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« Peut-on te poser une question tout à fait différente ? »
Au crépuscule, j’étais en train de proclamer, héroïquement, le terminus du deuil tout en m’inquiétant du fait qu’Olivier ne donnait pas signe de vie… quand Michele sortit haletant de sa chambre avec une proposition tout à fait inattendue :
— Je souhaiterais un petit tête-à-tête dînatoire avec toi dans le restaurant espagnol de la rue des Vinaigriers !
En quelques minutes, je fus prête à sortir, pomponnée dans un joli tailleur qui mettait en valeur mes rondeurs. Une fois dans la rue, tout en sachant que notre première promenade ensemble devait en principe rester unique, Michele se chargea de me convaincre que les bâtiments en enfilade aux bords de la rue de la Lune rappelaient les remparts de Saint-Malo resserrant comme une fantastique ceinture la ville « intra-muros » qu’on avait reconstruite après la guerre à l’image fidèle de l’ancienne.
— Mais je n’ai jamais vu Saint-Malo de ma vie ! protestai-je.
— Voilà une très bonne raison pour y aller un jour, répondit-il, avec quelqu’un que tu aimes, par exemple !
Tout de suite après, pour estomper un peu notre enthousiasme, nous nous adonnâmes à un innocent jeu de mots se déroulant dans l’appartement clair et calme où toute initiative était soumise à l’autorité des « Intra-muros », une tribu d’Indiens Peaux-rouge, sans doute les Sioux, campées à deux pas du fort nord-américain de la Bonne Nouvelle ! Il s’agissait bien sûr d’une présence redoutable avec laquelle il fallait absolument pactiser ! En descendant dans le boulevard, des artistes de rue en bande, les « Extra-muros », nous attendaient au passage pour nous faire une embuscade…
Ce fut donc dans un esprit de couvre-feu que nous suivîmes le trajet accidenté d’Hauteville-Paradis-Fidelité-et-Désir qui nous emmena sans surprises à l’embouchure de notre havre de paix espagnole. Là, dans une grande salle à l’étage, vaste et accueillante, nous nous transportâmes sans transition dans le village de « Tortilla flat ».
— Je m’appelle Gazpacho, avait dit Michele.
— Moi, alors, je suis Zarzuela !
— Et la grande absente, l’inimitable Zazie, sera appelée, par accord unanime de nous deux, Paella…
— Tu m’as provoquée, Michele ! Et alors je te dis ce que je pense : tu risques de tomber de la « paella » parisienne dans la « braise » napolitaine !
Nous étions agréablement étourdis par des plats n’ayant rien à envier à ceux que j’avais goûtés dans un « restaurante » de Saragosse avec mon père, quand les jeux de mots plus ou moins idiots passèrent forcément le relais aux aveux primordiaux :
— Il y a trois ou quatre heures, susurra Michele, ne cachant pas sa vive émotion, j’avais découvert que cet homme bien, ayant perdu pendant des années, contre sa volonté, ses prérogatives de père, les a vues enfin reconnues… Et maintenant, je découvre qu’il t’avait emmenée en Espagne et sans doute en d’autres endroits du monde !
— Oui, c’est vraiment incroyable la façon de fonctionner d’un cerveau meurtri… auquel un acte de justice inespéré redonne la vie ! À présent, je me souviens de tout, tandis que cette paella risque de devenir la madeleine de Proust : petit à petit, tout un monde ressuscite enlevant bruyamment sa pierre tombale, comme le Christ de Piero della Francesca…
— Qui sait ? osa Michele. Le grand peintre toscan avait peut-être des origines françaises : Pierre de la Française !
— Tu me fais peur avec tes associations d’idées, dis-je, tout d’un coup. Ne serait-il pas, ce prénom assez commun, Franca, s’ajoutant à Donati, un nom de famille très couru, un escamotage pour ne pas tout dire, pour reporter la seconde vérité ?
— Pourquoi dis-tu « seconde », Anna ? Ne pourrait-il y en avoir une troisième ? observa Michele. En somme, selon tes conjectures, Franca serait une Française et Donati un nom tout à fait faux ?
— Je suis presque sûre que cette femme empressée qui veut maintenant s’occuper de tout est Madame Lamy !
— Et je suis presque sûr, à présent, que Madame Lamy est Rose…
— D’ailleurs, il se peut aussi qu’elle ne s’appelle ni Rose ni Lamy, dis-je de but en blanc, sans savoir d’où me venait une hypothèse si hardie. Toujours est-il qu’elle est la personne qui m’a tenu compagnie tout au long de ma vie et aussi la personne que tu aimais lors de ton installation à Bologne et, selon ce que tu dis, pendant des années depuis !
— Dans sa lettre, réagit-il, elle affirme qu’elle connaît la famille Buonvino depuis toujours, tandis que sa récente rencontre avec Mariangela ce fut un hasard total. Tu y crois ?
— Je pense qu’elle a beaucoup souffert et donc cache encore quelques-uns de ses soucis !
— Est-ce qu’elle s’attendait quelque chose de moi quand elle est venue à Naples ? se demanda Michele hochant péniblement la tête.
— Probablement, elle ne sait pas que sa lettre ne t’est pas arrivée ni que tu ignores son contenu ! dis-je d’un air dubitatif.
— Le seul qui n’a rien su c’est moi ! répondit Michele. Il est bien possible, au contraire, que Vera ou Mario, suivant leurs remords, lui aient raconté des histoires…
— Pourquoi te souviens-tu de cette autre lettre maintenant ? demandai-je tristement.
— Tu le sais bien, Anna. Cette lettre ratée de Naples serait la preuve…
—… Que notre Française, après la mort de mon père, cherchait ton soutien moral et psychologique pour affronter Mariangela dans le but d’établir enfin un rapport sincère avec moi ? Je serais donc la fille de Nevio Buonvino et de cette femme fragile dont le prénom et le nom de famille demeurent inconnus ?
