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Le pré III/III (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chapitre VI, pages 70 et suivantes) De façon exceptionnelle, juste pour garantir la continuité de la lecture du « Quatrième côté » («Il quarto lato») je publie aujourd’hui la troisième partie du sixième chapitre que j’avais déjà inscrite dans le billet du 26 mars dernier, publié sous le titre Le progrès ou le soleil de l’avenir II (pit_n.27)
— Mais, où se trouve le sens d’évoquer, aujourd’hui, encore ces mêmes choses ? demanda Libero. Désormais, toutes les villes sont comme ça. Et les morts sont morts, peut-être contents des défigurations commises ou subies. La mort est comme l’obscurité. La nuit, en vélo, j’aime suivre les poteaux et les enseignes lumineuses. Me perdre. Et ne pas voir les maisons, belles ou laides. Ainsi les émotions se raréfient, et les obligations aussi. Au cours de la nuit, la vue se rétrécit, en se concentrant sur les petites lueurs ondoyantes sur ces petits carrés de plastique rouge collés sur les bornes le long des routes de campagne, près des digues, et qui resurgissent au fur et à mesure que nos coups de pédale leur renvoient une lumière éphémère. Et alors, cet essoufflement mental, ça sert à quoi ?
— Certes, on ne se console pas en voyant que quelque chose tient encore debout, hurla Otello. Notre conscience est sauve lorsqu’un tableau nous arrive entier, et qu’on voit qu’une tour ne s’écroule pas et que les rues sont les mêmes qu’il y a cent ans.
— Nous ne pouvons pas faire de progrès si nous n’apprenons pas à dialoguer avec nos morts, essaya de dire Pio. Avec son stylo sans encre, il sculptait des sillons dans son cahier, jusqu’à y faire des trous.
— De quels morts parles-tu ? demanda Stelio. Ce Mengoni qui a dessiné la Galerie de Milan ? Ici à Cesena son projet n’était qu’un miroir aux alouettes, il avait pour vocation de démontrer que la démolition était une bonne chose.
— À présent, il ne nous reste plus qu’à prendre acte des dégâts qui sont intervenus suite à ces défigurations, répondit Pio.
— D’ailleurs, que pouvons-nous faire ? rétorqua Stelio. Nos grands-pères ont tout démoli sous l’impulsion insensée d’ouvrir les villes au progrès. Nos pères ont construit sans façon ni respect, avec pour seul souci d’ériger des immeubles moches et d’informes banlieues. Notre génération est condamnée à l’impuissance, et s’en réjouit un peu.
— Il est difficile d’aller à contre–courant, dit Otello, s’accoudant au parapet.
— Pourtant, l’on aurait pu suivre les courants, les rafales favorables, ajouta Stelio, en s’allongeant sur le dos, comme si le parapet était un dossier confortable.
— Mais, on n’a fait que ça ! dit Libero. Nous nous sommes tout de suite rendu compte des difficultés, quitte à essayer rester en équilibre parmi les vents propices ou contraires.
— Ce n’est pas toujours comme ça, dit Pio, se réveillant d’un long sommeil. La fortune arrive toujours, tôt ou tard. Mais, que faisons-nous pour profiter des occasions qu’on nous offre ? Voilà, par exemple : nous nous intéressons à une belle dame, et l’entourons de courtoisies mais avec un petit manque d’intention, de véritable conviction. Elle résiste, nous pose un lapin, fuit le rendez-vous parce qu’elle est impliquée elle-même, mais perçoit quelque chose qui ne va pas. Nous insistons par parti pris, par habitude, d’ailleurs il nous arrive de la rencontrer souvent sous les arcades du Corso ou devant la Bibliothèque Malatestienne.
(Pio avait donc trouvé la façon de parler d’Elvira, de dire carrément sa confession hardie, en vitesse et souplesse, sur un parapet de ciment donnant sur un pré aux couleurs changeantes.)
