Giovanni Merloni – Coppia rossa e nera, gouache 1970
Le premier mai 1968, Giulio Figurelli, un ami de Marina Natoli, frappa à la porte de notre atelier d’étudiants de la rue Nicotera, non loin du quai du Tevere. Il avait un œillet rouge à la main. D’un ton gentil et ironique, il nous souhaita « Bon premier mai ! ». Tandis que nous, même si la fac d’Architecture était en agitation depuis deux mois, nous étions concentrés pour essayer d’achever, nonobstant la fête sacrée, notre opiniâtre et vague projet de « quartier » résidentiel à moitié entre la composition architectonique (médiocre) et le dessin (confus) de la ville.
Giovanni Merloni, affiche sur le thème des centres historiques, 1973
Le premier mai 1973, il y a quarante ans pile, j’entrais avec Marina Foschi, presque incognito tous les deux, dans le palais désert de la Région Émilie-Romagne. Nous n’avions pas le choix. Tous nos documents, ébauches, photos et canevas étaient là. C’était un moment d’équilibre heureux et nous n’en avions, bien sûr, qu’une faible conscience. Je ne dis pas nous deux seulement, Marina et moi, mais l’Italie en général et notre région en particulier.
Marina avait un cheval pur-sang, qu’elle entretenait à Meldola, près de la maison de campagne de son père avocat. Elle faisait ses premières expériences dans le travail de classement et valorisation des biens culturels dans le même endroit, la Romagne, où je faisais mes premiers pas d’urbaniste « de l’autre côté de la table » c’est-à-dire du côté des avis et des directives bureaucratiques plutôt que de celui du « vrai » aménagement du territoire.
Giovanni Merloni – Femme affligée assise, gouache 1970
Le 14 avril j’avais effectué ma première exposition à Forlì, dans la galerie Il Muretto (sur la rue principale de cette ville-village à deux pas de Cesena que dès lors j’aime profondément) et, ce jour de vernissage, presque tous les amis fraternels de la Section de l’Urbanisme Régional s’étaient déplacés dans la campagne que Marina nous offrait pour un pique-nique mémorable. Je ne peux rappeler ici que quelques détails essentiels : le rôle de Giancarlo Ferniani, mon collègue et ami partageant toute l’initiative d’une nouvelle planification dans la province de Forlì, Rimini et Cesena (ce fut Giancarlo qui plaida ma cause artistique et organisa tout, jusqu’à l’accord avec l’encadreur et les articles qu’on publia sur deux journaux) ; Sandra Botti, une autre collègue et amie de Bologne (qui photographia les tableaux et m’aida à écrire ma première auto-présentation) et Marina, qui dès le premier coup d’œil avait voulu croire en moi.
Émilie-Romagne – système idrographyque et provinces aux années 70
Le premier mai d’il y a quarante ans, l’Italie essayait de surmonter un de ses problèmes structurels le plus épineux et profond peut-être, celui de la conjugaison équilibrée du pouvoir central de l’État et du pouvoir local. On sait bien que l’Histoire de l’Italie, après la chute définitive de l’Empire romain, a été marquée par la coexistence de plusieurs états, plus ou moins grands et importants que la langue commune italienne et peut-être la religion catholique unissaient. Mais, pendant les siècles, chacun d’eux a eu son évolution et son histoire à soi, donc assez rarement, dans une même époque, les états italiens ont pu atteindre les mêmes niveaux culturels et de richesse. En plus, chacun d’eux a développé une particulière et spécifique forme d’autonomie vis-à-vis des grands royaumes ou empires d’Europe.
Dans la région où je m’étais installé depuis 1972 avec ce vague espoir d’y pouvoir retrouver le soleil de l’avenir, l’Histoire antérieure à l’unité de 1861 nous montre une nette division en deux sous-régions aux expériences tout à fait différentes. Les provinces à l’ouest et au nord de Bologne (Parme et Plaisance, Modène et Reggio Émilia, Ferrare), grâce à leurs anciennes histoires de seigneuries ou duchés autonomes, formaient une espèce de zone-tampon, comme d’ailleurs la Toscane, au-delà des Apennins. Bologne et la Romagne avec des spécificités et des niveaux de civilisation aussi profonds et élevés, ont ressenti depuis les temps de Charlemagne les effets de leur appartenance aux États Pontificaux. D’ailleurs le Tevere naît en Romagne près du Mont Fumaiolo et les passages entre le nord- est de la Toscane et la Romagne sont les plus confortables voies d’accès à la vallée du Pô.
L’Italie au temps de Charlemagne
Je me suis laissé prendre par mon amour invétéré de la digression, abordant de plus un thème très vaste et compliqué sur lequel je ne suis pas autorisé à trancher. Mais, c’était nécessaire pour approcher un peu plus une question essentielle pour le futur de l’Europe ainsi que pour le dénouement de l’échec du « pari régional » en Italie. La question des « confins » ou alors des « diversités », des « racines » et cætera.
Giovanni Merloni – Affiche sur la décentralisation administrative, 1973
En 1973 la Région où je travaillais était au centre et parfois à la tête d’une compétition qui s’était déclenchée trois ans avant. Les Régions étaient prévues par la Constitution républicaine de 1948 mais le parti au pouvoir, la Démocratie Chrétienne ne les avait jamais voulues. Pas vraiment pour des considérations d’administration et d’économie mais tout simplement parce que le pouvoir centralisé lui convenait.
