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Alfredo, mon grand-père maternel, dans la seconde moitié de sa vie, à Rome, n’a jamais perdu son accent. Ayant vécu sa jeunesse napolitaine dans le quartier populaire de la Sanità, il y avait assimilé jusqu’aux plis les plus intimes une façon typique d’être au monde que si bien interprétait Eduardo De Filippo, un de ses possibles frères cadets quant à la ressemblance, tout à fait impressionnante.
Si je ferme les yeux et que je les rouvre au rythme d’une musique psychédélique, j’ai d’ailleurs l’impression qu’à leur place (à la place d’Alfredo ou d’Eduardo) s’installe de but en blanc la gueule de Pulcinella. Un masque noir affichant un énorme nez, une bouche ne cessant de parler, de raconter, de convaincre, de se justifier, de mimer le silence. Autour de cette apparition s’agite frénétiquement un abondant drap blanc, emprunté au confrère Pierrot, se terminant par un grand béret mou de la même couleur.
Agata et Alfredo
Cet esprit intime de la langue napolitaine que j’ai assimilé de mon grand-père — m’introduisant presque sans transition dans le monde fabuleux et gigantesque de cette ville de sorcières et de fées — j’ai continué à l’apprendre de la voix d’Eduardo. Et de la voix de Peppino aussi, de Vittorio De Sica, ainsi que d’une série d’acteurs de cinéma ou comédiens de grande valeur, jusqu’à Massimo Troisi, que la radio et la télévision nous ont fait généreusement connaître, juste à temps avant que le spectacle sur le petit écran ne devienne vulgaire et insupportable pour sa violence objective. Avant le déluge de la corruption galopante et de l’installation chez nous de ce qu’on avait efficacement baptisé comme « hédonisme reaganien », Naples, tout comme Bologne et de nombreuses villes italiennes de moyenne dimension, était encore un endroit vivant et même frénétique où la vie même était un théâtre. Ou alors une chanson… Je reviendrai sur l’importance de la chanson napolitaine et sur certains personnages célèbres, à mon époque, comme Roberto Murolo ainsi que « La compagnia di canto popolare ». Je me borne à imaginer Alfredo, qui n’était pas un ténor, s’adressant à sa fiancée Agata, — douée par contre d’une belle voix et sensible aux œuvres de Puccini —, en train de lui chanter La vucchella… (La toute petite voix)
Ma mère, avec ses amies Velelia et Licia dans un balcon de Naples
Juste une fois, se perdant dans la nuit de temps, mes parents nous emmenèrent à Naples chez une des sœurs d’Alfredo, avant de partir à Capri en plein hiver pour une escapade mémorable (à cause d’une vague inattendue de la hauteur de deux étages qui s’enroula autour de ma mère et moi avec la précise intention de punir notre témérité avec un bain complet de la tête aux pieds). Les souvenirs de cette première visite à Naples se fixent surtout sur un lustre liberty à la lumière très faible plongeant sur un lit (avec deux ou trois matelas) submergé par une triste couverture brodée.
Juste un frère de ma grand-mère avait habité Naples avec sa famille jusqu’à la Libération. Ensuite, la plupart de ces derniers parents maternels se transférèrent à Rome. D’ailleurs, les trois autres frères d’Agata, ainsi que ses neveux, quittèrent Naples par vagues successives, s’installant surtout à Rome, mais aussi à Turin, à Milan, à Modena, à Florence et Pise.
Mes grands-parents de Naples, par le biais d’une lente et constante « dissémination » de leur langue intime — que leurs fils ont continué à pratiquer en dépit de leur citoyenneté romaine —, nous ont sans doute transmis l’esprit de cette culture unique, soit par leur accent soit par certaines expressions tout à fait originales et inattendues.
