle-ci n’avait pas de prénom…

Je suis contente d’avoir soigneusement gardé ce cahier tout en sachant qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre immortelle, car, ayant oublié tout le reste, il m’aide maintenant à reconstruire ma longue séance artistique d’avril 2008 à rue de la Lune où Michele était le peintre et moi sa dévote modella…
En dehors de ces retrouvailles, je ne me souviens presque de rien. Michele arborait un talent foisonnant. La brève distance entre la malle, où je posais péniblement, et le chevalet — contre lequel Michele, assis sur une chaise de cuisine, dessinait comme un forcené — se comblait au fur et à mesure d’études : mon nez, mon épaule droite, mon épaule gauche, mes mains croisées, mes mains ouvertes, mes cheveux abandonnés selon le style de Claudia Cardinale (« que Modigliani aurait aimés »), mes cheveux remontés en haut selon le style de Simone Signoret (« l’idéal de Renoir »), mes cheveux lisses et polis, selon le style de Juliette Greco (« que Degas aurait préférés »)…
Au milieu de ce vase de Pandore en éruption, je n’aurais dû me soucier de rien, car Michele était en train de donner libre cours à ses pulsions ancestrales et que cela le rendait, en principe, inoffensif… Et pourtant, mon envie taquine de tout savoir au risque de causer du chagrin à moi-même — un trait de mon caractère que j’aurais pu bien hériter d’une mère française, si j’en avais eu une… — me poussait à utiliser le cahier où Michele, un jour lointain, avait esquissé des mots plutôt que des lignes colorées entourées de tâches transparentes… Par exemple, cette poésie placée par hasard là où j’avais mis mon doigt :

Elle, la vie, mon Ariane
est badine et gitane
moelleuse et abrupte
tel un corps sans la croûte.

— Quand as-tu écrit ces vers, Michèle ?
— À mon arrivée à Paris, Anna.

— Cette Ariane est un peu toutes les femmes de ta vie, n’est-ce pas ?

— Ce sont trois femmes en tout qui en plus se ressemblent…
— Pourtant cette femme hors du temps est la vie même, ton idée de la vie, n’est-ce pas ?

— Je reviens toujours au moment de l’adieu, de la séparation, répondit-il. C’est en ce moment-là que chacun se révèle…

— Tu as eu une séparation douloureuse avec Vera ?

— Une séparation sans adieu.

— Tu es parti sans la saluer ?
— Non, elle est venue à la gare avec Mario. Elle paraissait même contente que je parte !

— Elle a voulu s’effacer pour ne pas assumer votre rupture, il me semble !

— Ce n’est pas ça, répondit Michele se levant d’un bond, tout en appuyant ses pinceaux sur la chaise. Elle est venue parce qu’elle avait des remords qui pesaient sur elle depuis des années !

— Un coup de théâtre, pour toi, m’exclamai-je, haletant de curiosité.

— En janvier 2002, Rose était venue me chercher à Naples !

— Tu ne m’avais rien dit…

— C’est que ma mémoire a besoin d’être provoquée pour que certains souvenirs se déclenchent. Si tu ne me l’avais pas demandé, j’aurais oublié les circonstances de mon départ ainsi que cette révélation…
— Voilà pourquoi vous ne parlez que de Rose, maintenant ! Si j’étais une enquêteuse rusée, je dirais que Rose est venue vous chercher telle une flèche, mais Vera en a intercepté la trajectoire !
— Ton hypothèse s’approche beaucoup de ce qui s’est passé… Mais Rose n’a pas rencontré Vera non plus. Elle savait que j’enseignais au Caccioppoli, et elle devait en avoir gardé une photo de la façade que je lui avais envoyée avec les premières lettres. Donc, elle s’y était rendue… lors de mon jour de repos ! Elle avait demandé de moi au gardien, Luigi. Celui-ci lui avait donné l’adresse de mon atelier à vicolo della Neve…
Tandis que Michele parlait, je ne pus m’empêcher de jeter un œil sur le petit cahier, où elle ne pouvait être que Rose, Rose à Naples :

Elle n’a pas de raccourcis
ni de haltes jolies.
Citadine ou paysanne

elle dévore nos âmes.