En 1970, sous la poussée des mouvements de 1968 et l’«automne chaud» des luttes sociales de 1969, vu aussi une perte sensible de consensus parmi les classes moyennes la DC accepta les Régions et, avec elles, la mise en place d’un procès important de réforme institutionnelle. Mais tout de suite après on se rendit compte que cet hommage à la Constitution n’était pas du tout convaincu et le travail à faire serait gigantesque pour tous ceux qui croyaient dans les vertus de la dialectique et de l’administration partagée.
Le niveau très élevé de civilisation de cette Région, où les luttes politiques et syndicales à partir de la Résistance avaient créé un ciment formidable entre les différentes provinces se fondait aussi sur la richesse distribuée de façon assez équilibrée et sur la forte tradition municipale.
En 1970 les « régions rouges » n’étaient que trois, les plus motivées à créer un contrepoids à cet État central qui agissait de façon non homogène et décevante : l’Ombrie, la Toscane et l’Émilie-Romagne.
En 1975, le travail intense de la première législation régionale fut primé par un succès du parti communiste qui incarnait alors les espoirs de progrès économique et culturel d’une large partie des Italiens. En ce temps-là les régions de gauche devinrent beaucoup plus nombreuses. En même temps, une série de communes importantes eurent un maire communiste ou élu par les communistes…
Mais… On voit bien que le discours est long et redoutable. On le voit bien sûr à l’instar de ce qui se passe aujourd’hui en Italie. On le voit bien, je crois, pour ceux qui ont vécu comme moi cette période décisive et doivent assister non seulement à la grave incapacité de s’en sortir mais aussi à la course au jugement grossier. Tout le monde tranche, désormais, sur la politique, le sport et le sexe des anges. Et malheureusement on ne fait pas attention à ce grave détournement de la vérité historique qui peut se résumer en une phrase répétée à plusieurs reprises, selon laquelle les « communistes » ont toujours gouverné en Italie. Avec cette phrase, offensante pour tous ceux qui ont payé chèr leur appartenance idéale, on liquide les trente premières années d’unité républicaine et on colle aux « communistes italiens » un portrait qui ne leur correspond pas.
Réunion de l’Administration régionale. Au centre sur la droite le Président Guido_Fanti
Mais, je ne veux pas trop m’attarder sur cela. Je reviens à mon premier mai d’il y a quarante ans avec Marina Foschi.
Avant de me réjouir de cette première sortie en qualité de peintre, au mois de mars 1973 j’avais eu la chance unique, à mon âge encore pas mûr, de participer activement (avec Marina Foschi, Franco Cazzola et Franca Cantelli) au premier acte de la « programmation » et de la « planification territoriale » de l’Émilie-Romagne. On avait travaillé à côté de ces hommes politiques estimés et aimés aussi, guidés par le Président Guido Fanti, un Salvador Allende italien, unissant le courage et le sentiment de responsabilité toujours en alerte à une intelligence administrative et politique incontournable.
J’ai déjà parlé du « miracle communiste » de la ville de Bologne, d’une série ininterrompue d’administrations de gauche avec un maire communiste. Des communistes modérés, bien sûr, très ouverts sur l’économie capitaliste et le monde catholique et évidemment très critiqués par les gauchistes extrêmes.
Cependant, je ne pourrai jamais oublier l’émotion et la stupeur même que j’éprouvais, en ce mois de mars 1973, en voyant sortir depuis les rouleaux des premières machines à écrire électriques (douées d’une mémoire de cinq pages) les pages finales de ce programme. En voyant taper sous mes yeux des considérations tout à fait courageuses analysant les contradictions de notre système « capitaliste », qu’une bonne administration éclairée pouvait essayer de soumettre aux nécessités d’une collectivité dont les nécessités et les aspirations étaient toujours placées à la première place.
Voilà. Notre engagement ne fut pas primé par un congé payé au Grand Hôtel des Bains de Venise mais avec la chance de publier un petit essai dans le « Calendrier du peuple » avec des personnages renommés. Marina Foschi et moi, étions rentrés comme deux « jaunes » dans le palais aux lumières éteintes pour nous retirer, chacun dans son bureau, à travailler à l’article : « Ville et campagne en Émilie-Romagne… »
Affiche de la Résistance au Chili, 1974
C’était évidemment un moment tout à fait particulier celui que nous vivions ce premier mai 1973, même si rien n’était acquis ni escompté, comme nous disaient ceux que j’appelle maintenant les pères de la patrie, qui n’était pas que des communistes « de droite », raisonnables et donc redoutables.
Quatre mois après, le 11 septembre 1973 le coup d’État au Chili, avec la mort de Salvador Allende et la déportation de milliers de démocrates ne fut pas seulement un choc pour des gens habitués à considérer les événements internationaux comme les leurs. Enrico_Berlinguer, chef charismatique du parti communiste et donc le point de repère politique naturel de l’administration conduite par Guido Fanti, commença à redouter sérieusement une possible « répétition » en Italie de la tragédie du Chili. Comme j’ai dit plus avant, en 1975 le parti communiste obtint la majorité des votes. Cela ne pouvait pas aller sans que coule du sang et que la démocratie risque de s’effondrer. Berlinguer pensa probablement cela quand il se hâta de proposer le « Compromis historique » avec les catholiques et quand, en 1976, en appelant Fanti sur le front d’un gouvernement « absolument nécessaire » il décida, plus ou moins consciemment, d’abandonner les régions à leur destin, Bologne et l’Émilie-Romagne en tête.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 1 mai 2013
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