Ce passage insensible du relais était objectivement en concurrence avec les origines de mon père, partagées entre la Romagne de Zvanì et les Abruzzes de Mimì, ma grand-mère aux cheveux de jais. Avec le temps, grâce aux voyages de plus en plus fréquents en Romagne chez les parents de Cesena et Sogliano al Rubicone, qui échangeaient notre penchant affectif avec des visites à Rome aussi chaleureuses et fréquentes que les nôtres, nous ont fait enfin croire que cette racine plus « nordique » (correspondant d’ailleurs au nom de famille) fût dominante. Ou alors, on essayait de plaisanter sur ce mélange entre le sang de Romagne et celui de Naples instaurant une sorte de parité. Car en plus la Romagne représente effectivement le « sud » dans le nord de l’Italie au-delà des Apennins et qu’une certaine « folie » dans la joie de vivre se retrouve pareille dans ces deux réalités (Bologne est d’ailleurs considérée comme une ville de Romagne plutôt que de l’Émilie). La générosité des gens de Romagne est proverbiale, ainsi qu’un penchant des Napolitains pour les actions extrêmes, aussi généreuses qu’héroïques. Si Bologne a réussi toute seule à chasser les Autrichiens de Radetsky le 8 août 1848 ; Naples a trouvé la force elle aussi de chasser les occupants (sans attendre l’arrivée des Anglo-américains) dans les glorieuses quatre journées du 27 au 30 septembre 1943.
Je viens de dire, dans mon précédent billet, que ce qui me caractérise est la peur, régnant en souveraine dans mon esprit ; donc personne ne pourra même pas imaginer que je vante ici mes doubles origines — la romagnole et la napolitaine — pour introduire sournoisement une idée opposée. Cela ne m’empêche pas d’être orgueilleux de mes origines et des hommes courageux et honnêtes qui ont fait la force et l’identité même de ces deux peuples qui ont peut-être quelque chose en commun.
Mais, revenons au « vrai sud » de l’Italie. Pendant le temps, j’ai ressenti en moi, jusque de mon enfance, un fort décalage entre cette moitié de l’arbre généalogique — qui faisait de moi, sans doute, un parfait Napolitain —, et ce manque d’une pleine connaissance de la ville de Naples. Je ne sais plus combien de fois je m’y suis rendu, rarement pour des raisons de travail ou d’études, toujours dans l’espoir de m’y caler, toutes les fois en me souvenant de l’expression « voir Naples et mourir »… J’y suis allé en train, en voiture, comme passager ou comme guide moi même… Naples m’a toujours enthousiasmé, intrigué, me laissant entrevoir quelque chose de mystérieux que d’ailleurs m’appartenait déjà en avance. Mais j’ai dû partir toujours avant que s’installent un lien plus profond, une réciprocité même trompeuse et illusoire. Au contraire de Bologne, qui a accepté mon amour tout en me demandant d’occuper de façon stable une place à elle dans mon cœur, le rapport fugitif avec Naples ressemble plutôt au coït interrompu, système diabolique de limitation des naissances prêché par les catholiques.
Dans ce cadre, je n’aurais pas eu l’occasion de connaître Naples comme enfin je la connais — à défaut des restes de la famille napolitaine que ma mère n’eut pas l’occasion de nous faire connaître, ce que je regrette en ayant plus tard connu quelques membres très agréables — s’il n’y avait pas eu ma « zia » Lellina, une des sœurs aînées de mon père, dont le mari, « zio » Giorgio, avait installé à Naples, dans le quartier populaire de Santa Lucia, tout près de sa pharmacie, un laboratoire de médicaments pour les yeux, à base de cortisone qui lui apporta une fortune.
Je raconterai, dans les prochains jours, la fin d’année 1955 que ma famille passa à Naples, invitée par la « zia » Lellina… Car maintenant… Je vous demande de me suivre un moment dans mon garage-hangar, à la recherche d’un truc différent, que j’appellerais le « contrestrapontin ». De quoi parlé-je ? D’un système pour « sauter » le temps. Car je dois maintenant parcourir les mêmes distances, entre Rome et Naples, tout en tenant compte de nouvelles œuvres réalisées, par exemple les autoroutes, largement inexistantes en 1955 et déjà vieilles en 1969… Ah, oui, je l’ai trouvé. Il ne me fallait qu’un « prétexte », une espèce de « time out », comme il arrive dans le basket, je crois (je ne suis pas du tout sportif).
Je dois forcément revenir à la « peur courageuse » des jours passés, qui est aussi l’attitude typique de Pulcinella. Il sourit, rit carrément, chuchote, bavarde, jusqu’à emmerder son interlocuteur (qui pourrait être son juge ou son bourreau), tandis que les yeux, tout en bougeant de façon imperceptible derrière le masque en cuir noir, restent sérieux…
Donc, en des jours assez similaires à ceux-ci, où j’étais pareillement plongé dans un défi supérieur à mes forces — et que je devenais de plus en plus proie de sentiments d’égarement jusqu’à la peur (je dirais maintenant illogique) d’une mort subite m’attendant au coin —, je reçus un appel téléphonique interurbain de Maria Grazia.