— Veux-tu que je continue ? demanda Michele voyant mon regard perdu. Je lui fis un geste et il reprit :

— Rose arriva en bas de mon atelier au crépuscule. Mais ne se décida pas à monter ni à sonner à l’interphone. Le gardien lui avait précisé que ma chambre était au premier étage, juste au-dessus du portail. Elle attendit que j’allume ma lampe, et demeura cachée devant une boutique fermée… jusqu’au moment où elle me vit sortir avec Vera ! Je ne sais pas le jour exact où cela est arrivé, Vera n’a pas voulu me le dire… Mais il est bien possible que ce fût justement le jour…
— Je ne veux pas tout savoir, aie pitié de moi ! hurlai-je. Puis, d’un ton agacé, je lui demandai :
— Vera, comment pouvait-elle savoir une chose pareille ?

— Après cette apparition, qu’on ne pouvait plus affreuse et inattendue pour elle, répondit-il, Rose était vite rentrée dans son petit hôtel à côté de la gare. D’abord, elle s’était longuement demandé si Luigi, le gardien de l’école, en donnant l’adresse de mon atelier, savait ou pas qu’elle risquait de rencontrer quelqu’un d’autre avec moi… puis elle avait pleuré à l’idée des treize années qui s’étaient écoulées. Le pessimisme de la raison lui conseillait de renoncer à n’importe quelle initiative et de partir le lendemain en silence… mais l’optimisme de la volonté dont je lui avais maintes fois parlé lui suggéra de s’exprimer…
Tandis que Michele laissait se défaire sous mes yeux cet écheveau compliqué, je me souvins qu’au début de l’année 2002, tout de suite après la disparition de mon babbo, j’avais perdu les traces de Madame Lamy ! Pour me distraire, je jetai un œil sur la poésie qui faisait de contre autel à notre séance :

Tôt ou tard, nous sortons
d’un petit bonheur bref
pour rentrer derechef

dans un malheur qui dure.
La vie est une torture
de plaisirs inacceptables,

ou alors, dans le sursis
c’est un zapping désagréable
de casseroles et tapis.

— Mais pourquoi tu t’arrêtes ? dis-je énergiquement, refermant le cahier.
— Je ne réussis pas à avancer dans ce récit sans que tu m’aides à le faire…
— Cela me touche, Michele… en même temps, je te dis que ce n’est pas le cas que je doive me sentir concernée. D’accord ?

— Oui, d’accord. Et je reviens à la fin malheureuse. Pendant la seule nuit, je crois, qu’elle a passée à Naples, Rose a écrit une longue lettre, sans doute pleine de répétitions et baignée de larmes où elle a sans doute fait le récit de sa double vie, rattrapant, j’en suis sûr, tous les mots, les sentiments et les actes qu’elle n’avait pas eu le courage de me partager quand on se voyait presque tous les jours à Bologne. Mais je ne connais rien de cette lettre… au-delà de la nette et irrépressible sensation que Rose avait besoin de moi et qu’elle était venue avec la ferme intention d’aller jusqu’au bout…

— Qu’est-ce qui s’est passé, au contraire ? dis-je d’un fil de voix.
— Avant de partir, elle a posté sa lettre, qui deux jours après a été livrée à l’adresse de mon lycée. Comme d’habitude, le facteur est rentré dans le hall de l’école, il a monté à l’étage et a déversé les enveloppes en vrac sur la grande table au milieu de la salle des professeurs. Le hasard a voulu que ma collègue Vera cherchât ce matin-là un livre de chimie qu’elle devait examiner en vue d’une éventuelle adoption pour ses classes futures.
— Donc, Vera a trouvé là-dedans la lettre que Rose m’avait adressée et l’a empochée…
— Un geste horrible, sans doute, dis-je. Toujours est-il que tu as quitté Naples en sachant que Rose t’avait écrit. Cela montrait sans équivoque sa bonne foi et son chagrin… Pourquoi as-tu refoulé, par la suite, une telle vérité ?
Puisqu’il ne savait pas quoi répondre, je continuai mon réquisitoire :
— Tu dois l’admettre, ton départ de Naples a été bien traumatique si pendant le voyage tu as écrit des vers semblables :

Avec toi, je voudrais bien
(qu’il fasse gris ou serein)

de toute façon la vivre,
cette vie de hauts et de bas,
mais elle ne veut pas

chavirer, joliment ivre,
dans le compas de mes pas.

