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Je serai le second Abelard, et toi la troisième Héloïse !
Michele ne cachait pas son air résigné. Cependant, au lieu de s’atteler à la grande feuille où, pour l’instant, il n’avait gravé que trois lignes évoquant moins ma personne que ma personnalité, il revint à son sujet préféré :
— J’ai la précise sensation de voir ma fée assise au-dessus de l’affiche de Dominique Sanda, les coudes appuyés sur la table en marbre de ma très modeste cuisine via Tovaglie ! Je me réjouis de la fumée blanche sortant de sa bouche, et de ses yeux de lagune… Elle est en train de mettre en pièces mes racines familiales : « c’est comme une chimère de bois que tu chevauches naïvement… Ton manège à toi tourne à vide, sans cesse, car tu es encore dans le ventre de ta mère… » conclut-il d’une voix souffrante.
— Elle t’avait dit… une chose pareille ?
— Oui. Je ne l’oublierai jamais.
— Et maintenant, à qui vas-tu faire le portrait ? lui dis-je, vexée. À moi ? À elle ? À toi-même ? Tu es en train de m’utiliser et je ne me sens pas bien du tout dans les draps d’une femme aimée à la folie. En plus, je commence à soupçonner qu’elle n’a jamais existé !
Ce fut à cet instant-là que Michele s’approcha de moi, emporté. Le tablier sale de couleurs floues, les mains blanches et nerveuses, il voulait me serrer dans ses bras, mais je l’arrêtai d’un geste résolu :
— Attention, Michele, je ne suis pas faite de bois !
— Pardonne-moi Anna, j’ai dépassé les limites… Il laissa tomber aux côtés ses bras de marionnette, tandis que je me pelotonnais comme un caillou, en faisant disparaître sous mes bras un visage tout d’un coup décomposé. Alors, il recula pour s’éloigner le plus possible de moi. Depuis la porte de sa chambre, se servant d’une voix flûtée que je ne lui avais jamais entendue, il me lança une promesse :
— Je te le jure, Anna ! Je vais m’immoler ! Je serai le second Abelard, et toi la troisième Héloïse !
J’aurais voulu rire, ou, en alternative, pleurer. Je gardai ma tête cachée. Quant à Michele, depuis sa distance qui aurait dû me rassurer, il ajouta pour me chérir des expressions magnanimes :
— Personne, jusqu’ici, ne s’était soucié de mes disgrâces. Tu l’as fait, Anna, avec élan et sans penser aux risques !
Interloquée, je sortis mon nez de ma tanière et Michele s’approcha de mon piédestal :
— Moi aussi, dit-il, je veux t’aider dorénavant à oublier toutes tes difficultés grandes ou petites ! dit-il en me faisant une petite révérence.
— J’espère que tu es sincère, maintenant ! susurrai-je. Mais je n’avais rien fait pour imposer, avec une tenue plus sobre, un frein définitif aux impulsions toujours possibles de son naturel…
Juste à ce moment-là, Mario Trentavizi et Vera Marasco, utilisant sans scrupules la clé qu’ils avaient empruntée durant la pagaille télévisée, entrèrent dans notre salle commune transformée en bal de carnaval. D’emblée, me croyant à demi nue, Vera s’évanouit. Mario se précipita à son secours, tandis que Michele essayait de la réveiller en lui passant sous le nez une bouteille de vinaigre. Je me sauvai dans ma chambre, cette fois-ci sans prendre la précaution de fermer la porte. Ensuite, à travers l’entrebâillement, je fus soulagée en voyant que Vera avait repris ses couleurs. Pourtant, elle restait muette, immobile, le regard fixé sur la malle où j’avais si longuement posé.
De l’autre côté, là où deux chaises les attendaient miraculeusement, Trentavizi avait traîné Michele pour lui parler :
— Cet enterrement, tu ne dois pas le faire ! dit-il de façon ironiquement menaçante.