— Puisque tu le dis, Anna ! Ce que tu dis colle parfaitement avec ce que nous avions supposé les derniers jours…
— Arrête ! Arrête ! hurlai-je, faisant sursauter le serveur espagnol qui tanguait dans la salle avec un plat de tapas sur la main. Je ne suis pas un colis ! Je n’attends pas que d’autres décident de ma vie ! Personne n’en a le droit ! Sans compter le temps qui s’est écoulé… dans le deuil pour le manque du père, dans la détresse pour le manque de ma vice-mère, ensuite…
Tandis que je pleurais comme un veau, Michele me regardait sans rien dire, avant de lever le bras pour attirer l’attention de la patronne (2) qui apporta le menu. J’étais en train de m’accrocher au souvenir de mon père qui m’avait garanti tout compte fait une enfance heureuse… quand Michele demanda un tiramisu avec deux cuillères.
— Écoute, Anna ! dit-il calmement. La révolution qu’a déclenchée cette lettre de Bologne ne changera en rien ta vie, ni la mienne non plus ! Bien sûr, il s’agit d’un véritable tremblement de terre, mais nous continuerons de même à régler nos comptes avec ce que nous étions avant que cette lettre nous tombe dessus… Avec ce que nous sommes et serons ! Il est vrai que nous avons traversé, tous les deux, une grande partie de la vie, ignorant complètement des faits et des circonstances extrêmement importants pour nous. Cependant, il est vrai aussi que d’autres personnes en ont verrouillé le secret comme s’il s’agissait d’un délit qu’ils avaient commis. Tandis que le véritable délit que ces quatre ou cinq personnes ont commis c’est justement celui de cacher la vérité sous le sable, ou, si l’on veut, sous une pierre tombale !
— Donc tu en veux à ces quatre ou cinq personnes ? demandai-je. Qui sont-elles ?
— La première, victime et bourreau à la fois, c’est dur pour moi de l’admettre, est Franca Donati alias Rose Bertrand ou Madame Lamy. Certes, elle a eu une vie difficile, constellée de chagrin, qui lui donnerait le droit aux circonstances atténuantes ! Pourtant, je ne m’étonnerais pas si je découvrais que Donati est le nom de son mari…
— Cela te soulagerait ?
— Je ne sais pas, dit-il. Il est vrai que de but en blanc cette lettre s’affiche comme une libération pour moi. Elle était sans doute adressée à moi aussi, celle qui l’a écrite ayant bien compris qu’à ton côté, à l’adresse de rue de la Lune, je la lirais avec toi !
— La deuxième personne qui s’est chargée de tout occulter est Mariangela, bien sûr, dis-je, soudainement en veine de sourire et de rire. Et Vera, la Napolitaine qui ne pardonne jamais, est la troisième, n’est-ce pas ?
— Exactement ! dit-il, en me souriant à son tour. Avec ces trois « inexorables », il faudrait considérer deux victimes secondaires qui ont fini pour jouer le jeu de complices…
— C’est vite deviné, Michele ! hurlai-je, faisant trembler cette fois-ci le plat de zarzuela qui flottait dans un équilibre assez précaire. Le premier complice a été mon père, qui s’est contenté de m’avoir auprès de lui pouvant m’inculquer son insaisissable soleil de l’avenir avec l’admiration sans bornes pour des hommes bien comme Giorgio Amendola, Pietro Ingrao, Enrico Berlinguer, ou Guido Fanti… Cependant, je veux lui pardonner une lâcheté dont je ne connais pas jusqu’au bout les raisons… L’autre victime-complice est sans doute Mario Trentavizi, celui qui a osé te reprocher des choses absolument étrangères à ton être…
— Merci, Anna ! s’exclama Michele me prenant la main. Est-ce que je peux te poser une question tout à fait différente ?
— Allez-y, mon cher colocataire !
— Réponds-moi sincèrement, comme si l’on était devant un prêtre…
— Un prêtre non ! m’exclamai-je.
— Écoute Anna ! Réponds-moi devant ces Espagnols affamés : est-ce que tu m’aimes selon les règles et le sens limité que donnerait à cette expression ta moitié française, ou alors « tu mi ami » sans réserves ni arrière-pensées comme aimerait une Bolonaise dont le Napolitain assis devant toi est tombé éperdument amoureux ?
— Je te réponds à ma manière à moi, Michele. Je suis prête à t’accompagner à Naples, si tu es d’accord ! À condition qu’on y flâne librement, incognito. Et qu’on évite soigneusement d’y rencontrer les vivants qui à de différents titres pourraient nous gâcher l’insouciance dont nous avons besoin. Je serai bien contente de visiter les tombeaux de tes parents, « in primis » de ton grand-père Gaetano. Et je suis prête aussi à faire un pèlerinage idéal pour commémorer Renato Caccioppoli, ce pauvre mathématicien mystérieusement disparu qui a donné le nom à ce nœud de vipères qui fut ton ancien lycée. Si tu en as envie, nous pourrons nous rendre à Ischia, Sorrento et — pourquoi pas ? — dans la côte d’Amalfi… Ensuite nous irons à Bologne, pour une visite de courtoisie à ma mère française. Toujours est-il qu’avant de partir pour une nouvelle vie, nous devons bien vérifier comment ça marche entre nous, n’est-ce pas ?
Giovanni Merloni
(1) De ces jours d’avril 2008
(2) Celle-ci se chargeait personnellement de l’addition, du dessert et d’éventuelles liqueurs pour les gloutons.
Lancry, y’es-tu ? 🙂