(Je me permets ici, pour le moment, de sauter toute explication servant à justifier la présence stable à Naples de cette cousine — troisième enfant de « zia » Lellina et « zio » Giorgio —, car cela sera mieux révélé après.)
On était entre fin août et début septembre. J’étais marié de très peu. Comme il arrivait très souvent dans mon entourage d’étudiants irresponsables, ma femme était enceinte de six mois. C’était évidemment un moment délicat pour sa grossesse, que d’ailleurs un ami médecin protégeait soigneusement, en me donnant des ordres de prudence même excessive que je suivais scrupuleusement. Un petit doute demeurait sur la bonté d’une escapade en barque dans le golfe de Naples. Ma femme était d’abord résolument contraire.
Quant à moi, par une accélération exponentielle des devoirs sous forme d’obstacles, je me trouvais obligé de dépasser les fentes étroites de plusieurs Fourches Caudines. Comme mon grand père Zvanì qui, enfant de neuf ans, avait imploré sa mère de lui laisser terminer ses études primaires, à la veille de mon mariage j’avais fait le même avec la mienne, veuve bouleversée, mais solide. Je lui avais promis de me libérer dans l’année 1969 de mes derniers cinq examens, avant de trouver un travail quelconque. On était d’accord que cela devait se vérifier au moment de l’arrivée du premier petit-fils. (Alors, on ne pouvait pas encore connaître le sexe du futur bambin, mais tout le monde le savait : s’il avait été mâle, il aurait assumé le prénom de mon père.)
C’était la période où je me déplaçais de façon pendulaire — avec le scooter « Ciao » dont j’étais copropriétaire avec mon frère — depuis le minuscule appartement du quartier Salario jusqu’à l’atelier de Campo de’ Fiori, où je préparais mes pénibles montagnes de dessins techniques, ou alors je répétais mes exposés avec mes camarades.
À ce temps-là, la sollicitation continue de mon cerveau ne faisait qu’un avec un effort de la vue, auquel évidemment je n’étais pas habitué. Tout cela m’avait épuisé en me rendant triste, jusqu’au pessimisme noir.
Vous ne pouvez pas imaginer comment Rome en ces jours-là pouvait m’apparaître triste, pénible et même sombre ! Tandis que Naples s’affichait en pleine lumière, comme une belle femme bronzée sortant de l’eau.
Vous pouvez bien imaginer, au contraire, quel pouvoir exerçait sur moi l’idée que « Fairwinds » nous attendait, avec Maria Grazia et Valentino, près de l’embarcadère à deux pas de la gare de Mergellina ! Cette barque à voile moyenne était même capable de traverser la Méditerranée, bien sûr dans des conditions favorables… On aurait fait le tour de Capri, pointé depuis sur Ischia, cherché les eaux limpides de Procida… une île à laquelle j’étais particulièrement et douloureusement affectionné…
Je me mis à genoux devant ma femme : « Je t’en supplie ! »
Après une longue insistance, elle donna son accord. La Fiat 850 était encore en bonne forme, qu’après mon mariage partageaient mon frère et ma sœur. Mon frère et moi, nous nous alternâmes au volant tous les cent kilomètres. L’autoroute était plutôt moche et le voyage en voiture demandait plus de temps que le train. Mais là, le strapontin était plus confortable. La parenthèse bleu marin fut à la hauteur de nos désirs de la veille. La mer de Procida, du point de vue de la barque, fut beaucoup moins hostile que six ans auparavant, quand j’hésitais à dépasser la ligne de sécurité. L’enfant attendu arriva ponctuel à son premier rendez-vous, un peu hurlant, mais en bonne santé. Le jour même de sa naissance, un lycée de Rome répondit à ma demande en m’offrant un poste de remplaçant en dessin et histoire de l’art pendant une année.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 1 février 2014
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Naples la vivante avait été bénéfique.
Les dernières vacances que j’ai projetées, et d’ailleurs payées en vain, c’était douze
jours à Naples… un deuil la veille en fin de journée
cela restera un rêve (pas défloré du coup)
Voir Naples et sourire (avec toi)…