— De quel enterrement me racontes-tu ? protesta Michele. Il avait sans doute oublié que la tarte télévisée manquait d’une cerise et d’une dernière chandelle. Puis, il eut un sursaut :
— Ah, oui… la reprise de l’enterrement de mon grand-père, une scène symbolique ! dit Michele, embarrassé. C’est Olivier Jardin qui a insisté pour cela…
— Tu ne le feras pas, ni demain ni à jamais ! insista Mario d’un ton qui sonnait faux. Michele, tu ne vas pas te refaire une virginité avec ça !
— Que veux-tu me dire ? Je ne fais rien pour effacer mes fautes éventuelles !
— Tu ne vois pas l’évidence, Michele ! En exagérant les mérites de Gaetano Calenda… tu te vantes de ton honnêteté à toi ! Mais tu n’as aucun mérite pour cela !
— Et pourtant je vois un grand démérite dans la malhonnêteté ! répondit Michele, affichant un air calme. Elle accompagne toujours, telle une servante fidèle, les mauvaises actions des hommes ! N’es-tu pas d’accord, Mario ?
— Tu dois en finir avec ces farces, ces faux enterrements, ces entrevues impossibles, et avec l’antifascisme ! Beaucoup de choses ont changé, pas seulement en Italie ! Et toi, tu n’as rien fait d’extraordinaire pour que tu puisses donner des leçons !
— Voilà la grande conquête de nos temps, l’équidistance ! s’exclama bruyamment Michele. Suivant cette théorie, puisque tout le monde commet des fautes plus ou moins graves, personne n’en commet ! Avec l’avantage que personne n’aura jamais raison, si l’on continue comme ça, laissant la malhonnêteté libre de régner !
— Je le savais, Michele, tu aimes te prendre pour un juste, voire un personnage apocalyptique ! Quitte à te distraire assez facilement de tes devoirs…
— Toi, alors ! Regarde ton nom qui te fait de miroir, Trentavizi ! (1) Tu es un parfait intégré, le prototype de l’opportuniste : toujours mécontent, toujours prêt à sauter sur le char di vainqueur (2)… C’est une position idéale pour laisser systématiquement les charges aux autres !
— Tu n’es même pas parti pour voter ! dit Vera, ressuscitant de ses états nuageux.
— Je ne suis pas allé voter, c’est vrai, réagit Michele, avant de changer de ton. Mais… vous ? Qu’avez-vous fait ? Vous êtes venus faire une escapade à Paris, au lieu d’accomplir votre devoir !
— Je n’aurais pas voté, en tout cas, déclara Mario.
— Très bien, un vote en moins à Berlusconi ! Et toi, Vera ?
Vera ressemblait de plus en plus à une veuve en deuil. Pour remplir son silence, Mario Trentavizi reprit la parole :
— Reviens à Naples, Michele ! Ta vie est là-bas !
— Je ne te comprends pas, lui répondit Michele, en lançant un regard hâtif sur la masse noire de Vera.
Mario alors s’approcha de lui :
— Vera ne parle que de toi… Je suis venu pour lui faire plaisir… Puis, tout en essayant d’étreindre Michele dans ses bras costauds, il indiqua la femme accablée et ajouta :
— Prends-la, elle est à toi ! Je t’en fais cadeau !
— Va-t’en ! hurla Michele en le repoussant violemment. Puis, en le prenant par le col, il murmura :
— Tu es un serpent, un Iago…
— Non, mon cher ami, c’est toi qui as profité de notre vieille amitié ! protesta Mario, tout en fixant Vera. Car tu es toujours au-dessus des autres, en dehors de toute responsabilité, n’est-ce pas ? Non, mon cher Michele, c’est toi l’Armando de la chanson (3) :
« la même maison
le même bar
la même femme…
une seule
la mienne ! »
En reconstruisant les mots précis de cette « scène mère », digne d’un vaudeville de la banlieue parisienne du temps de Casque d’or, je me rends compte que parfois les mots recouvrent les faits d’une deuxième vérité ou, peut-être, d’une vérité très éloignée de la vérité effective… Je compris sur ma peau, finalement rentrée dans mon chandail d’antan, que finalement Michele avait aimé cette femme. Une femme peut-être malheureuse en manque d’enfants, avec un sous-fond de tyrannie, aussi. Avec elle, les labyrinthes de Michele auraient risqué de se multiplier, en se transformant en prisons à vie. Heureusement, la politique avec ses équivoques à vérifier et ses déceptions inévitables avait sauvé Michele du piège irrésistible où il s’était caché. (4)
En revenant au final de cette parenthèse napolitaine à Paris, je vis Mario Trentavizi ramasser tout l’orgueil dont il était capable et, tournant le dos à son rival, murmurer péniblement :
— Très bien, je m’en vais…
Presque sans transition, depuis la porte encore ouverte j’entendis les premiers pas de Trentavizi dans l’escalier, tandis que Vera, poursuivant son compagnon comme une folle, hurlait :
— Mario ! Marioooo !