— C’est une espèce de réflexe automatique ! répondit-il. Même si je savais que Rose m’avait écrit une lettre, celle-ci s’était volatilisée depuis, n’existait pas ! Et moi je revenais à la case de départ, à ma souffrance endémique…

— Combien de dégâts as-tu faits, au nom de ta souffrance ! Depuis ta résidence napolitaine, tu t’es autorisé à une espèce de chantage moral : « tu verras ! Tu reviendras me chercher ! » Ronsard était beaucoup plus magnanime que toi. Et, enfin, elle était venue ! Ne songes-tu pas à ce qu’elle a dû passer depuis ? Son espoir de bonheur a été bien éphémère !
Sans répondre, Michele essaya de recommencer avec ses croquis, se montrant absorbé dans la recherche d’impossibles précisions. Mais bientôt il revint sur ma question :
— Elle disparaissait, réapparaissait, je n’y comprenais rien. Je devenais de plus en plus jaloux…
— Combien de fois as-tu crié à ta belle Française « Ne me quitte pas » ? dis-je sans réfléchir, tandis qu’au contraire j’aurais dû me taire… Car Michele arrêta de peindre pour me fixer. Où regardait-il précisément ? Mon cou, mes seins, mes jambes ?

— Si tu savais combien elle te ressemblait… c’est impressionnant ! murmura-t-il avant de s’écarter brusquement du chevalet et franchir la ligne jaune qu’on ne devrait dépasser qu’à la suite d’une invitation explicite.
— Non, non, je ne veux pas de ces bêtises ! protestai-je immédiatement. Laisse-moi où je suis, une orpheline traquée par les convoitises des prêtres ou les attentions vagues de gens très ou trop engagés ! dis-je, amplifiant ma gêne. Puis, le voyant à nouveau tranquille, en train de jeter un seau d’eau gelée sur ses pulsions déplacées — et de réfléchir aux graves responsabilités que Vera s’était adossée en décidant de sa vie —, j’eus une fulguration que je ne pus pas retenir :
— Peut-être, Rose aurait voulu accoucher un enfant qui fût « ton » enfant, le fils de Michele…

— Je ne peux engendrer personne, dit-il d’un air résigné, pointant un doigt sur sa poitrine. Cette branche de l’arbre généalogique des Calenda est sèche. J’aurais pu faire le bonheur d’une multitude d’âmes seules…
— Donc, je ne risque pas de découvrir, un jour, que tu es mon père ! m’écriai-je.
Il s’en suivit un silence embarrassé.
— Mais, excuse-moi, repris-je, Rose en avait été déçue ?

Sans répondre, Michele me fit une caresse hésitante. Le soleil avait disparu. Soudain, je m’apercevais de mon incapacité de maîtriser cette solitude à deux :
— Écoute, Michele, tandis que tu peignais j’ai fini de lire ta poésie. Elle est belle et révélatrice de ton être mélancolique et rêveur, tout comme ta calligraphie insouciante et comme suspendue dans le vide… Tu as beaucoup souffert, mais tu as connu de temps en temps le bonheur. On dirait que tu as touché même le ciel de tes doigts… Écoute ces derniers vers :

Elle, ma vie, mon amie
c’est un gâteau candi
le souvenir de ton cri

désormais englouti
dans un puits…

— Cette poésie m’a appris quelque chose d’essentiel que je devais tôt ou tard savoir, de toi, de la Française insaisissable, de moi, mais je ne me cache pas qu’ainsi je risque de m’éloigner encore plus de moi-même !

Giovanni Merloni

(1) Dimanche et lundi 13 et 14 avril 2008, juste au moment où, en Italie, le vote se déroulait pour élire les députés et les sénateurs…
(2) de lundi 14 avril 2008