Samedi 30 mai 1998, Cesena, place du Popolo 19 h 30, après la présentation du roman « Il quarto lato » près de la Bibliothèque Malatestiana (Salle en bois)
— Imaginez-vous qu’on ait juste affaire à la bibliothécaire, une femme assez mignonne, svelte, toujours bien mise. Elle habite toute seule dans un appartement restauré Corso Ubaldo Comandini, près des remparts. Elle a les yeux gris, les cheveux noirs un peu crépus qu’elle coiffe sur la nuque avec un chignon. Un de nous, toujours dans les nuages, égoïstement dans les nuages, va tous les jours à la bibliothèque. Il a entamé une recherche sur le quatrième côté de la place du Popolo. Il a déjà trouvé des documents, les plans des immeubles démolis. Il y avait aussi une église. Ce pourrait être moi, ce chercheur distrait et opiniâtre. Tous les jours un mot. On commence par demander où il est le catalogue des textes, on se laisse aider, on plaisante, on parle un peu de ce qui arrive dehors, de la pluie et du soleil. Quelques jours après, on commence à avancer des compliments assez civils, adaptés au silence bibliothécaire. Ensuite, le travail devient plus intense, les journées s’allongent. On se passionne pour de bon, sans arrière-pensées, aux tomes sur la vieille Cesena, sur ces années cruciales entre le XIXe et le XXe. La bibliothécaire a désormais un nom, elle vient d’avouer à l’un de nous tous ses problèmes. Elle a un jeune enfant qu’elle doit toujours confier à sa mère, heureusement sa mère est encore jeune et se déplace sans problèmes en vélo ! Pourtant, il ne lui reste que peu de temps pour elle, la bibliothécaire pour se balader dans Cesena et s’arrêter devant les vitrines. D’autres jours s’écoulent. Pio, ou Stelio, ou Otello revient : le premier avec ses propres poésies ; le deuxième avec les poésies de Pio ; le troisième avec un magnétophone à cassettes et des écouteurs pour lui faire entendre, sans déranger la paix bibliothécaire, la capitulation de Dorabella et de Fiordiligi dans « Così fan tutte ». La jeune femme est désormais prise dans le filet. Elle ne réussit plus à concevoir un matin où ce dernier ne soit pas là. S’il est absent une première fois, elle peut même dire « Tant mieux », n’y accordant pas d’importance. Mais, après une nouvelle vague d’attentions et d’aveux réciproques, s’il part à nouveau pour disparaître, qui sait où… et qu’il pleut, la journée est plus longue, le silence plus lourd, les questions de l’omniprésent étudiant sont de plus en plus insupportables, alors la mignonne commence à ressentir ce manque comme vif et douloureux.
Pio prononça cette dernière phrase avec une intention spéciale. Il rougit. Puis, il reprit : — à chacun de nous, juste pour combattre l’ennui, il peut arriver d’investir du temps, des énergies et des parties essentielles de nous- mêmes pour attirer dans notre cercle vital une jeune bibliothécaire originaire de Bagnacavallo, séparée avec un enfant de sept ans. Mais, tôt ou tard, quelque chose se passe. Qu’est-ce qu’il faut pour sortir de la bibliothèque, traverser la place, atteindre le café en face du Dôme et, installés dans un recoin discret, consommer, avec une émotion insolite, un chocolat chaud ? Qu’est-ce qu’il faut pour se retrouver ensemble, bras dessus, bras dessous, dans les rues de Rimini ou de Ravenne, pour ne pas attirer les regards ? Qu’est-ce qu’il faut pour entrer un jour en cachette dans l’hôtel Plaza à Cesenatico, pour monter, la gorge serrée, cet escalier où même en hiver et au printemps sont restées , ineffaçables, les traces de sables laissées par les sandales des vacanciers ? Il peut arriver à l’un d’entre nous d’arriver à faire tomber amoureuse une belle bibliothécaire distinguée. Mais, après, il faudra en assumer la responsabilité, se charger de sa vie, non seulement de sa taille.
— C’est là l’enjeu, nous savons très bien critiquer, en faisant une liste pointilleuse des abus et des retards provoquant les désagréments et les méfaits connus dans notre ville. Pour exploiter ce rôle de bourdon ou de tique, on nous a laissé un espace privilégié, une niche tout à fait confortable d’où nous ne voudrions jamais sortir. Gare à qui voudrait nous l’enlever ! Par charité ! Le monde extérieur est méchant, corrompu, pollué à tous les niveaux. Pourtant, la bibliothécaire du Corso Ubaldo Comandini n’est pas du tout polluée, elle, et est pure comme le lys.
Pio rougit encore. Stelio imagina qu’il pensait à Solidea. Otello de son côté songea à l’amour de Stelio pour une femme mariée de Bagnacavallo. Libero, au contraire…
— Notre ville, conclut Pio, est elle aussi pure, belle, avec le même besoin de soins. Malgré cela, comme autant de Célestins V, arrivés au seuil de l’autel où l’on va nous couronner, en nous submergeant d’or, de bijoux et de sceptres décisionnels, nous agissons ni plus ni moins comme si nous étions au bord d’un gouffre. Par lâcheté nous pratiquons le grand refus. Nous n’assumons pas nos responsabilités.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 8 mai 2013
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