Quelques minutes après, c’était l’heure des résultats. À la télévision française, nous entendîmes répéter plusieurs fois la même nouvelle :
— Aux élections politiques en Italie, le regroupement de droite a obtenu une victoire sans précédent. Monsieur Berlusconi a déclaré…
Giovanni Merloni
(1) Trente vices…
(2) Fameuse expression d’Ennio Flaiano
(3) Fameuse chanson d’Enzo Jannacci (et Dario Fo)
(4) On fait ici référence à ce que se passait à Naples pour Michele avant son départ, lorsqu’un fasciste l’ayant publiquement menacé le poursuivait partout.
Mon cœur balance devant ce qui est si mignon dessiné (et à croquer)… 🙂
L’équidistance est une notion chère aux journalistes qui pour prouver leur objectivité, doivent systématiquement trouver le pendant dans le camp adverse, mélangeant allègrement grandes et petites fautes.
Exactement !!!
« Tu n’es même pas parti pour voter ! dit Vera, ressuscitant de ses états nuageux. »
où comment réécrire l’histoire avec Vera, toujours… pour embobiner après avoir provoqué ce qui va servir de « faute » pour culpabiliser ; puisqu’on a lu précédemment ce qui a fait échouer volontairement ce départ :
« Dans ma veste, il n’y avait plus mon passeport… mais la pièce d’identité de mon grand-père Gaetano […] quelqu’un m’a joué un bien mauvais tour… Qui ? Qui ? »
« — Mais pourquoi as-tu mis le document de grand-père à la place du mien ? avait protesté Michele, interloqué.
— Puisque j’étais venue jusqu’ici, ce n’était pas gentil, de ta part, de partir ! avait répondu Vera, d’un air agacé…»
Merci pour ce commentaire et pour l’attention que vous avez consacrée à mon texte ! J’essaierai ci dessous de vous donner une réponse qui forcément ne pourra pas être exhaustive… je vous prie de m’en excuser en avance.
…
Comme on lira dans un chapitre suivant, Vera, dans sa possessivité sans bornes, s’autorise à occulter des choses importantes qui aideraient Michele à sortir de ses sentiments de culpabilité ou alors à s’affranchir de l’ignorance de certains faits et circonstances qui le regardent et qu’il devrait absolument connaître.
…
En même temps le sentiment de culpabilité de Michele au sujet du vote est tellement fort que pour l’instant, honteux d’avoir été surpris dans la séance du portrait, il oublie même que c’est à Vera la faute de son vote raté.
…
Cela met sans doute en relief un côté extrêmement vulnérable de la personnalité de Michele, qui se charge toujours des raisons de l’autre et ne réussit donc pas â l’affronter de façon nette.
Il préfère fuir, recommencer une nouvelle vie ailleurs plutôt que condamner de façon définitive une personne qui a en tout cas partagé une partie de sa vie…
D’ailleurs, si dans l’histoire avec Vera il y a sans doute des circonstances contradictoires, il est sûr et certain qu’Anna ne veut pas les connaître… Elle ne les dira jamais dans son récit.
Celui du vote est en tout cas l’un des thèmes cruciaux de ce roman : au-delà de ses idéaux et principes, Michele n’avait pas envie de partir à Naples pour voter ! Cela rend à ses yeux moins grave l’action de Vera avec son document d’identité…